Chapitre 6 - Sages comme des images

— Vous êtes sûrs de n'avoir rien oublié ? Julian, j'espère que tu as pensé à prendre les gâteaux que je vous ai faits, il faut que vous ayez quelque chose à grignoter avant d'arriver à la prochaine auberge et...

— Ne t'inquiète pas, j'ai tout pris. Ce n'est pas comme si nous partions dans le désert, je doute que nous mourrions de faim en cours de route.

Le Grand Alpha détendit un peu ses épaules, qui restaient désespérément crispées depuis quelques jours. Même s'il avait insisté pour que ses enfants participent au voyage, l'inquiétude semblait l'avoir gagné à mesure que le départ approchait. C'était la première fois que Marcus et Julian partaient seuls pour un si long voyage, loin de la Terre du Diamant. Malgré la présence des gardes et autres domestiques, il ne paraissait pas tout à fait rassuré.

— Au moindre problème, vous le signalez à un garde ou un valet, leur rappela-t-il en ajustant ses lunettes. J'aurais préféré qu'un médecin voyage avec vous, mais comme vous m'avez regardé de travers quand j'ai suggéré l'idée... 

— Ils ne passeront pas plus de deux heures sans longer un village, assura Eleanor. Si quelqu'un se sent mal, ils trouveront toujours un médecin près de l'endroit où ils sont.

Julian et sa mère étaient aussi insouciants que le Grand Alpha et Marcus étaient anxieux. Bien qu'ils aient parfois tendance à s'exaspérer mutuellement, chacun parvenait à y trouver un semblant d'équilibre.

— Nous vous écrirons tous les jours, affirma Marcus. Mais uniquement si vous faites de même.

Ils acquiescèrent, tandis qu'un domestique faisait un dernier inventaire de leurs bagages. Trois carrosses avaient été avancés devant le palais : un pour les enfants du Grand Alpha, un pour les domestiques et un autre pour les gardes. Chacun débordait de malles, qui contenaient largement plus d'affaires que nécessaire.

— Tout est en ordre et nous sommes prêts à partir, annonça le valet. C'est quand vous voulez.

Lyssandra fut la première à saluer ses beaux-parents, puis monta dans le carrosse avec l'aide de Julian. Celui-ci fit ensuite mine de la suivre, mais Eleanor le rattrapa par la manche.

— Mon bébé d'amour ne va quand même pas partir sans dire au revoir à sa maman adorée ! se plaignit-elle en le prenant dans ses bras.

Marcus esquissa un sourire face à la mine gênée de Julian, tandis que Lyssandra riait doucement.

— Tout le monde nous regarde, je n'ai plus cinq ans, marmonna le jeune loup.

Eleanor le libéra et se tourna vers Marcus, qui sut que son heure était venue.

— Mon bébé louveteau, tu vas tellement me manquer !

Il eut aussi droit à son câlin, qu'il lui rendit avec une certaine raideur. Heureusement, son père n'attendit pas une telle étreinte, alors il put monter dans le carrosse après de derniers adieux. Il s'installa face à Lyssandra et Julian, ravi d'avoir la banquette pour lui tout seul.

— Marcus ? l'interpella sa mère depuis la fenêtre de l'habitacle.

Il se pencha vers elle et les deux autres curieux l'imitèrent.

— Tu as intérêt à te débrouiller tout seul pour te trouver une femme, car je n'ai aucune intention d'écrire la liste que tu nous as demandée. Je sais que c'était ta condition pour accepter le voyage, mais maintenant que tu es coincé dans ce carrosse, je peux te le dire.

Elle afficha un petit sourire fier, une étincelle de malice brillant dans ses yeux dorés.

— Dans ce cas, heureusement que j'ai chargé quelqu'un d'autre de s'occuper de mon cas, répliqua-t-il avec la même espièglerie.

Elle fronça les sourcils, ne voyant pas de qui il voulait parler.

— Ta grand-mère ? réagit le Grand Alpha.

Marcus se contenta de hausser les épaules, avec une légère insolence qui consterna ses parents.

— C'est très petit de ta part de demander une faveur à la seule personne qui ne te refuse jamais rien ! le disputa Eleanor, sans pouvoir dissimuler un certain amusement.

