Chapitre 3 - Entretien avec une princesse
Isabella et Duncan devaient avoir oublié Danila.
Elle ne pouvait pas leur en vouloir, puisque cela faisait au moins une heure qu'elle n'avait pas prononcé un mot.
Le salon de la maison du lac, situé à l'étage, offrait une vue magnifique sur l'étendue d'eau et sa forêt. La louve s'était installée dans l'un des grands fauteuils disposés face aux baies vitrées, afin de lire sous la belle lumière du soleil. Le crépuscule naissant l'empêchait désormais de déchiffrer les mots qui noircissaient les pages de son roman.
Elle savait que derrière elle, la princesse et son mari occupaient le canapé près de la cheminée. Même sans se retourner, elle devinait qu'Isabella était lovée dans les bras de Duncan. Ils se murmuraient des mots qui ne parvenaient pas tous aux oreilles de Danila, mais qui faisaient rire Son Altesse de temps à autre. Quand ils ne parlaient pas, elle se doutait qu'ils étaient en train de s'embrasser, ce qui commençait à rendre la situation un peu embarrassante...
À force de vivre sous le même toit que deux couples, la louve commençait à s'habituer à ce genre de situation. Toutefois, Alisée et le roi faisaient au moins l'effort d'être discrets. Si tu aimais quelqu'un, tu aurais sûrement toujours envie d'être avec lui, songeait-elle pour ne pas blâmer Duncan et sa femme. Ou peut-être pas. Elle ne pouvait pas savoir. Jamais elle n'avait réussi à envisager une proximité avec un homme sans que cela ne lui paraisse étrange. Elle ignorait ce qui clochait chez elle, cependant...
Un bruit sourd l'arracha à ses réflexions. Il lui fallut une seconde pour se rendre compte qu'elle venait d'échapper son livre, qui avait glissé de ses genoux.
Elle resta immobile un instant, puis entendit Isabella se racler la gorge. Désireuse d'échapper à cette gêne une bonne fois pour toutes, Danila ramassa le livre et bondit de son siège. Elle fut saisie d'un léger vertige et manqua de retomber sur les fesses, ce qui aurait fini de la mettre mal à l'aise.
— Excusez-nous, je... Je ne savais pas que vous étiez là, déclara Duncan.
Il était bien le seul à partager son malaise. Lorsqu'elle se tourna vers eux, Danila vit une étincelle d'amusement briller dans les yeux de la princesse.
— Ce... Ce n'est pas grave. Je me suis endormie en lisant, mentit-elle.
Plutôt mourir que d'avouer qu'elle n'avait pas osé manifester sa présence et bouger de son fauteuil. À la manière dont Isabella inclina la tête, elle comprit qu'elle n'était pas dupe.
— Je vais aller te chercher quelque chose à boire, fit Duncan en se levant. Tu préfères un thé ou du chocolat ?
La princesse opta pour la seconde option. Le chocolat chaud constituait la base de son alimentation. Le loup demanda à Danila si elle voulait quelque chose, mais elle déclina. Ils n'allaient pas tarder à manger ce qu'Adrian et Alisée étaient en train de préparer, alors elle ne voulait pas se couper l'appétit.
— Mademoiselle Song, vous pouvez rester une minute ? l'interpella la princesse comme elle faisait mine de s'en aller. J'aimerais vous parler.
La louve s'arrêta net et échangea un regard avec Duncan. Il fronça les sourcils en direction de sa femme, l'air de lui demander pourquoi elle embêtait Danila. Isabella se contenta de lui faire signe que tout allait bien.
Il partit sans dire un mot, tandis que son alpha s'asseyait sur le bord du canapé, aussi loin que possible de la princesse. Non pas qu'elle avait peur d'elle, cependant... C'était bien la première fois que celle-ci cherchait à s'entretenir avec elle sans la présence des autres.
— Alors, comment trouvez-vous le livre de mon père ?
Danila mit une seconde à comprendre de quoi elle parlait. Ce ne fut qu'en voyant les yeux de la princesse rivés sur son livre que la lumière se fit dans son esprit.
— Oh, euh... Il est très bien. Quelques personnages ont des idées un peu étranges, mais... C'est très original.
En vérité, elle peinait à comprendre les comportements des héros de la Trilogie des Âmes. La plupart agissaient avec une cruauté que Danila avait du mal à saisir. Heureusement, la plume d'Amy Melton – enfin, du roi – rendait la lecture assez agréable.
