Flocons de Jazz

cette histoire est dédiée à mon grand-père

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C’était une journée froide d’hiver. Sarah était assise. Elle avait le regard plongé dans les arbres qui s’étendaient devant elle : leurs branches dépouillées entremêlées, et recouvertes d’une fine couche de neige. De légers flocons tombaient du ciel, mais le temps restait malgré tout assez clair. Le lac était gelé. Quelques ados patinaient dessus, fougueux et insouciants.

Sarah se rappela qu’elle avait été ainsi, il y a longtemps, qu’elle avait elle aussi ri aux éclats. Elle se rappelait encore les rires, les sourires, les cris lorsqu’un de ses amis manquait de tomber. Cette douce mélodie résonnait dans ses oreilles, même des années plus tard, même des dizaines d’années plus tard, comme si dans le fond, cette partie d’elle, innocente et candide, était toujours présente quelque part au plus profond de son cœur.

Elle se rappelait les nombreux standards de jazz qui passaient à la radio à l’époque, auxquels elle prêtait sa voix, dans ces soirées auxquelles elle participait, avec l’espoir un jour de percer.

Ces souvenirs de jeunesse la laissaient se bercer dans une douce nostalgie qui lui réchauffait le cœur.

Quelqu’un s’assit à côté d’elle. Elle déplaça alors sa canne, pour faire un peu plus de place, et sans un regard pour son voisin de banc, elle continua à se plonger dans ses pensées, nostalgique, gardant tout de même un regard bienveillant sur ses petits neveux jouant dans la neige quelques mètres plus loin.

Cette année, comme toujours, elle passait Noël chez son frère, Jules, avec ses enfants, et ses petits enfants. Comme chaque année, ils termineraient la soirée autour du piano, auquel elle s’installerait pour chanter quelque chanson de Noël – probablement Let it snow qui restait son classique préféré – en attendant que le Père Noël arrive, et fasse briller ces si précieux sourires sur les visages des enfants.

– Comme quoi, les temps n’ont pas tant changé que ça…

Sarah sursauta, et se tourna vers son voisin, dont la voix qui venait de s’élever dans l’air froid avait des inflexions qui lui étaient terriblement familières. Elle observa un instant le vieil homme à côté d’elle. Son profil n’avait pas tant changé que ça, malgré les cinquante ans qui s’étaient écoulés depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Il avait toujours ses yeux noirs aussi pétillants, son sourire rayonnant sur sa peau noire, et ses mains musclées de musiciens. Elle savait qu’elle le connaissait, mais était incapable de dire qui il était.

Tout chez lui lui était familier : sa voix, ses intonations, et son visage, et ses mains, et ses yeux. Mais elle ne se rappelait plus qui il était.

– Je ne sais pas toi, reprit-il de sa voix abîmée par le temps, mais je suis nostalgique de ces Noël d’antan.

Sarah hocha la tête. Elle se rappelait, enfants, quand ils jouaient sur le lac dans la neige, et quand ils souriaient, et quand ils se jetaient de la neige à la figure. Elle se rappelait avoir passé tant de temps et tant de Noël avec lui. Elle se rappelait avoir grandi, mûri, et souri, et pleuré.

– Moi aussi, mais c’est ainsi… J’espère qu’ils garderont un aussi bon souvenir de leurs hivers d’enfance que nous.

Louis sourit. Lui aussi, il espérait.

– Je me rappelle, à chaque fois nos parents nous emmenaient dans un des petits restaurants qui bordent le lac, juste là-bas, et puis ils passaient la soirée à discuter. Souvent, tes parents avaient amené des sablés aux épices, et on les dévorait jusqu’au dernier avant d’aller jouer dans la neige dehors, et quand il faisait trop froid, on rentrait, et la dame du bar nous donnait à chacun un énorme chocolat chaud.

– Oui, reprit Sarah, je m’en souviens, et lorsqu’on était un peu plus vieux, on animait les soirées d’hiver, avec toi au piano et moi à la voix. Je me rappelle que chaque fois, le vieux monsieur qui tenait la bibliothèque du lycée de la ville nous offrait un billet à la fin.

Louis sourit. C’était une bonne journée, ce jour-là.

– Qu’est-ce qu’on a acheté comme bonbons avec ça…

Sarah rigola.