— Tant pis pour toi, tu devras supporter des dizaines de bals pompeux à ton retour. Charlotta va se faire une joie de remplir ton emploi du temps.

Marcus savait très bien dans quoi il s'engageait en parlant de ses projets à sa grand-mère. Il devrait prendre sur lui et faire bon nombre d'efforts, or ce serait pour la meilleure des raisons.

— J'y suis parfaitement préparé. Je sais que vous ne me prenez pas au sérieux, mais lorsque je serai fiancé à la plus parfaite des demoiselles, vous verrez que je ne plaisantais pas.

Julian éclata de rire face à tant de solennité, tandis que le regard de leur père s'assombrissait.

— Justement, je sais que tu es très sérieux, affirma le Grand Alpha. C'est bien ça qui me fait peur...

Son fils n'eut pas le temps de lui répondre – et du reste, il aurait ignoré quoi dire – puisque le carrosse se mit en route.

— N'oubliez pas de faire attention à vous, fit Eleanor en trottinant un peu pour les suivre. Votre père s'affole toujours pour rien, mais il a raison quand il vous dit de ne pas faire de bêtises, ni de...

— Nous serons sages comme des images, promis ! lui lança Julian.

Et le carrosse s'éloigna trop vite pour qu'elle puisse continuer de les suivre, coupant court à de dernières recommandations.

— À nous la liberté ! s'exclama Julian lorsqu'ils eurent franchi les grilles du palais. Franchement, tu aurais été fou de rester ici alors qu'un si beau voyage nous attend !

Bien que plus discrète, Lyssandra semblait partager son enthousiasme. Ses yeux marron étincelaient et elle avait même eu la fantaisie d'accrocher un joli ruban dans ses cheveux blond foncé.

— Je suis surtout fou de partir. Ce voyage va considérablement retarder mes projets.

Il ne fallait absolument pas que son frère se doute qu'au fond, Marcus était finalement très intéressé par cette virée sur la Terre de l'Émeraude. Même si Rowan avait refusé de l'aider, il parviendrait à retrouver Manik.

Et il le tuerait.

— Au contraire, il va t'ouvrir de nouveaux horizons. Plutôt que de choisir ta promise sur une liste, tu pourras la rencontrer au sommet d'une jolie montagne enneigée. Imagine un peu ce que cela donnerait : une pauvre demoiselle en détresse sur le point de tomber dans le vide, jusqu'à ce qu'un prince aux muscles de pierre la rattrape et l'empêche d'être dévorée par les méchants vampires qui l'attendent en bas, je...

— Il n'y a plus de vampires, lui rappela Lyssandra.

— Dommage, l'histoire était plus palpitante avec des vampires. Nous nous contenterons de très gros ours aux griffes acérées.

Marcus secoua la tête face aux bêtises de son frère. Des fois, il se demandait comment ils pouvaient être apparentés.

— Je ne cherche pas une demoiselle en détresse, mais une femme capable d'assu...

— D'assurer l'avenir de la Terre des Loups, on le sait. Tu penses tellement à la Terre des Loups qu'il y aurait presque de quoi en être jaloux.

— Et la Terre des Loups a besoin d'une louve du Diamant, insista-t-il. Tant pis pour les demoiselles en détresse qui croiseraient mon chemin pendant notre voyage, je ne pourrai pas voler à leur secours. Sauf si elles correspondent à mes critères.

Julian et Lyssandra échangèrent un regard qui signifiait "serait-ce trop cruel si nous nous moquions de lui ?".

— Jusqu'ici, tu n'avais pas franchement besoin de critères pour t'intéresser à toutes celles que tu rencontrais, observa Julian.

— Ça, c'était avant. Mon état d'esprit n'a plus rien à voir avec ce qu'il était autrefois.

— Cela veut dire que nous pourrons désormais entrer dans ta chambre sans craindre de finir traumatisés ? Je te rappelle que c'est à cause de toi si j'ai perdu mon innocence quand j'avais onze ans...

Marcus ne risquait pas de l'oublier. Il s'agissait de l'une des rares fois où son père s'était réellement mis en colère contre lui. Par la Lune, est-ce vraiment si compliqué de fermer une porte à clé ? Déjà que je trouve ton comportement précoce, il est hors de question que tu exposes ton frère à ce genre de choses ! Son sermon avait duré une bonne demi-heure, pendant laquelle Marcus avait pris soin de ne pas se la ramener.