— Je n'ai jamais pu terminer le premier tome, révéla Isabella sans aucune honte. Toutes ces descriptions inutiles de lieux qui n'existent même pas, sans parler des personnages qui se lamentent sur leur sort pendant des pages entières... Si mon père n'avait pas été immortel, il aurait perdu un sérieux temps à écrire ces litanies.
Danila jeta un coup d'oeil à la porte, craignant de voir le roi apparaître.
— Oh, ne vous en faites pas, il sait l'opinion que je porte à ses livres. Contrairement à vous, je n'ai pas toujours peur de dire ce que je pense.
La louve baissa les yeux un court instant, avant d'oser répliquer :
— Vous savez, je ne pense pas que taire certaines choses soit un défaut quand ce qu'on a à dire risquerait de... blesser la personne concernée.
Elle se doutait que Son Altesse allait la toiser de haut ou se moquer d'elle, or pour une fois, elle voulait donner son avis. Si un membre de sa famille lui avait fait lire l'un de ses livres, elle n'aurait jamais été lui dire qu'il ne lui plaisait pas. Tant pis si cela faisait d'elle une hypocrite.
— Je suis d'accord avec vous, approuva la princesse contre toute attente. Mais dans votre cas, même quand vous ne dites pas ce que vous avez en tête, votre attitude vous trahit.
À la fois perplexe et penaude, Danila attendit qu'elle précise sa pensée.
— Par exemple, chaque fois que vous me voyez, je sais que je vous inspire la plus insupportable des pitiés. Je ne peux que difficilement laisser penser autre chose, mais vos yeux de louve battue sont particulièrement expressifs...
L'état d'Isabella préoccupait tout son entourage. Même si Danila avait toujours été habituée à la voir maigre, les choses étaient bien différentes depuis qu'elle était redevenue une Neutre. Elle le disait elle-même : sans sa force surnaturelle, elle n'était rien.
Rien, si ce n'était une poupée d'os, qui tenait à peine debout. Des vertiges la saisissaient presque chaque fois qu'elle marchait et quelqu'un devait la porter pour descendre ou monter les escaliers. Elle avait beau essayer de rester de marbre, Danila la voyait grelotter chaque fois qu'elle s'éloignait de la cheminée. Ses éternelles robes blanches, fines et légères, n'étaient plus qu'un lointain souvenir. Elle s'emmitouflait sans cesse sous d'épaisses couvertures, comme s'il en allait de sa survie.
— Ce n'est pas vraiment de la pitié, c'est juste que...
Elle ignorait quels mots choisir. La princesse pouvait se montrer si imprévisible que peu importe les termes qu'elle emploierait, elle trouverait le moyen de mal les interpréter.
— Vous et moi, nous nous ressemblons beaucoup plus que vous le pensez, déclara Isabella.
Danila ne sut comment prendre cette remarque. De toutes les personnes qu'elle connaissait, la princesse était sûrement celle avec qui elle comptait le moins de points communs.
— Déjà, nous avons été transformées au même âge. Vous avez vingt ans, n'est-ce pas ?
La louve acquiesça, étonnée qu'Isabella sache une telle information.
— Enfin, j'en... J'en ai vingt-quatre, bredouilla-t-elle. Mais...
Se rendant compte de l'inutilité de sa remarque, elle s'interrompit.
— Redevenir une Neutre a tellement fini de me détraquer que j'oublie parfois mon âge, avoua Son Altesse en inspectant ses ongles. L'autre jour, je ne savais plus si j'avais mille cinq cent quatorze ans ou mille quatre cent quinze ans.
Danila cligna les paupières, en se gardant bien de demander quel nombre était le bon.
— Quoi qu'il en soit, nous nous retrouvons au même point, enchaîna la princesse. Nous avions pris l'habitude de nous comporter en adéquation avec notre âge physique, mais la vieillesse nous rattrapera petit à petit. Viendra un jour où vous vous regarderez dans une glace, et vous ne serez plus que l'ombre de vous-même.
Heureusement que l'humeur de la louve pouvait difficilement se faire plus triste et maussade, sans quoi Isabella aurait fini de la déprimer...
— Je vous avoue que dans l'immédiat, la perte de ma jeunesse éternelle n'est pas vraiment ce qui me préoccupe, déclara-t-elle avec précaution.
Elle ne voulait surtout pas contrarier Son Altesse, néanmoins... Elle ne se voyait pas discuter de cheveux blancs, de rides, ou des infortunes qui accompagnaient la vieillesse.
— Moi non plus, pour être honnête, reconnut la princesse. Je doute de vivre assez longtemps pour me voir véritablement vieillir, alors cela règle la question.
