Chapitre XIV

                                                                     A contre-courant

Je regardais vaguement le paysage alentour. Je n'arrivais plus à me concentrer, la vision de la créature me bouleversait encore. Je devinais la silhouette de Crevette s'entraînant ; un mufle laineux parait sans doute ses coups.

Mais d'un coup, la situation changea brusquement. La gamine glissa sur l'herbe mouillée et le monstre, lui, vira sur le côté. L'élan de la crevette la fit déraper en avant.

J'eus ensuite l'impression que la scène suivante se déroulait au ralenti ; malgré mon esprit embrumé je distinguais parfaitement les bottes qui dérapaient sur la boue, la robe qui se tordait sous l'effet de la vitesse, la lame qui s'envolait jusqu'au sol, les cheveux cuivrés qui ondoyaient lentement et l'expression interloquée de l'actrice au cœur de la scène.

En un clin d'œil, cette dernière effleura du bout de ses doigts la surface de l'eau et sombra dans la rivière, attirée par la gravité. Voyant qu'elle était emportée par le violent courant du à l'orage, je tentais de l'appeler :

- " Crevette ! Hé ! Attrapes ma main ! Abrutie !" hurlais-je.

Le souffle court, je m'évertuais à la rattraper, tendant ma main toujours plus loin je souhaitais désespérément qu'elle l'agrippe. J'éraflais l'herbe en me penchant davantage en avant. Mes cris résonnaient en écho dans toutes les plaines et couvraient même le grondement du tonnerre.

J'ignorais à ce moment ce qu'il lui arrivait mais mon élève commença à cligner de nombreuses fois les paupières avant de ne plus les rouvrir. Le courant la charriait ; l'éloignant de plus en plus de moi. Si je la perdais, c'était toute la guilde que je me mettais à dos ; Sasha me réprimanderait à mort, Keith pourrait me bannir de la ville sous l'effet de l'alcool, Yvan ne dirait pas un mot, se contentant d'exprimer ses pensées à travers une œillade, Sorret dissimulerait sa colère et sa tristesse dans un regard compatissant et les autres se tairaient sous peur de représailles. Je ne pouvais pas me le permettre.

J'avais beau être le second plus rapide en terme de vitesse, cela ne suffisait pas à combler l'écart qui se creusait encore.

Qu'est-ce qu'elle va me faire faire cette gosse, pestais-je entre mes dents.

Brutalement, pris dans un élan d'adrénaline, je sautais dans la rivière. La violence du choc et l'eau plus que glaciale faillirent me faire sombrer dans l'inconscience mais, un tronc d'arbre jaillissant derrière moi, me réveilla par la douleur des branches s'enfonçant dans ma peau, traversant même le cuir de bonne facture de mes habits.

J'essayais d'avancer, de me rapprocher de la morveuse, en vain. Je grimaçais de douleur ; ma peau perforée par les rameaux s'envenimait sous l'effet de la basse température de l'eau. Le flux s'infiltrant dans mes vêtements me ralentissait progressivement.

J'observais la silhouette à moitié engloutie de ma cadette ; elle allait se fracasser contre des rochers excédants la surface du fleuve se mouvant.

Pourquoi est-elle tombée dans les pommes, cette idiote ! rageais-je en mon for intérieur, trop concentré pour exprimer à voix haute mon reproche.

Je n'avais aucune idée de comment empêcher cela ; avec sa faible carrure et son esprit inconscient elle risquait de se prendre de plein fouet la roche acérée. Puis, constatant combien le tronc allait plus vite que moi, je m'accrochais à lui. Mes plaies s'ouvraient petit à petit à cause de mes mouvements et du remous de l'eau.

Lorsque nous fûmes à proximité de mon apprentie, je tendis ma jambe vers le bord de la clairière et repoussai de quelques mètres le tronc afin qu'il ne passe qu'à côté de l'évanouie. Mu par le courant, j'enroulais mes bras autour des épaules de Crevette et me retournai brutalement.

Mon dos cogna crûment le minéral, seule ma cotte de maille empêcha ce dernier de s'enfoncer dans ma chair. Je tentais de ranimer la fillette en l'appelant, même en la giflant de manière vengeresse pour la sienne mais rien ne suffit.

Mon corps heurta de nouveau plusieurs rochers ; mes épaules, mon dos et mes bras auront sans aucun doute de grands hématomes au vu de la puissance du courant. Ma cotte de maille commença à s'effilocher, les mailles se divisant laissaient mon corps à découvert. La pointe des rochers se ficha dans ma chair, des plaies béantes commençaient à émerger de part et d'autres de mes membres. 