– C’était la belle époque…

– Tu te rappelles ? Chaque année, les choristes de l’église, avec le pasteur, allaient sur la place devant l’église pour chanter des chants de Noël, et une année tu leurs avais dit que c’était pas beau du tout…

– J’avais eu droit à un regard désapprobateur, et pas mal de réprimandes de la part du pasteur, et il n’avait pu voulu qu’on aille patiner sur le lac avec sa fille…

Louis rit à ce souvenir. Ce qu’ils avaient pu se faire disputer, étant petits.

– Je me souviens que c’était surtout ton frère qui avait été embêté. Il avait dû voir Emily en cachette après ça, et ça lui avait moyennement plu. Ils étaient mignons tous les deux.

– Ils sont toujours ensemble, tu sais ?

Louis sourit, mais ce fut comme si une ombre passait sur son visage.

– Oui je sais, c’est chouette, ils formaient vraiment un beau couple déjà à l’époque…

– Oui, d’ailleurs je suis sure qu’ils seraient ravis de te revoir ! Ça fait longtemps, et puis il y a toute la famille en ce moment chez eux, c’est là bas que l’on passe Noël cette année ! Ce sont ses petits enfants que tu vois là-bas !

Louis jeta un regard sur ses petits neveux qui jouaient au loin dans la neige, près du lac.

– Eh bien si tu n’y vois pas d’inconvénient, je serais ravi que nous prenions un café tous ensemble.

Sarah hocha la tête, fermement convaincue que son frère serait ravi de revoir leur ami d’enfance.

– Et toi, lui demanda-t-elle alors, quoi de neuf depuis toutes ces années ? Avec qui passes-tu Noël ?

Le regard de Louis se fit triste, il s’emplit d’une affliction que Sarah ne vit pas, étant trop concentrée sur les petits qu’elle devait surveiller.

– Eh bien après l’université, j’ai parcouru l’ensemble des États-Unis, accompagné les plus grands chanteurs de jazz, rencontré des centaines de musiciens talentueux, j’ai parcouru des milliers de kilomètres, je suis même allé jusqu’à Paris. C’était comme nous l’imaginions enfants, c’était pour Noël, il y avait un peu de neige sur les trottoirs, et les rues étaient illuminées d’une multitude de lumières… C’était magnifique… Et puis je suis rentré, et j’ai revu une amie d’enfance, la seule femme que je n’avais jamais aimée, et je t’ai épousée, tu étais si belle… Et puis cette année je passe Noël ici, avec ma famille.

Sarah resta pensive quelques instants. Puis tout-à-coup, une vague d’angoisse l’envahit. Elle se rappelait ! Comment avait-elle pu oublier tout cela !? Mais… Et si elle avait oublié d’autres choses encore plus importantes ? Et quand est-ce que ces pertes de mémoires s’arrêteraient-elles ?

– Tata Sarah ! Tata Sarah ! On rentre quand !? J’ai faim ! En plus Mamie a dit qu’elle allait faire des pains d’épices !

Sarah ébouriffa les cheveux du petit garçon qui, les joues rouges et plein de neige, venait de se jeter sur elle.

Elle jeta rapidement un coup d’œil à sa montre. Cela faisait près de deux heures qu’ils étaient là. Il était effectivement temps de rentrer.

– Eh bien va chercher tes cousins, et on rentre.

Le petit garçon repartit en courant et en interpellant les autres enfants.

– Nous reviendrons ici demain, à la même heure.

Louis hocha la tête, et la petite troupe, gravitant autour de la vieille femme, repartit du parc.

Toute la soirée, Sarah songea à ces improbables retrouvailles. Cela faisait si longtemps qu’ils ne s’étaient pas vus. D’ailleurs, Jules avait été enchanté à l’idée de revoir Louis, il avait même proposé qu’il passe la veillée de Noël, quelques jours plus tard, avec eux. Elle avait à nouveau oublié.

Assise dans son fauteuil, coupée du monde, coupée de sa famille et des enfants piaillant près du sapin, elle songeait à sa jeunesse, les yeux perdus dans le paysage enneigé qu’elle voyait à travers la fenêtre. Elle se rappelait avec une précision rare ses années d’enfance, où elle avait grandi dans cette petite ville. Les années d’après, son entrée dans la vie d’adulte, les petits boulots qu’elle avait enchaînés au fil des jours afin de subsister, elle n’en n’avait qu’un sourire vague, un peu flou, et le reste… plus rien.