Entendre une telle réponse causa de la peine à Danila, qui voulut répliquer une parole rassurante. Cependant, elle ne lui en laissa pas le temps :
— Enfin, peu importe, badina-t-elle comme si elle ne venait pas d'annoncer un mauvais présage. Hormis notre âge, nous avons un autre point commun que j'ai été assez étonnée de découvrir.
La louve se prépara au pire, ayant une vague idée de ce qu'allait lui révéler Isabella. Même si personne n'en parlait, Son Altesse ne devait pas avoir oublié ce que Danila avait commis la nuit de l'attaque.
— Sauf si je me trompe, je crois avoir compris que vous ne voulez pas d'enfants non plus, fit Son Altesse. C'est assez drôle, car lorsque vous viviez au palais, j'étais persuadée que vous étiez le genre de vampire qui finirait par adopter tous les marmots du monde...
Il s'agissait de la dernière révélation à laquelle l'alpha s'était attendue. Jamais elle n'avait abordé ce sujet avec qui que ce soit, alors elle voyait mal comment la princesse avait pu faire montre d'une telle clairvoyance.
— Co... Comment le savez-vous ? l'interrogea-t-elle. Je... Je n'en ai même pas parlé avec Alisée.
— J'ai vu votre sourire forcé lorsque nous avons appris que d'anciennes vampires avaient réussi à tomber enceintes. Vous n'auriez pas tiré une meilleure mine si nous vous avions annoncé la fin du monde...
Honteuse, Danila baissa les yeux sur ses genoux. Elle se sentait infiniment égoïste de ne pas pouvoir se réjouir pour les millions d'autres anciens vampires qui pourraient enfin avoir des enfants. Le visage d'Alisée avait été le premier à s'illuminer quand les premières rumeurs s'étaient répandues.
— Ce n'est pas que je ne veux pas d'enfants, nuança Danila en triturant sa jupe bleue. C'est juste que...
Les mots restèrent bloqués dans sa gorge, déjà terriblement nouée depuis les derniers jours.
— Oh, vous n'avez pas besoin de vous justifier. Pour ma part, j'ai toujours su que je n'en voudrais pas. Sachant que je n'ai presque jamais eu mes règles, même avant ma transformation, cela évite le sujet.
La maladie de la princesse était donc encore plus ancienne que la louve le pensait. Était-ce à cause de la condition si particulière de son père adoptif qu'elle avait développé de tels troubles ? Es-tu réellement en train de parler de règles avec la princesse ? réalisa-t-elle avec stupeur.
— En réalité, reprit Danila d'une petite voix, c'est surtout parce que je n'ai pas envie de... D'imposer à d'autres la vie qui a été la mienne.
Ce ne fut qu'en prononçant ces mots qu'elle se rendit compte de leur gravité. À l'entendre, on aurait pu croire qu'elle aurait préféré ne jamais naître. Et c'était peut-être vrai.
Isabella inclina la tête, dans un petit mouvement délicat qui rappelait sa prestance d'autrefois. Il s'agissait bien de l'un des seuls reliquats de sa grandeur passée. Ses fins cheveux noirs semblaient toujours secs et ternes, tandis que son teint, déjà très pâle de nature, se faisait diaphane. Même sa voix, jadis pleine de légèreté et de malice, sonnait plus grave et atone.
— Vous êtes encore plus intéressante que je ne le pensais, observa-t-elle, vaguement impressionnée. Quand vous viviez avec nous au palais, vous donniez l'impression de ne vivre que de guimauve et d'insouciance, cependant... Je ne vous ferai pas l'honneur de dire que vous êtes aussi torturée que moi, mais presque.
Danila n'en fut pas fière. Tant de pauvres gens vivaient des malheurs dans le monde qu'à côté, les siens auraient dû être dérisoires. Elle ne pouvait toutefois pas les empêcher de la ronger.
— Cela rejoint autre chose que nous avons en commun, fit Isabella. Je ne pense pas me tromper en affirmant que contrairement aux autres, nous ne nous sommes pas vraiment réjouies de la fin du vampirisme.
La louve s'entoura de ses bras, bien forcée d'admettre qu'elle disait vrai. Isabella esquissa un sourire sans joie, avant de porter son regard sur la cheminée. Les flammes orangées qui y crépitaient apportaient une chaleur presque étouffante, mais qui ne paraissait pas suffire à la réchauffer.
— Je suis passée du statut de femme la plus puissante du monde, à celui de faible créature qui ne peut pas faire deux pas sans tomber. Quant à vous... À votre place, n'importe quel loup qui n'a aucune idée de ce qu'implique votre rôle se serait réjoui de retrouver son titre d'alpha. Cependant, cela semble avoir éteint presque toute la lumière qui brillait chez vous.
