L'idéal inaccessible d'un poète

  À Charles Baudelaire

  Mon cher ami, vos Petits poèmes en prose me sont bien parvenus. Durant des journées entières je me suis penché sur ce recueil où se mêle l'expression d'un lyrisme moderne à une prose révolutionnaire. En effet, tel que vous l'affirmiez, chaque élément du recueil peut se dissocier de l'ensemble sans difficulté et s'y associer de nouveau sans peine. Chacun peut exister à part dans un même organisme.

  Mais pour être honnête, cet assemblage mobile n'est pas ce qui en fait son génie. Votre tentative d'apposer une prose poétique à la vie moderne et ses étonnantes démonstrations agrestes et abjectes est un exploit formidable. Votre rêve de miracle d'une prose lyrique s'adaptant aux affligeantes circonstances de la réalité n'est plus songe mais vérité.

  Ayant moi-même exploré l'écriture d'Aloysius Bertrand dans son fabuleux Gaspard de la Nuit, je suis tout à fait à même de comprendre votre souhait de succéder à sa volonté. La vie se présente parfois si douloureuse qu'il en devient impératif de s'en détacher. Votre crainte était infondée, vous avez su accomplir ce que chaque être tente individuellement au cours de toute une existence. Repousser la noirceur tout en y plongeant entièrement le corps et l'esprit n'est pas une mince affaire ; vous avez pourtant réussi à en être l'auteur.

  Auparavant, la poésie explorait les tréfonds de l'âme, les accomplissements héroïques de l'Histoire, les secrets du pouvoir politique ou encore les sentiments du cœur. Elle décrivait le monde. Désormais, l'expression poétique s'est transformée sous votre plume et s'attèle à découvrir une nouveauté incroyable. Vous avez, tout comme Aloysius Bertrand, approché l'idéal de tout poète, voire plus près que lui. Un objectif se traduisant par la création d'une échappatoire au monde, à la vie, à la douleur, sans pour autant y renoncer définitivement.

  Votre travail est la promesse d'un changement important au sein de la poésie. Niez tout sentiment de honte ou d'humiliation concernant votre projet, ressentez au contraire la fierté d'avoir réalisé ce quelque chose de singulièrement différent auquel vous aspiriez.

  Recevez, cher ami, mes salutations distinguées

  Votre bien affectionné,

Arsène Houssaye

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