Alors le lendemain, Sarah se rendit à nouveau au parc, avec un sourire sincère aux lèvres. Elle était accompagnée d’Emily, qui avait tenu à venir tandis que les enfants étaient tous contents de pouvoir à nouveau jouer dans la neige.

Les deux femmes, amies de longue date, discutaient joyeusement sur le banc, admirant la beauté des enfants, et ne pouvant retenir un sourire bienveillant lorsque le rire de l’un deux résonnait dans l’air.

Il faisait bien plus froid que la veille si bien que Sarah avait tressé ses épais cheveux noirs et enfilé un bonnet de laine, ainsi qu’une longue écharpe. Emily, elle, avait ses cheveux blonds, et toujours aussi longs et fins, qui encadraient son joli visage, à peine rougi par le froid. Elle portait encore l’écharpe bleu nuit que lui avait offert Jules alors qu’ils avaient une vingtaine d’années.

Elles parlèrent une vingtaine de minutes, jusqu’à ce qu’une silhouette se dessine au loin dans le froid.

Il portait le même long manteau noir que la veille, et avait enfilé une cassette et des gants. Il se dirigea vers les deux femmes.

– Mademoiselle Emily.

Il enleva sa casquette avant de s’incliner légèrement. Il en fit de même à l’égard de Sarah, puis, il s’assit sur le banc à côté d’elles.

– On commençait à se demander quand est-ce que tu arriverais, remarqua Emily.

Le vieux monsieur sourit, et montra le sac qu’il tenait à la main à son amie.

– Je suis passé faire quelques courses, il me semble que les enfants aiment beaucoup les sucreries.

Sarah sourit. Cela faisait des années qu’elle ne l’avait pas vu, et pourtant, elle se rappelait toujours aussi bien de lui. Il avait cette bienveillance et cette bonté infinies dans son regard, et ses yeux, et son sourire, et ses mains, respiraient encore aujourd’hui des mélodies qui les avaient animés tout au long de sa vie.

Elle se souvenait de ce concert, où elle était allée le voir. Quel âge avait-elle ? Peut-être la quarantaine. Elle l’avait vu dans une petite salle. Il était sur la scène et rayonnait, tout en lassant ses doigts parcourir le clavier. C’était un génie. Il avait le jazz dans le sang.

Pendant l’heure qui suivit, les deux femmes écoutèrent les récits musicaux du vieil homme, et s’émerveillèrent sur les paysages d’ailleurs qu’il décrivait. Il avait tant voyagé en Europe, il était tombé amoureux de ces paysages.

Et ces récits raisonnaient en Sarah, lui provoquant quelques fois des réminiscences, mais sans qu’elle n’arrive jamais à mettre le doigt sur cet instant qu’il décrivait. C’était comme si elle avait elle aussi vécu ces histoires, comme si elles l’avaient elle aussi fait vibrer un jour…

Lorsque le soleil commença à se coucher, ils décidèrent de rentrer. Le froid se faisait plus insistant.

– Voudrais-tu, demanda alors qu’il se levait Louis à Sarah, que nous allions dîner dans ce petit restaurant où nous allions enfants ?

Sarah posa un regard interrogateur sur Emily, comme lui demandant son approbation, puis, voyant que sa belle-sœur hochait la tête, elle se tourna vers son ami, et acquiesça.

Et alors, elle prit le bras que le vieil homme lui tendait, et ils s’éloignèrent doucement, laissant leurs empreintes dans la neige fraîche.

Une dizaine de minutes plus tard, ils entrèrent dans le petit café. Sarah avait appris à Louis que l’établissement avait été repris par la fille de l’ancienne gérante, et il put constater qu’elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau.

Ils s’installèrent à une table, et prirent chacun le plat unique que proposait le petit restaurant. Il flottait dans l’air toujours cette même odeur d’épices, et de chocolat chaud. Un jeune homme, probablement la quinzaine, était assis au piano, et jouait une reprise de Jingle Bells.

À la fin du repas, la dame amena à Sarah son café. Celle-ci lui répondit qu’elle devait se tromper, que ce n’était pas elle qui l’avait demandé : elle ne buvait plus de café depuis dix neuf cent quatre-vingt-dix-huit !

Louis fit signe à la serveuse de ne rien dire et de lui donner le café que Sarah avait commandé, tandis que celle-ci demandait, à la place, une infusion.

