— Allez, dépêche-toi ! Ce n'est pas la mer à boire, quand même ! me criait mon faux père de loin.
Quinze heures de vol ? Si, c'est la mer à boire ! Ma famille d'accueil avait décidé de partir en voyage au Japon. Malheureusement pour eux, je devais les accompagner et rester dans leurs pattes, car je n'avais pas encore dix-huit ans, et ils voulaient continuer à toucher l'allocation familiale grâce à moi. Ils ne voulaient surtout pas que l'assistante sociale crie à la maltraitance infantile si jamais ils me laissaient en France, à l'abandon comme d'habitude ! Mais le comble dans cette histoire, c'est qu'ils fraudent ! L'allocation familiale était prévue uniquement pour les familles de deux enfants ou plus, alors que je suis clairement une "fille" unique. Le mensonge tient parce que ces... Individus, soyons polis, prétendent avoir accueilli chez eux un enfant des rues, qui ne vient que pour l'occasion, lorsque l'assistante sociale débarque... Vivement l'an prochain, que je puisse me tirer de cette galère et vivre en colocation avec Jade !
Eh bien, voilà comment je me retrouve à l'aéroport Paris Charles de Gaulle aujourd'hui... Je viens tout juste de survoler la panoplie de sécurités du coin. Ah, l'ennui... Je pousse un soupir. Quinze heures de vol, sérieusement ? Mais tiens bon, la bonne nouvelle, c'est qu'on fera une escale en cours de route ! Évidemment, c'est pour avoir des billets moins chers... L'escale se passera en Corée. J'espère sincèrement pouvoir dégourdir mes jambes lors de ce changement d'avion !
Enfin, j'embarquai dans ce fichu avion. Les deux spécimens d'auparavant choisirent naturellement de s'installer côte à côte. Et, bizarrement, moi, je me retrouvai à l'arrière, loin de leur joyeuse compagnie. Ah, bon sang ! J'espère vraiment tomber sur un voisin cool qui captera que je suis d'humeur "pas envie de papoter avec qui que ce soit" !
...
Il semblerait que le ciel soit un peu sourd à mes prières... Je me retrouvai collée à un pauvre type, les rides déjà bien creusées, qui paraissait un peu trop fasciné par mon double détail. En plus, il dégageait une odeur atroce ! Quatorze heures avec un voisin pareil ? J'espérais vraiment qu'il se ferait la malle à l'escale et que je ne le reverrai plus jamais !
— Ça va bien ? Mes seins sont à votre goût ? finis-je par lancer au vieux pervers qui me reluquait depuis une éternité.
Ma patience avait ses limites ! Je ne comprenais même pas comment ces trucs pouvaient intéresser les mecs... Je n'avais même pas de décolleté ni rien de provocateur ! À ma remarque, le vieux détourna rapidement les yeux.
— Ouais, c'est ça ! Fais l'autruche, c'est ce qu'il y a de mieux pour toi si tu veux survivre au voyage !
Je saisis alors mon téléphone et enfonçai mes écouteurs dans les oreilles, cherchant refuge dans la musique pour échapper à ce trajet interminable. Rien de tel que quelques notes entraînantes pour faire passer le temps !
Après plusieurs heures qui semblaient s'étirer comme des élastiques, nous atterrîmes en Corée. J'étais épuisée. Même pas question de somnoler, de peur que mon voisin tente quelque chose pendant mon sommeil. Je me levai vivement de ma place pour rejoindre mes "parents", qui n'avaient manifestement pas jugé utile de m'attendre. Ensemble, nous entreprîmes le chemin vers notre prochain vol, celui de Séoul à Tokyo.
En m'approchant des portes sécurisées, un remue-ménage à ma gauche attira mon attention. Un groupe animé de garçons, entourés d'une foule curieuse, était prêt à franchir les portes de sécurité. Bon sang, leur vie avait l'air d'être une véritable épopée à en juger par l'effervescence qui les entourait ! Je secouai la tête, avant de reprendre la marche. Comme à l'aller, les deux énergumènes s'installèrent côte à côte dans l'avion, me laissant une place à l'arrière dans leur grande bonté. Pitié, que mon voisin ne soit pas du même calibre que le personnage agaçant de tout à l'heure...
— Hello! me lança une voix à proximité.
