LA CHASSE AU BREBION

Chaque année, le dernier samedi d'onzembre, les habitants de la petite ville de Brebioute-en-Grébichois organisent leur grande chasse au brebion dans les bosquets giboyeux qui jouxtent leur bourgade. C'est le grand raout annuel de toute la modeste population de l'endroit et ceux qui le ratent doivent se trouver une excuse indéboulonnable, sous peine de sanction.

Comme tout le monde n'a pas forcément une pétoire à disposition, les Grébicho-Brebioutains emportent les armes qu'ils peuvent : celui-ci un maillet à planter les tentes de camping, celui-là un sac de boules de pétanque, un autre encore sa belle-mère. À la chasse au brebion, c'est l'intention qui compte, davantage que l'équipement ou le savoir-faire. Les anciens y vont solennellement, soucieux d'honorer une tradition séculaire qui a marqué toute leur existence, et ignorant si cette chasse ne sera pas pour eux la dernière ; les plus jeunes y voient le grand défouloir annuel dont la totale absence de boîtes de nuit et de clubs de boxe dans leur patelin les prive injustement ; quant à ceux qui dérivent entre deux âges, ils y vont pour oublier pendant une journée que leur femme les trompe ou que leur mari a un amant. L'important, c'est que ça rassemble un peu tout le monde, sauf ceux qui se sont trouvé une excuse bidon et qui ne méritent même pas d'habiter Brebioute-en-Grébichois.

Là où l'affaire se corse, c'est qu'en réalité personne ne pourrait vous dire à quoi ressemble au juste un brebion, vu qu'on n'en a jamais attrapé un seul. Il y a bien entendu des spéculations étymologiques qui apparentent le brebion à la gent ovine, mais en réalité le brebion n'est pas plus le mâle de la brebis que la moutonne la femelle du mouton. Certains avancent que le brebion serait quelque chose entre les deux, mouton transgenre ou brebis hermaphrodite, survivance d'un ancêtre partout ailleurs disparu de la famille ovine, ou aube d'une nouvelle ère dans l'histoire des mœurs des ovidés. D'autres vous diront que ça n'a rien à voir, que le brebion est une espèce de gros sanglier à moustaches qui grave des dessins obscènes dans l'écorce des arbres du bout de ses défenses et qui mange les petits enfants. D'autres encore prétendent que le brebion est en fait un être humain déguisé, soit un habitant de Brebioute qui joue ce rôle chaque année pour permettre à la tradition de se perpétuer, et qui passe le flambeau à un autre quand il se fait trop âgé, soit un ancien Brebioutain, banni il y a longtemps, qui par vengeance aurait élu domicile dans les bois pour dégrader les arbres et manger les petits enfants.

On parle beaucoup de toutes ces théories le matin, quand la chasse commence et qu'on est plein d'entrain. Ensuite, à mesure que la journée avance et que la frustration monte, on commence à s'accuser mutuellement de tricherie, ou d'être de mèche avec le brebion pour empêcher la battue d'arriver à bon terme. Quand vient le soir, on en est généralement à s'empoigner par le collet et à se rouler dans la boue avec des cris de goret en se mettant des coups de genou dans les dents.

Lorsqu'on rentre bredouille à Brebioute, bras dessus bras dessous, comme cul et chemise, après avoir passé la journée à battre les buissons et à s'écharper avec la colère du juste, on se fiche bien de savoir s'il y a ou non un brebion, et de quoi il a l'air. On se dit seulement que ça fait du bien, une fois par an, que c'est justement pour ça que ça existe, la chasse au brebion, et on lève un verre à la santé de ceux qui ne sont pas rentrés.

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