Après ce petit incident, il avait demandé à Julian de frapper à sa porte chaque fois qu'il voulait le solliciter, que ce fût pour jouer ou simplement l'embêter.

— La prochaine demoiselle que j'approcherai sera ma femme, certifia-t-il. D'ici là, je ne m'intéresserai à rien qui puisse me détourner de mes projets.

— Oh, vraiment ? s'amusa Julian. Sans vouloir remettre en cause tes... capacités, je doute que tu sois capable de tenir aussi longtemps. Notre voyage va au moins durer un mois, puis il t'en faudra ensuite deux autres pour te trouver une fiancée, cinq de plus pour organiser un mariage digne de toi, dans le meilleur des cas... Cela t'amène à minimum huit mois d'abstinence.

Il grimaça et secoua sa main d'un air théâtral, si bien que Lyssandra pinça les lèvres pour s'empêcher de rire. Marcus ne lui en aurait pas voulu de se moquer, d'autant plus que lui-même ne savait pas comment il allait s'en sortir. Néanmoins, il espérait qu'avec une bonne dose de détermination, rien ne serait impossible.

— J'attendrai le temps qu'il faudra, affirma-t-il avec le plus grand des calmes. Je serai d'autant plus heureux de me consacrer à ma femme lorsque le bon moment arrivera.

Cette fois-ci, Julian éclata de rire.

— Dans ce cas, je souhaiterai bon courage à ma future belle-soeur quand tu auras décidé de rattraper le temps perdu...

Lyssandra lui envoya un coup de coude dans les côtes, à la fois gênée et amusée qu'il se permette de telles insinuations. Cela n'atteignit pas Marcus, qui se serait fait une joie de renvoyer la balle à son frère si la jeune fille n'était pas présente. Il se refusait à de telles grivoiseries devant une demoiselle.

— Je sais qu'à part notre grand-mère, personne ne prend mes résolutions au sérieux. Je ne tarderai pas à vous prouver qu'elles sont vraies.

Sans vouloir se vanter, il trouvait d'ailleurs qu'il s'en sortait plutôt bien. Cela faisait déjà plus d'un mois qu'il s'interdisait toute relation avec qui que ce soit et il ne ressentait aucun manque. Il se concentrait sur le travail que lui donnait son père, sur quelques parties de jeux inoffensives avec des amis, ainsi que sur ses entraînements matinaux. Ces derniers avaient redoublé d'intensité, mais ils lui permettaient de se dépenser suffisamment pour canaliser ses pulsions lors des pleines lunes.

Tant qu'il parviendrait à maintenir cet équilibre, tout se passerait bien.

Il tâcha de se concentrer sur le paysage qui défilait derrière la vitre – ils traversaient les quartiers les plus excentrés du village – or son frère poursuivit la conversation :

— Tu sais, ce n'est pas parce que les choses se sont mal passées avec Sofia que tu dois épouser la première venue. Tu tenais à elle et...

— Pas plus qu'à une autre.

Il avait répondu un peu trop brusquement pour être crédible.

— L'intérêt des relations libres est justement de ne pas t'attacher à une seule personne, ajouta-t-il. Je n'étais pas plus lié à elle qu'à Chloe, Ludmila ou Sam.

— Sans oublier Sabrina, la couturière de maman. Et Livia. Et la chanteuse qui venait trois fois par an, il s'était bien passé quelque chose aussi, non ? Je ne sais plus comment elle s'appelait, ce n'était pas Catherine ou...

— Catalina.

Avant que Julian ne continue à exposer son tableau de chasse, il résuma :

— Tu vois, il n'y avait pas que Sofia.

— Mais elle était celle que tu préférais, déclara doucement Lyssandra.

La mâchoire crispée, il dut déployer toute sa mauvaise foi pour la détromper.

— Nous nous fréquentions juste plus souvent que les autres. Aucune attache ne nous liait.

— C'est sans doute pour cette raison que tu lui proposais de participer à chaque bal, que tu me demandais sans arrêt où elle était, que tu lui portais le petit-déjeuner dans ta chambre quand elle y restait dormir...

Marcus devait reconnaître que l'énumération de son frère aurait pu laisser croire beaucoup de choses.