Je redressai la tête et crus reconnaître l'un des gars du groupe d'il y a quelques minutes. Il avait l'air déjà plus sympathique et civilisé, en tant que voisin, que le précédent ! Ses cheveux bruns lui cachaient complètement le front, formant une mèche droite. Il portait des boucles d'oreilles noires et une casquette style treillis militaire à l'envers sur la tête. Son pull beige affichait fièrement le mot "One". Le reste de sa tenue se composait d'un pantalon et d'un long manteau noirs. Un sacré personnage, celui-là ! Plutôt mignon, d'ailleurs... Je me dis que la suite pourrait bien être intéressante !
Je n'ai pas été déçue ! Il se présenta : Kim Taehyung. J'ai toujours eu des problèmes avec les noms coréens... Pourquoi sont-ils si difficiles à prononcer ?! Il tenta de m'expliquer tant bien que mal, en anglais, qu'il faisait partie d'un groupe de chanteurs, les Bangtan Sonyeondan (je maudis le coréen, c'est officiel !), qui venait à peine de débuter. Le gars était tellement excité parce que c'était sa première fois en avion qu'il ne pouvait s'arrêter de parler. La plupart des mots étaient en coréen, donc je ne comprenais pas grand-chose.
Mais il faisait un effort considérable pour s'exprimer en anglais, une langue qui semblait être son plus grand ennemi. Puis, il ne put plus se retenir et me demanda si on pouvait échanger de place pour qu'il puisse observer les nuages par le hublot et les prendre en photo. Il était vraiment dingue de photos, c'est pas une blague ! Avant même qu'il me demande d'échanger de place, il n'arrêtait pas de photographier les sièges vides, l'intérieur de l'avion ou simplement lui et ses potes. C'était plutôt mignon de sa part, je devais l'admettre !
Quelques minutes plus tard, il ralenti cette frénésie et me lança une proposition inattendue : jouer au morpion. J'acceptai avec enthousiasme, même si la barrière linguistique entre nos nationalités rendait chaque coup de crayon sur le papier aussi mystérieux que ses dires dans un anglais bancale.
La partie s'engagea dans une ambiance décontractée malgré la difficulté de se comprendre pleinement. Nous échangions des regards amusés et des sourires, formant un langage universel qui dépassait les frontières de la langue. Au final, la partie se conclut sans qu'aucun vainqueur clair n'émerge.
Après notre épique partie de morpion, nous décidâmes de jouer les explorateurs en feuilletant les magazines de bord. On commentait les images et les titres avec des expressions exagérées et des gestes dignes d'une interprétation de théâtre muet. Nos essais d'échange culturel étaient aussi concluants qu'un pingouin tentant de voler, mais ça ne fit qu'ajouter à la comédie.
Le gars, dont le nom s'était évaporé de ma mémoire – allez savoir pourquoi, ces prénoms coréens sont comme des énigmes à résoudre dans ma tête – toujours accro à son téléphone, me proposa une séance musicale. Il me fit découvrir quelques perles de son groupe, en me mimant les paroles avec une intensité digne d'une pièce de Shakespeare. Nos chorégraphies improvisées étaient si épiques que même les hôtesses de l'air s'étaient mises à applaudir - ou peut-être était-ce pour nous demander de nous rasseoir, je n'étais pas certaine.
Finalement, il sorti de son sac une boîte de collations coréennes, qu'il me présenta avec un sourire espiègle. Je n'avais aucune idée de ce que je mangeais, mais j'ai joué le jeu avec enthousiasme. Nos commentaires atteignirent des sommets de dramaturgie gastronomique, avec moultes grimaces exagérées et bruits de satisfaction, qui auraient mérité un Oscar.
Malgré nos déboires linguistiques, nous réussîmes à transformer cet avion en une scène de comédie improvisée. La cabine était devenue notre propre petit club de l'humour international, où deux fous furieux se rencontraient pour une aventure délirante.
Cette atmosphère conviviale et chaleureuse m'apaisait. Le fait que ce garçon discute avec moi comme s'il parlait à sa meilleure amie me touchait profondément. Pour la première fois, quelqu'un me considérait réellement pour qui j'étais. Il ne jugeait pas mon style, ne semblait pas choqué lorsque je lâchais quelques gros mots... Bref, il était le premier à m'offrir une affection sincère alors que j'étais une inconnue pour lui. Son sourire était innocent, une nouveauté à laquelle je n'étais pas habituée. Chez moi, les gens sont constamment renfrognés, où que j'aille, sauf chez mon amie Jade. Mais surtout, ce sourire était pour moi !
