LA FORÊT COURTE
Aussitôt aperçue, aussitôt traversée : l'unique forêt que recèle la vallée de la Bielle est, d'un commun accord, inadmissiblement courte. Pas petite, non : les témoignages concordent sur sa superficie, somme toute respectable. Simplement, c'est une de ces forêts dont on ressort en s'exclamant : « C'est tout ?! »
Quel que soit l'angle sous lequel on l'aborde, quel que soit l'itinéraire emprunté à l'ombre de ses frondaisons, on se retrouve presque instantanément de l'autre côté, comme si l'on n'avait franchi qu'un mince rideau de feuilles. À peine y est-on entré qu'elle est déjà presque derrière nous : on n'y reste jamais assez longtemps pour pouvoir en identifier les différentes espèces d'arbres, les nuances exactes des couleurs de ses feuillages, le parfum qui émane de ses tapis de mousse. Sans doute est-ce pour cette raison que les Biellois ne lui ont même pas donné de nom.
Ce n'est pas une absence de charme, mais une absence de temps pour l'apprécier, ou peut-être un défaut d'attention. Peut-être la forêt n'est-elle pas si courte en soi : il se pourrait que le problème réside en nous, que nous soyons fondamentalement incapables de lui accorder l'attention qu'elle mérite. C'est moins la forêt qui est courte que notre capacité de concentration : notre mode de vie actuel, épisodique, fait de succession rapide, de simultanéité permanente et de temps compressé, nous rend inaptes à percevoir l'essence véritable de la forêt – non son étendue, qui nous apparaît clairement sur une carte, mais sa durée. Elle est à nos yeux un livre criblé de pages manquantes : « C'est déjà fini ? », nous demandons-nous tout à coup, alors que nous avons sauté ces pages sans même le savoir.
Ce n'est pas une forêt où l'on se perd ; c'est plutôt nous qui la perdons, elle qui nous traverse et s'égare en nous, ne nous laissant qu'un arrière-goût d'inabouti, la possibilité entrevue d'une intimité qui n'aura pas lieu. C'est une forêt par avance toujours déjà perdue, que l'on visite bien plus en souvenir qu'en personne, et encore n'est-ce qu'un souvenir lacunaire, dans lequel on comble les vides et l'on repeuple les branchages de feuilles aux formes et aux couleurs à demi inventées. Ce que nous nous efforçons de retrouver, en tordant le bras à la mémoire, c'est une forêt reconstituée, un moment colmaté, un passé recomposé.
Certains y entrent à reculons, lentement, dans l'espoir qu'ainsi ils déjoueront le sortilège, qu'ils remonteront le temps, parce que la forêt ne peut se visiter qu'à rebours. Comme tout le monde, ils se retrouvent bientôt dehors, face à elle, sans autre butin que de vagues résidus de sensations sylvestres.
La vraie question est : qu'est-ce qui fait la forêt ? Est-ce le nombre des arbres, leur qualité, leur variété ? La distance moyenne de l'un à l'autre ? La faune que l'on y observe ? Ou la forêt dépend-elle du bon vouloir de qui a le pouvoir de la nommer comme telle ? Une forêt trop courte en est-elle encore une ? Un bosquet un peu long à traverser mérite-t-il d'être appelé « forêt » ? Et dans le cas qui nous intéresse, une fois que la forêt courte aura disparu, comme elle devra fatalement le faire, pour céder la place à quelque autoroute ou zone industrielle, sa brièveté lui survivra-t-elle ? Se transmettra-t-elle à ce qui lui succèdera, comme une qualité indépendante de la forêt elle-même, et simplement attachée au lieu où elle se trouve ? Les automobilistes s'apercevront-ils trop tard qu'ils ont raté une sortie, toujours la même, sur ce tronçon d'autoroute trop court pour être appréhendé par les sens ? Pourra-t-on seulement construire un entrepôt ou un immeuble de bureaux sur un endroit que l'on manque toujours, tant il passe vite ?
La forêt courte est une anomalie, un de ces rares points où l'espace et le temps se replient l'un sur l'autre, un clin d'œil cosmique au cours duquel, un instant absents à nous-mêmes, nous perdons la trame de l'histoire et nous diluons en conjectures. Chercher à la décrire, c'est encore une façon de tenter de la prolonger, en lui conférant sur le papier, le temps de la lecture, une durée dont elle est dépourvue, c'est écrire une forêt apocryphe qui n'est jamais, comme tout texte apocryphe, qu'un contournement. Le seul moyen d'approcher la vérité de la forêt courte, pour vous qui lisez ces lignes, ce serait en fin de compte d'avoir sauté la plupart de celles qui précèdent, pour vous exclamer « C'est tout ?! » en arrivant directement, Gros-Jean comme devant, au point qui conclura cette phrase.
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