— J'admets qu'elle était une amie à laquelle je tenais. Mais je n'étais pas amoureux d'elle, ou je ne sais quelle autre mièvrerie que vous pourriez vous imaginer.

En cela, il ne mentait pas. Il appréciait sincèrement Sofia, l'ancienne femme de chambre qui avait travaillé pendant des années au palais. Néanmoins, ce qu'ils partageaient n'avait rien à voir avec l'amour que se vouaient le Grand Alpha et sa femme, ou même Lyssandra et Julian. L'entourage de Marcus était bien trop romantique pour comprendre la nature de ses relations.

— Il n'empêche qu'elle doit te manquer, dit Lyssandra avec sa compassion habituelle. Je la connaissais depuis bien moins longtemps que toi et je regrette qu'elle soit partie aussi.

Les deux jeunes filles s'étaient en effet liées d'amitié dès l'installation de Lyssandra. Bien que toutes deux assez timides, elles avaient vite sympathisé et s'étaient découvert de nombreux points communs. Sofia avait aussi été malmenée par ses anciens propriétaires, avant de s'enfuir et de trouver un emploi stable au palais. À présent, elle travaillait sur la Terre du Topaze, auprès de la famille de Marienna, l'alpha et tante de Lyssandra.

— Je suis désolé d'avoir gâché votre amitié. Si cela peut vous rassurer, fit-il à l'intention des deux loups, je compte vous trouver une belle-soeur avec laquelle vous pourrez vous entendre. Il s'agit de l'un de mes critères.

Julian leva les yeux au ciel, comme chaque fois que Marcus prononçait le mot "critères". On pouvait presque discerner l'ombre d'Eleanor dans son expression.

— Ne préférez-vous pas vous concentrer sur le voyage qui nous attend, plutôt que sur mes petites histoires ? lança Marcus dans l'espoir de détourner le sujet. Quel est le village qu'il vous tarde le plus de découvrir ?

Il n'avait aucune envie particulière de converser, mais s'il devait passer une minute de plus à discuter de Sofia, il préférait poursuivre la route à pied.

Heureusement, ses compagnons de voyage étaient assez sensés pour ne pas l'enquiquiner davantage.

— J'aurais bien de mal à choisir, tout a tellement l'air beau ! répondit Lyssandra. Hilda m'a montré les tableaux qu'elle a peints lorsqu'elle était sur la Terre de l'Émeraude, ils font partie de mes préférés.

Leur grand-tante s'était fait une joie de les aider à préparer leur séjour. La région montagneuse et enneigée avait été une grande source d'inspiration pour ses oeuvres.

— Nous commençons par Montagne-Lunaire, c'est ça ? enchaîna Lyssandra. Combien de temps sommes-nous censés rester auprès de l'alpha avant de commencer la tournée ?

Julian guetta aussi la réponse de Marcus, qui fut bien embêté. Les deux loups ignoraient la mission dont l'avaient chargé leurs parents : surveiller les agissements de l'alpha de l'Émeraude. Il devrait rester au palais tant qu'il n'aurait pas découvert pourquoi la dirigeante semblait agir de manière suspecte.

— Les dates ne sont pas fixes. Papa m'a demandé d'étudier certains dossiers avec elle, alors nous verrons combien de temps cela nous prendra.

Ce semi-mensonge les contenta et ils se lancèrent dans la liste des choses qu'ils tenaient absolument à voir une fois arrivés. De temps à autre, Marcus inséra quelques remarques à leur discussion, pour ne pas totalement donner l'air d'être ailleurs.

Cependant, tandis que le carrosse cheminait à travers les vastes champs de la Terre du Diamant, de légers doutes venaient le tarauder. Comment allait-il faire pour mener de front son projet de retrouver Manik, tout en s'intéressant aux supposées cachoteries de l'alpha de l'Émeraude ?

Une chose était sûre : il se concentrerait en priorité sur son premier objectif. Il décevrait peut-être ses parents, mais il doutait que Gladis de l'Émeraude représente une plus grande menace que Manik. Ou plutôt, une plus grande menace que celui qu'il cherchait désespérément à enterrer une bonne fois pour toutes.

Lorsqu'il se serait débarrassé de l'oncle de Julian, il aurait vaincu le seul monstre qui mettait réellement en danger la Terre des Loups : lui-même.

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