ENCOIGNE OU L'ANTI-VILLE

C'est en butant contre un relief inattendu et en vous écrasant vigoureusement le nez au sol, avant même d'apercevoir le panneau, que vous serez mis au fait de votre arrivée à Encoigne. Votre chute, dont vous espérez qu'elle demeurera sans témoins, n'est pas le fruit du hasard : elle résulte d'un savant calcul, qui est même l'élément constitutif du lieu.

Les habitants d'Encoigne ont en effet pris le singulier parti de laisser subsister, sur les routes et les trottoirs, de menues imperfections, bosses et crevasses, qui rendent la navigation des rues éminemment périlleuse. Là où, ailleurs, l'urbanisme tend à se répandre en surfaces planes et en lignes pures, à Encoigne au contraire on garde à l'esprit que lignes pures et surfaces planes ne sont que fictions, et qu'elles n'existent pas dans la nature, adepte notoire de la dissymétrie. La ville, telle qu'on la conçoit en général, est une négation de la nature, dont elle lisse et gomme les aspérités pour rendre l'environnement plus propre et praticable aux humains : rugosité minimale du macadam, plan géométrique des avenues, éclairage nocturne artificiel, tout est mis en œuvre pour abolir les inconforts du milieu naturel. Les Encoignais s'inscrivent en faux contre cette vision étriquée de l'espace urbain : ils veulent une ville qui reflète la vie telle qu'elle est,  imprévisible, imparfaite, pleine d'exceptions et d'irrégularités. Selon eux, il faut accueillir l'existence telle qu'elle se donne, au quotidien, sans chercher à tricher ni à se protéger, en vertu du très sain principe bien connu de tous les golfeurs qui se respectent : toujours jouer la balle là où elle se trouve

Ainsi, à Encoigne, partout, à toute heure, on trébuche, on bute, on culbute et l'on se casse la margoulette avec conviction, car seuls sont prêts à affronter les accidents de la vie ceux qui n'ont pas passé leur vie à tenter de les éviter. C'est une philosophie quelque peu spartiate, visant à se rapprocher de l'état de nature, que les Encoignais ont par ailleurs affinée au fil du temps, rien n'étant plus important que la cohérence. Si l'on y a toujours trouvé un sol cabossé, on n'y trouve aujourd'hui plus de réverbères, afin de pouvoir passer des nuits à l'ancienne, dans des ténèbres bibliques. On n'y trouve plus de voitures, à part celle du touriste occasionel et nigaud qui s'est égaré par là en croyant se rendre en quelque endroit intéressant. À vrai dire, à Encoigne, on ne trouve même plus de maisons, rien que du vent et de la pluie, les autochtones dormant à même le sol anfractueux, ce qui explique en partie qu'elle n'apparaisse même plus sur les cartes, et aussi que sa population chute en flèche depuis quelques décennies.

D'après le dernier recensement, il n'y resterait plus que deux habitants qui se battraient en duel pour savoir lequel sera le dernier. Si d'aventure vous étiez l'un de ces deux pauvres hères et que vous veniez à lire ces lignes, sachez-le : ce n'est pas un mythe, l'herbe est réellement plus verte ailleurs. Ne perdez pas de temps à vous demander qui écrit ces mots, rassemblez vos effets et allez illico voir de quel bois sont faites les autres villes. Et si vous vous demandez au fond si un hasard préparé et aménagé de main humaine en est encore un, prenez donc la plume pour exercer plus avant votre pensée. Vous avez quatre heures.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top