L'eau se teinta d'un liquide carmin qui attira un monstre maritime autour de nous. Un mammifère marin d'au moins deux mètres de long pour trois de large jaillit du fond du cours d'eau, interloqué par l'odeur d'hémoglobine. Une mâchoire semblable à une antre, laissant apparaître une multitude de crocs affûtés comme les lames d'un rasoir, s'ouvrit. De globes oculaires en forme de croissant de lune fixaient leur futur repas d'un air prédateur. Il s'agissait d'un Serrasalmin Sphyraen, plus communément désigné par l'appellation de Barracudas sérrasalminés.

Je dégainais mon arme trempée à travers le courant, tentant de pouvoir nous défendre malgré les remous aquatiques. Au premier coup, plutôt bancal, le métal heurta la peau du monstre sans la pourfendre. Son épiderme fait d'écailles verdâtres était bien plus robuste qu'une armure de plates, certes mon coup était faible mais pas une faible égratignure ne se forma sur l'endroit d'impact. 

Je le pris en traitre, enfonçant la pointe de l'arme dans l'œil du poisson géant. Un liquide blanchâtre jaillit du globe crevé, le monstre agita ses grandes nageoires de douleur et de surprise, augmentant la puissance du courant. A ce moment, il tenta de nous avaler de sa bouche béante. Je ne pouvais pas l'éviter, je desserrais mon emprise de mon élève et reçu les dégâts.

L'une de ses immenses dents me transperça au niveau du torse ; je sentis l'un de mes poumons s'éventrer et plusieurs de mes cotes se fendre en mille morceaux. Je ne savais pas comment me mouvoir, tentant d'empêcher d'enliser mon état. Je devais à tout prix éviter que le croc tranche mon œsophage, ma tranchée ou mon cœur, il en allait de ma vie et accessoirement de celle de mon apprentie. Je ne la tenais plus qu'au poignet, elle se laissait attirée par la force du courant alors je devais la retenir pour ne pas m'enfoncer dans la gueule du monstre a cause du courant qui l'emportait.

Elle m'a mis dans de beau draps, proférais-je en grinçant des dents.

En revanche, de là où j'étais, si je ne mourrais pas je pouvais occire le monstre sans difficulté. Je retournais ma lame et, en y mettant tout les muscles de mon avant-bras dedans, je l'empoignai dans le palais de la bête. Tel un coup d'estoc, elle se ficha dans le monstre, sa taille et ma force lui permit de ressortir du haut du crâne du mammifère. Je commençais à agiter ma lame vers l'avant et, celle-ci, parfaitement aiguisée, trancha la face de mon assaillant.

Alors qu'elle commençait à couler, je m'extirpais de sa mâchoire. Je ramenais l'endormie vers moi et resserra son corps contre le mien pour ralentir l'hémorragie. Au moment où nous heurtions le cadavre de ma victime, je profitais du courant pour passer au dessus de son ventre et sauter sur la rive.

Nous avions enfin quitté la puissante rivière déchaînée.

Le soleil s'était déjà couché, les nuages obscurcissaient toujours le ciel mais grâce à ma connaissance sur les monstres du coin, voir lesquels sortaient et lesquels rentraient permettaient de donner une tranche d'horaires. Mon sang coulait abondamment, je ne savais pas si j'allais passer la nuit.

Je reconnaissais l'endroit où nous avions atterris ; nous étions à une trois heures de marches environ de la ville, le courant rapide nous ayant emporté beaucoup plus rapidement que je ne l'avais songé. Le seul problème était qu'il s'agissait du lieu de chasse préféré de certains prédateurs, bien trop fort pour moi dans mon état.

Je ne pouvais pas soulever Crevette aussi longtemps , même légère, sans me reposer. J'avais désespérément besoin de dormir ainsi je décidais de nous éloigner du terrain de chasse.

Je portais dans mes bras l'endormie et nous installais à une lieue d'ici, le clapotis de l'eau ne parvenant pas jusqu'à nous. Je m'étais adossé contre un des seuls arbres intacts, Crevette recouvrait ma plaie béante pour empêcher celle-ci de me tuer trop rapidement. J'avais retiré mon manteau et couvrait mon apprentie de ses lambeaux ; si elle tombait malade je risquais gros aussi en terme de reproches de la part des fondateurs.

J'avais aussi prévu que dans le cas où je mourrais elle pourrait retourner en ville sans problèmes, les monstres ici étant plus des proies que des prédateurs, même pour son faible niveau.

Elle dormait, ses ronflements auraient pu faire fuir n'importe quel bête sauvage. Je riais malgré moi avant de me concentrer à surveiller les alentours, vérifiant qu'aucun monstre n'échappe à mon attention jusqu'au lever du jour.

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