Danila ne voyait pas quoi lui répondre. La princesse avait toujours été son opposée : sûre d'elle, audacieuse, indifférente au regard des autres... Si la louve lui expliquait pourquoi elle ne voulait pas reprendre ses fonctions, elle se moquerait d'elle.
— Tout le monde rêve d'être une princesse ou une alpha, jusqu'à le devenir vraiment, enchaîna Son Altesse. Ils ne voient que nos avantages, sans imaginer une seconde la charge que cela représente.
Surprise qu'elle lui tienne un tel discours, Danila l'écouta avec attention.
— Notre rôle consiste à donner l'illusion que tout ce que nous faisons est facile. Que nous sommes nées pour ça et que nous maîtrisons parfaitement ce que nous faisons. Si nous laissons entrevoir à quelqu'un que nous doutons, cette personne se sert de cette petite brèche pour nous atteindre et remettre en cause notre légitimité. D'autant plus lorsque nous sommes des femmes.
Isabella marqua une pause, tout en faisant tourner une bague autour de son doigt.
— Les loups ont toujours affirmé ne faire aucune différence entre un ou une alpha. Je crois que c'est un peu à cause de mon père et moi si ces prétentions sont fausses. Il a tellement réussi dans son rôle de roi que malgré eux, les loups ont associé l'idée de pouvoir à un homme tel que lui. Avec mon apparence de petite fille fragile, j'étais considérée comme une ombre.
Du temps où elle était Altesse Royale, Danila n'aurait jamais défini la princesse comme une simple "ombre", et encore moins comme une créature chétive.
— Vous... Vous étiez loin de l'être, la détrompa-t-elle. Vous avez toujours fait beaucoup de choses, surtout pendant la Régence du Presque-Siècle.
Quand elle était plus jeune, la louve avait lu autant de livres que possible sur cette période. La terrible vengeance de la princesse l'avait à la fois terrifiée et fascinée. S'allier avec une future Grande Alpha maltraitée par sa famille, afin de libérer son père d'une captivité de presque cent ans... Danila avait lu des fictions moins intéressantes que cette véritable histoire.
— Hélas, il ne s'agit pas d'un épisode dont les loups aiment particulièrement se souvenir. Et à vrai dire, moi non plus...
Pendant quelques secondes, Isabella fixa les flammes d'un air absent.
— Mais peu importe, se reprit-elle. Le fait est que le monde guette à chaque instant le moindre de nos faux pas. Quand un alpha commet un impair, on dit qu'il a été mal conseillé, ou qu'il s'agit d'une simple erreur de jugement. En revanche, si une dirigeante telle que vous s'aventure à faire une minuscule faute... On dira que vous êtes immature et incapable d'occuper vos fonctions.
Danila se reconnaissait dans presque chacun des mots qu'elle prononçait. Seulement, un détail empêchait son raisonnement de s'appliquer à elle :
— Et que se passe-t-il quand on est réellement immature et incapable d'occuper ses fonctions ?
De nouveau, la princesse inclina la tête et ses yeux perçants scrutèrent Danila. Celle-ci eut l'impression d'être auscultée jusqu'au fond de son âme.
— À ce moment-là, vous devez redoubler d'efforts pour ne rien laisser paraître. Vous n'imaginez pas le nombre de Grands Alphas qui n'étaient que des bons à rien, mais qui se débrouillaient quand même pour avoir l'air intelligents...
Elle ponctua sa phrase d'une grimace dégoûtée, comme si les frasques des dirigeants en question se rappelaient à elle.
— Mais je vous rassure, ce n'est pas votre cas, déclara-t-elle en se reconcentrant sur Danila. La seule chose qu'on pourrait vous reprocher, c'est le terrible manque d'estime que vous portez à vous-même. Il est difficile de vous faire respecter lorsque vous ne vous accordez aucun crédit.
— Ce n'est pas que...
Danila renonça à répliquer. Elle ne pouvait détromper la princesse, puisqu'elle disait vrai.
— Si vous étiez une mauvaise alpha, vous n'auriez pas peur de retourner sur la Terre de l'Émeraude. Si vous redoutez l'échec, c'est parce que vous voulez bien faire.
La louve n'avait pas envisagé les choses sous cet angle. Vues ainsi, elles semblaient plus encourageantes.
— À vrai dire, c'est même plus que ça, avoua-t-elle en se tortillant les mains. Non seulement j'ai peur d'échouer, mais je sais surtout que ce sera le cas.
