Dimitri me regarde songeur, alors que je joue avec le courrier autoritaire que j'ai lu et relu, déterminé à comprendre ce qu'il y avait derrière chaque mot.

Des loups inconnus, des Canadiens exigent une entrevue que je n'ai pas les moyens de refuser, dans un ultimatum qui ne dit pas son nom.

Le second de mon père est anxieux, il fait les cent pas et les loups viennent de partir. La réunion du conseil a été une soupe à la grimace et nous sommes restés seuls.

Je suis assis au grand bureau de bois de mon père, je l'y vois occupé à trancher des décisions dans l'intérêt de la meute, à signer des documents, toujours d'une façon détendue même quand il imposait une décision contestée.

Par la fenêtre du chalet je distingue le village niché dans la forêt et au loin les chaines de montagne qui nous entourent. Le village des loups est installé ici depuis le moyen âge et ma famille le dirige depuis plus de quatre cents ans et pour combien de temps encore ?

Je frissonne, et reviens à la pile de dossiers qui attendent ma signature. J'ai beau travailler comme un acharné, dès que j'écluse une pile de documents, il en revient toujours des nouvelles.

Comment faisait mon père ?

Ils me manquent tellement !

L'envie de tout plaquer m'étreint comme souvent, je prends malgré moi le premier dossier. Je dois faire mon devoir.

─ Nous avons été tranquilles presque six mois, c'était trop beau et les rapaces commencent à tourner autour du cadavre, je parle en signant le courrier.

Prend le suivant alors que Dimitri continue de faire les cent pas. Enfin il daigne s'installer à son bureau à côté du mien et suivant mon exemple traite des dossiers en souffrance.

─ La meute Italienne nous demande notre accord pour créer une école militaire dans les Alpes et pour restaurer un passage dans les montagnes ?

─ Accordé, ce sont des bonnes idées.

Nous travaillons un moment et mes pensées reviennent malgré moi vers mon sujet de préoccupation : La disparition de mes pères à l'automne, inexplicable !

Je tente de me rassurer en me disant que je le sentirais, s'ils n'étaient plus là !

Mon grand-père Jason et mon oncle Paul dirigent l'enquête visant à les retrouver dans ce monde et Hans mon frère ainé, qui a choisi d'aller vivre dans le monde chamanique, séparé de celui des humains, les recherches là-bas.

C'est à moi qu'est revenu la charge d'assurer l'intérim, c'est provisoire, le temps qu'on les retrouve.

Bien trop lourd pour mes épaules !

Le problème c'est que ma faiblesse est un véritable appel au crime pour des loups sans scrupules. La loi de l'alpha le plus fort s'applique chez nous et il suffirait de me tuer pour mettre la main sur la meute. Bon évidemment, l'idiot qui s'y risquerait ne garderait pas le pouvoir bien longtemps. Tous mes lieutenants, mon oncle et mon grand-père l'attaqueraient ensuite pour me venger.

J'espère encore que nous allons les retrouver et que ce moment ne sera bientôt qu'un mauvais souvenir. Je veux redevenir l'étudiant en psychologie, rêveur.

J'ai signé un paquet de contrats, je retourne vers le courrier qui m'inquiète, je cogite sur mes alliés et mes options.

Les Canadiens ont choisi d'abattre leurs cartes.

Je peux éventuellement demander l'appui du parlement de Nice, ce serait inédit, une meute qui se placerait sous la protection de la loi. Le procureur libidineux qui dirige les magiques ne m'inspire par confiance. Depuis que je suis adolescent, j'ai toujours su qu'il donnerait cher pour mettre la main sur moi. Je n'ai jamais parlé à mes pères des fois où il a tenté de me peloter et je l'évite comme la peste. Je sais ce qu'il demandera en échange de son aide.

L'abondance de mes taches de rousseur semblent le fasciner.

Mes frères et sœurs en ont quelques-unes, c'est gracieux ! Moi, j'en suis couvert.

Pour me consoler ils affirment que je suis mignon.

Un coup léger dans ma jambe stoppe le fil de mes pensées déprimantes.

Mon loup, au pelage gris, m'adresse un clin d'œil réconfortant. Il est parfait, en pleine forme, mais n'est pas dans notre monde et il reste dans ce que j'ai surnommé le plan astral, faute de mieux. Personne ne connait son existence, car il reste invisible.

La mutation est bloquée entre nous deux, sans doute car le fœtus humain a morflé quand les sorcières ont brisé ma couveuse. Le résultat c'est que je ne peux pas changer et tout l'axe droit de mon corps est plus mince, disproportionnée.

Si nous étions nés, c'est lui qui aurait tout pris.

─ On fait quoi ? insiste Dimitri.

Il est resté silencieux, supposant que je réfléchissais à une stratégie, alors que mes pensées divaguaient futiles. Heureusement que je l'ai à mes côtés, fiable, sûr, fidèle.

Je soupire un bon coup et me frappe les cuisses, histoire de me donner du courage.

─ Je vais les recevoir ! Nous ne pouvons plus reculer et on verra ce qu'ils ont dans le ventre ! Faisons ça en territoire neutre ...à Nice, dans notre base militaire.

L'endroit s'est imposé à moi, et le fait que je sois désespéré est un signe. Ce sera l'occasion idéale de réaliser ce que je reportais sans cesse.

─ Nos richesses attirent les convoitises, marmonne Dimitri qui est venu m'enlacer l'épaule.

Il n'argumente pas, c'est la preuve qu'il est convaincu lui aussi que nous ne pouvons plus reculer la confrontation.

─ Nous partons quand ? demande t'il.

Je regarde les montagnes que je connais bien à force de les arpenter, même si c'est en boitant.