Louis, alors que le serveur débarrassait leurs assiettes, se leva, et doucement, s’approcha du garçon. Lorsque la dernière note retentit, il attendit quelques secondes, puis il demanda au jeune homme s’il pouvait lui laisser la place juste quelques instants, et s’installa au piano. Son timbre n’avait pas changé, son toucher non plus, et lorsque les premières notes retentirent, le silence se fit dans la pièce.

Sarah l’observait, avec dans son regard cette lueur admirative, témoin de l’immense respect qu’elle avait toujours eu pour son talent. Il laissait ses doigts glisser sur le clavier avec encore plus d’aisance qu’avant, mais on sentait toujours sa patte, sa personnalité et sa touche de folie qui n’avaient pas changé d’un poil depuis près de cinquante ans…

Puis, il lui fit signe, et elle le rejoignit, et alors, comme s’ils avaient joué ensemble la veille, elle laissa sa voix se poser sur le piano, et ils retrouvèrent cette complicité oubliée pendant trop longtemps. Ils reprirent les vieilles habitudes, les impros, les refrains rythmés, et les chansons plus calmes.

Vers minuit, alors que le petit café commençait à se vider, ils revinrent s’installer à leur table. Le sourire de leur adolescence flottait à nouveau sur leurs lèvres, et ils discutèrent encore longtemps, sirotant un chocolat chaud.

Puis, il fut l’heure de rentrer. Il raccompagna alors son amie jusqu’à la maison familiale, une petite centaine de mètres plus loin.

– Viendrais-tu réveillonner avec nous le soir de la vieille de Noël ?

Il ne sembla pas réfléchir longtemps puisque le sourire aux lèvres, il répondit doucement :

– Je pense que ce serait un honneur…

Elle sourit de toute ses dents, et il se pencha doucement vers elle avant de déposer un baiser volatile sur ses lèvres.

Et puis ils rentrèrent, avec la promesse de se retrouver à Noël, autour d’un piano…

Le lendemain, Sarah était assise sur un banc. Elle regardait, les arbres, elle regardait la neige, et les congères qui s’étendaient devant elle. Le ciel était d’un bleu immaculé. Aucun nuage ne venait troubler l’horizon clair. Le lac était gelé.

Un vieux monsieur vint s’asseoir à côté de Sarah. Il avait la peau noire, et les yeux de la même couleur que les nuits d’hiver. Son sourire illuminait son visage. Cela faisait des années qu’elle ne l’avait pas vu. Il n’était jamais rentré de ses tournées autour du monde.

Il était là. Et il la regardait, et il voyait, peu à peu, au fond de ses yeux, les souvenirs qu’ils avaient, se perdre dans sa mémoire, comme un bateau se perdant dans un océan. Mais malgré tout, lorsqu’il la vit il ressentit cette chose qu’il avait toujours ressentie au fond de lui. Il l’aimait et il était auprès d’elle. Ce fut comme une apparition :

Elle était assise là, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux.

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Bonjour à tous !

Je suis très contente (vraiment très très très contente) de vous présenter aujourd'hui cette nouvelle !

Pour la petite histoire, j'ai eu l'idée de ce récit il y a un peu plus d'un an, et j'avais commencé à rédiger un roman mais le format ne correspondait pas à ce que je souhaitais faire, et j'avais finalement laissé tomber.

Mais, cette idée ne m'a jamais quittée et j'ai finalement eu envie de m'en saisir à nouveau lorsque je suis tombée sur la page d'un concours de nouvelles dont la consigne était la suivante :

Les candidats sont invités à écrire une nouvelle qui se terminera par la citation extraite du roman L’Éducation Sentimentale de Gustave Flaubert : "Ce fut comme une apparition : Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne dans l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux."

Quelles interprétation auriez vous eu de cette citation ? qu'est-ce qu'elle vous inspire ?

Pour ma part, voici ce que j'ai imaginé à partir de ces quelques mots, j'espère sincèrement que cela vous a plu.

Je n'ai malheureusement pas gagné le concours, mais j'ai tout de même reçu un retour de la part du jury, et il se trouve que je faisais partie des 6 meilleures nouvelles (sur soixante !), je suis donc vraiment contente !

Sur ce, je vous souhaite une excellente journée, et j'espère que cette petite histoire vous a plu !

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