Son Altesse leva les yeux au ciel.
— Avec cet état d'esprit, il est certain que vous échouerez. Si cela peut vous aider à relativiser, dites-vous que des centaines d'alphas de l'Émeraude se sont succédés avant vous. Bon nombre d'entre eux ont été médiocres, et aucun n'a fini lapidé par sa meute. Quoique, on ne sait pas vraiment ce qui est arrivé à Maira de l'Émeraude...
Elle fit mine de réfléchir, avant de reprendre un air naturel.
— Mon père et moi avons réussi à diriger un royaume pendant plus d'un millénaire. Les choses se sont assez mal terminées, je vous l'accorde... Cependant, il y a de fortes chances pour que vous réussissiez à gérer votre petite région pendant une cinquantaine d'années.
La princesse qui t'adresse des encouragements... Voilà une énième chose qu'elle aurait pensé complètement impossible et insensée.
Cela donnait d'autant plus de force à ses propos. Même en étant aussi affaiblie, jamais Isabella n'aurait dit quelque chose qu'elle ne pensait pas.
Quelques secondes plus tard, Duncan revint avec le chocolat chaud. Vu le temps qu'il avait mis, Danila le soupçonna d'avoir attendu derrière la porte, afin de laisser Isabella finir son petit discours.
Néanmoins, la louve ne se leva pas tout de suite.
— Il y a... un détail que vous oubliez, avoua-t-elle à mi-voix. J'ai fait quelque chose d'horrible lors de la bataille au château et...
— Ah, c'est vrai ! s'exclama la princesse avec plus d'enthousiasme que ne l'exigeait le sujet. Nous avons toutes les deux au moins un meurtre à notre actif. Décidément, nous sommes presque des soeurs jumelles !
Duncan la regarda d'un air un peu réprobateur, avant de jeter un regard inquiet à Danila.
Et le moins que l'on pouvait dire, c'est qu'il avait de quoi s'inquiéter. Chaque nuit, Danila se revoyait enfoncer son épée dans le cou de sa victime. Le sang qui giclait sur le pelage gris venait la hanter, tout comme les gémissements de l'animal. Ces images se mêlaient à celles du visage de Jae-Sun, qu'elle imaginait exploser en mille particules.
Cela l'empêchait de trouver le sommeil et lorsqu'elle y parvenait, d'affreux cauchemars troublaient ses songes.
— Ce n'est pas un drame, fit Isabella avec un petit geste désinvolte. Du moment que vous savez pourquoi vous avez agi, vous n'avez pas à vous en vouloir.
Danila savait que sans son intervention, ce loup aurait tué Alisée. Il s'agissait de la meilleure des raisons pour commettre un tel acte, et pourtant...
— Malheureusement, ce n'est pas aussi simple, regretta-t-elle en baissant les yeux.
— Je sais.
Cette fois-ci, la princesse avait retrouvé son sérieux.
— Vous y penserez toute votre vie. Il y a des jours où vous vous croirez indigne de tout, y compris de continuer à vivre. Vous vous demanderez pourquoi ceux que vous aimez vous portent encore de l'attention, alors que vous mériteriez d'être oubliée de tous.
Ses mots et son regard absent reflétaient tout ce que Danila éprouvait. Quelques mois plus tôt, s'identifier à la princesse l'aurait terrifiée. Or à présent, savoir qu'une femme aussi forte connaissait des tourments similaires aux siens l'encourageait à se battre pour lui ressembler.
Elle ne pourrait devenir exactement comme Isabella – et du reste, ne le souhaitait pas – mais elle avait devant elle une preuve que l'on pouvait survivre à toutes ces épreuves. Enfin, tenter de survivre, se corrigea-t-elle face à la maigreur de Son Altesse.
— Même si vous aurez parfois envie de les repousser, accrochez-vous à ceux qui sont là pour vous. Ou plutôt, laissez-les s'accrocher à vous...
Ses yeux glissèrent sur Duncan, qui paraissait ignorer quoi penser de cette discussion. Il semblait craindre que l'une des deux finisse par fondre en larmes, cependant ce ne fut pas le cas.
Après un instant de silence, Danila se leva doucement du canapé.
— Je... Je vous remercie pour vos conseils. Je tâcherai d'y penser.
Elle s'éclipsa, sans attendre qu'on la retienne plus longtemps.
En réalité, jamais elle ne pourrait suivre les recommandations de la princesse. Le lendemain, dès qu'elle aurait quitté la maison du lac, elle serait complètement seule.
Et elle n'aurait personne à qui se raccrocher.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top