─ Je partirai demain, seul !... Incognito.

Le loup bêta s'apprête sans doute à protester, mais je lève la main. Ma décision est prise et il me connait assez, pour savoir qu'il est inutile d'insister.

Il doit se retenir de protester du fait que je suis l'héritier handicapé au faciès trop remarquable. Je serai une cible pour tous les ennemis de la meute que je croiserais. Je le sais déjà et j'ai quelques astuces dans mon sac.

J'enfonce le clou en mentant éhontément.

─ Je vais chez Noah ! Fixe le rendez-vous dans quinze jours.

─ OK ! Je pourrais vous prévoir un ou deux gardes du corps ?

─ Non, Noah aime sa tranquillité et je serai discret.

Je viens de gagner deux semaines pour mes recherches.

Il veut ajouter quelque chose, sans doute me rappeler que je suis une cible de choix, mais il est interrompu par mes sœurs qui débarquent en trombe dans la salle du conseil.

─ Chouchou on a une super nouvelle ! C'est moi qui ai gagné le concours de stylisme de la maison Herbegé. Je vais partir pour Paris ! clame Lena.

Nous sommes dans un village isolé montagnard, pourtant ma sœur porte un pantalon de cuir rose, un manteau de laine blanc sur un top turquoise, comme si elle assistait à un défilé de mode.

Les deux coquettes ne vivent que pour le style et l'art, incomprises dans le village.

Dimitri a songé a confié la régence à Lena, elle l'a prévenu que sa première décision serait de faire repeindre les toits des chalets en parme.

Elle a toujours donné le rythme à notre groupe de triplés. Quand nous étions petits, nous nous lancions dans de longues disputes pour savoir qui était l'ainé. J'étais déterminé, malgré mes deux têtes de moins qu'elles à faire valoir mes droits. Après tout, je mérite le titre puisque techniquement j'ai respiré le premier quand ma couveuse a été fendue.

J'adore le maquillage et me travestir avec elles, j'ai arrêté quand mes pères ont commencé à rouspéter pour que je sois un peu plus masculin.

Elles prétendent que ma salade de tâches me donne du style, au moins, elles m'ont appris à la dissimuler complètement sous du maquillage.

─ Nous allons partir sur Paris, mon grand, c'est ma chance, on essayera d'aider dans les recherches mais on n'a plus beaucoup d'espoir, avoue Lena.

─ Je veillerai sur elle et on est tranquille tu t'occupes de la meute. S'il y a quoi que ce soit on rentrera vite à la maison, ajoute Clara.

Elles sont décidées et je n'aurai pas la loi.

Comment je peux diriger une meute, alors que je ne commande même pas mes propres sœurs ?

Je m'efforce de cacher mes doutes et admire mon loup qui s'allonge confiant, semblant m'inviter à lâcher prise. Elles sont fortes et se transforment en deux louves noires costaudes qui peuvent faire des dégâts.

Mes sœurs parties, nous avons travaillé un moment. Je suis bien plus productif maintenant que ma décision est prise. Tata Karen est venue m'embrasser et me rappeler de me ménager alors que le soir tombe déjà. J'appelle le vampire gardien du village.

─ Fais préparer un portail magique à destination de Nice pour moi seul, demain matin.

Dimitri me regarde, muet, alors que je raccroche.

─ Ne préviens personne de ma présence là-bas, sinon je vais être bon pour passer mon temps en rendez-vous et le procureur va me saouler.

─ Bien alpha, mais sois prudent.

Je me hérisse malgré moi, j'ai horreur quand il emploie ce titre immérité.

Une vague fumisterie. Je suis peut-être née dans une meute riche et dans la famille la plus puissante, mais je ne suis pas le bon !

─ Qu'en penses-tu alpha, après la réunion avec la meute de Toronto, nous pourrions prévoir un entretien avec le procureur de Nice ?

─ Oui bien vu, il va être flatté que je sois demandeur, excellente stratégie.

Jusqu'où je suis prêt à aller pour sauver ma meute ?

Curieusement, Dimitri en agissant ainsi, ne me rassure pas. Il est dans l'action d'après, il a tourné la page, comme s'il admettait que nous ne les retrouverons jamais.

Mon père Martial est le Bersek, l'alpha des alphas, le loup le plus puissant et Ira est un loup et un druide, il n'est pas dénué de pouvoir. Qui est assez puissant pour les retenir prisonniers ? Pourquoi à ce moment-là ? L'agresseur a-t-il quelque chose en tête contre la meute ou les magiques ?

Nous avons reconstitué leur emploi du temps des derniers jours minute par minute. Ils étaient à Paris pour un week-end en amoureux et ils ont quitté la capitale en voiture annulant leur cercle de déplacement magique, au dernier moment. Ils ont loué une voiture et les enquêteurs ont suivi leur trace jusqu'à Sens, puis plus rien.

Le mystère est complet !

Où sont-ils ? Que leur est-il arrivé ? Comment l'agresseur a planifié cette attaque alors que même eux ne semblaient pas savoir qu'ils emprunteraient cette route ? Ou alors mes pères avaient pris un rendez-vous secret qui a mal tourné ?

Mon absence de légitimité comme alpha me tue. Je devrais être le dernier sur le trône !

Tous les loups qui me secondent sont tous plus puissants que moi et pourtant, ils m'obéissent.

Pourquoi me laissent-ils diriger s'ils ne redoutent plus le retour de mes pères ?

J'ai besoin d'être un peu seul, loin de tous ces gens qui comptent sur moi et il va être temps de tenir une promesse que j'ai faite il y a longtemps. Je dois trouver le Coven de l'ombre.