Mes faux parents, les gens de la cité... Tous ont toujours été durs avec moi. Et aujourd'hui, un inconnu m'offrait tout ce que je n'avais jamais eu. Mon cœur rata un battement. C'est à ce moment-là que je compris ce que je ressentais. Pour la première fois de ma vie, j'étais tombée amoureuse. Là. Maintenant. Tout de suite. Touchée en plein cœur. Il était beau. Il était mignon. Il était gentil. Il était prévenant.
Je fus arrachée à mes pensées lorsque je sentis sa tête lourde s'incliner sur mon épaule. Visiblement, la fatigue l'avait emporté ! Avec précaution, je glissai ma main sous son front pour soutenir sa tête, espérant lui offrir un peu de réconfort dans ce sommeil aérien. Dans ce moment de calme, bercé par le bruit régulier des moteurs de l'avion, je le détaillai plus attentivement. J'écartai quelques mèches de ses yeux et me perdis à le contempler pendant ce qui semblait être des heures.
La joie se mêlait à la tristesse en moi. C'était mon premier amour, et pourtant, tout prendrait fin dès que nous sortirons de l'avion. Ce garçon était destiné à accomplir de grandes choses, j'en étais convaincue ! Avec sa gentillesse, lui et son groupe deviendraient certainement célèbres plus tard. Mais justement parce qu'il était un inconnu et qu'il deviendrait une star, mon amour était voué à l'échec. Je sortis mon téléphone et pris un selfie de nous deux, un souvenir de cette rencontre éphémère. On ne devrait pas tarder à atterrir de toute façon... Mais je voulais garder une trace tangible de ce moment particulier, de cet amour fugace qui n'aurait pas de lendemain.
Effectivement, quelques minutes plus tard, une voix émanant d'un haut-parleur fantomatique se mit à babiller. J'entrepris alors de réveiller mon compagnon de voyage qui ronflait avec l'ardeur d'un ours en hibernation, histoire qu'il se prépare pour l'atterrissage qui s'annonçait imminent. Lorsque celui-ci réalisa qu'il avait dormi contre moi, il s'excusa à s'en déboîter la mâchoire. D'un air décontracté, je lui signifiai que tout était parfaitement en ordre et lui avouai, avec un rire complice, avoir également somnolé en utilisant sa tête comme si elle était un coussin confortable en promo chez Ikea. On éclata de rire, rangeant nos affaires dans nos sacs.
Juste avant de quitter l'avion, le garçon me proposa l'idée de prendre une photo ensemble. J'omis soigneusement le fait que j'en avais déjà pris une à son insu, et je consentis avec un enthousiasme exagéré. Parce que, hé, qui ne veut pas immortaliser ce moment où l'on ressemble à un duo de superhéros fatigués après avoir survécu à une bataille aérienne contre les turbulences ?!
Une fois les pieds à terre, mon compagnon de voyage se hâta de rejoindre son groupe d'amis qui l'attendaient comme des conspirateurs prêts à dévoiler un prochain plan génial. Il me salua avec un sourire, et tout en me disant au revoir, il ajouta :
— À la prochaine, peut-être , qui sait ?
Je peinais à comprendre ses dires... Il parlait bien anglais, mais avec avec un accent coréen très prononcé. Je devinais plus que je ne comprenais ce qu'il essayait de me dire, depuis le tout début, quand il était apparut devant moi.
Je lui rendis son sourire, une vague de tristesse me submergeant.
— À la prochaine, superstar en herbe ! Si jamais tu veux échanger tes casquettes délirantes contre une vie normale, tu sais où me trouver. Je serais probablement à me perdre dans un de ces avions... murmurais-je avec une pointe d'ironie, essayant de cacher mon mal être.
On s'échangea un dernier regard complice, mais je me demandais intérieurement s'il avait vraiment compris ce que je venais de dire. Après tout, c'était de l'anglais. L'humour subtil pouvait parfois se perdre dans la traduction... J'observai leur joyeuse pagaille s'éloigner dans le dédale de l'aéroport, avec l'âme vide en guise de réconfort.
Alors qu'il s'éloignait, dos tourné vers moi, je laissai échapper à voix basse, la gorge nouée :
— Adieu...
Mon premier amour n'avait duré que l'espace d'un instant. Il devait prendre fin maintenant si je ne voulais pas en ressentir les échos douloureux plus tard. C'est pourquoi, mon cœur, que j'avais momentanément ouvert à cet étranger, se referma avec précaution avant que je ne suive mes tuteurs légaux. Je connaissais la douleur associée à l'amour, mais je n'aurais jamais imaginé qu'elle puisse être aussi poignante.
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