Chapitre 18 - Caprices lunaires
Jamais Marcus n'avait attendu une pleine lune avec autant d'impatience.
Cela faisait presque quinze ans qu'il redoutait ce jour précis du mois, mais une fois n'est pas coutume, il était impatient de se transformer.
Une semaine s'était écoulée depuis sa mutation accidentelle et fort heureusement, aucun incident ne s'était reproduit. Il avait pu poursuivre ses visites dans les différents villages, sans que quoi que ce soit ne vienne y semer le trouble. Cependant, une crainte demeurait au fond de lui. Et si, pour une raison ou pour une autre, il ne se transformait pas cette nuit-là ? Et si son loup était complètement déphasé et n'apparaissait plus en même temps que tous les autres ?
Il ne pourrait vivre dans l'anormalité. Déjà qu'il peinait à se préparer pour les pleines lunes, il lui serait impossible de supporter des transformations complètement imprévisibles.
Comme minuit approchait, il vérifia une dernière fois que ses habits de rechange étaient bien en ordre dans son sac. Il s'apprêtait à retirer ses vêtements, lorsqu'on frappa à la porte de sa chambre. Ils se trouvaient dans une auberge à l'est de la Terre de l'Émeraude, où se poursuivait leur voyage. Il s'attendit à trouver Julian, or ce fut Danila qui apparut dans l'encadrement.
— Il y a un problème ? la questionna-t-il, sans l'inviter à entrer.
La transformation impromptue à Mactowel n'avait pas considérablement amélioré leurs rapports. Ils ne se regardaient plus de travers, ce qui constituait déjà un bon début, mais ils ne s'adressaient la parole que s'ils y étaient vraiment obligés.
— Je venais voir si tout allait bien et... vous demander si vous aviez besoin d'aide.
Comprenant où elle voulait en venir, il se rembrunit un peu.
— Ça ira, je vous remercie. Si je me transforme normalement, vous n'aurez pas à vous en faire pour moi.
Autrement dit, nul besoin qu'elle utilise son pouvoir d'alpha sur lui. Outre son inquiétude à la perspective d'un nouveau problème, il se sentait prêt à gérer ses pulsions animales. Il avait pris soin d'aller courir et de s'entraîner pendant deux bonnes heures, afin de se dépenser au maximum.
— C'est vous qui voyez, répondit-elle, les bras croisés. Mais si vous avez un problème, venez me trouver.
Il hocha la tête et s'attendit à ce qu'elle parte. Elle paraissait néanmoins avoir autre chose à dire. Il la fixa avec insistance, jusqu'à ce qu'elle se décide à parler :
— Il y a quelque chose que je me demandais à propos de vos transformations. Vous dites que vous ne vous contrôlez pas très bien, mais... Votre père est un alpha. Ne pourrait-il pas utiliser son pouvoir pour vous aider ?
Marcus baissa les yeux et s'appuya au montant de la porte. Discuter de ses problèmes de contrôle lui coûtait. Toutefois, il ne pouvait pas la renvoyer balader alors qu'elle lui proposait son aide.
— Ça lui arrivait de le faire, quand j'étais plus jeune. Mais remettre sa capacité de contrôle entre les mains de quelqu'un d'autre a tendance à empirer le problème, donc... J'essaye de me débrouiller par moi-même.
Laisser son père l'aider à maîtriser ses pulsions n'était pas une solution pérenne. Un loup devait pouvoir se gérer sans aide extérieure et trouver son propre équilibre. Marcus tâchait de faire au mieux, même si des erreurs de parcours venaient apporter quelques ombres au tableau...
Évidemment, il n'avait pas raconté à Danila avoir déjà tué un vampire. Personne ne devait l'apprendre en dehors de sa famille et des plus proches collaborateurs de son père.
— Je vous souhaite bon courage pour cette nuit. Et ne vous inquiétez pas, je suis sûre que vous allez vous transformer.
— Je ne suis pas inquiet, répliqua-t-il.
Elle pencha la tête, l'air de lui demander s'il la prenait pour une idiote. Il songea que cela rendait son visage encore plus délicat et adorable que d'ordinaire. Les yeux de la jeune fille basculèrent ensuite sur sa main appuyée contre le chambranle, à quelques centimètres d'elle. Ses doigts l'avaient tant démangé au cours de la soirée qu'ils étaient striés de petites griffures écarlates.
— Faites attention à vous.
Ce fut le seul commentaire auquel il eut droit.
Il l'observa s'éloigner dans le couloir, puis s'enferma dans sa chambre. Il détestait l'idée que quelqu'un connaisse l'une de ses faiblesses. Cependant, mademoiselle de l'Émeraude semblait davantage compatir à son sort que se moquer de lui, ou le traiter avec trop de pitié.
Un coup d'oeil à l'horloge lui indiqua qu'il lui restait deux minutes avant minuit. Il alla ouvrir sa fenêtre, puis inspecta l'extérieur. Sa chambre se situait au premier étage, mais s'il sautait sous sa forme animale, il ne se ferait aucun mal. Il ne pouvait se permettre de passer par l'entrée de l'auberge, au risque de croiser son frère et Lyssandra. S'il parvenait à se transformer, il ne fallait surtout pas que les deux autres loups décident de lui tenir compagnie.
Il avait des projets pour la nuit à venir, et personne ne devait s'en mêler. Une tour d'observation se situait à quelques lieues de l'endroit où il logeait. Il comptait bien aller vérifier si Manik s'y trouvait.
Quatre jours plus tôt, ils avaient déjà eu l'occasion de s'arrêter non loin d'un autre édifice de ce genre. Marcus avait prétexté une envie d'aller courir dans les bois pour s'absenter et partir l'inspecter. Il n'était tombé que sur un endroit abandonné, où seuls quelques âmes en peine devaient trouver refuge de temps en temps.
Il retira ses vêtements et attrapa son sac, puis attendit fébrilement les douze coups de minuit. Il se sentait aussi anxieux qu'une louve qui craignait d'être enceinte et priait pour se transformer.
Que se passerait-il s'il avait réellement un problème ? Si sa transformation impromptue n'avait pas été qu'un accident et qu'un quelconque mal le rongeait ? Et si tout le monde l'apprenait ? Et s'il ne pouvait plus devenir Grand Alpha et que Julian se retrouvait obligé de régner ? Et si...
Il ne put se poser de questions plus longtemps, car il sentit le processus de mutation se mettre en route. Cette fois-ci, il fut rapide et quasiment indolore. Un soupir de soulagement s'échappa du museau du loup, tandis qu'il croisait son reflet dans un miroir. C'était bien la première fois qu'il était si heureux de voir son pelage noir corbeau et ses oreilles triangulaires !
N'ayant pas une minute à perdre, il bondit par la fenêtre et atterrit dans le jardin qui entourait l'auberge. Il sauta par-dessus une haie, puis fila vers la sortie du village aussi vite que possible. Des loups risquaient de repérer son aura argentée et pourraient y voir une occasion idéale pour s'en prendre au fils du Grand Alpha. Il avait recommandé à Julian et Lyssandra de faire attention et d'être escortés par des gardes où qu'ils allaient.
Il courut à toute vitesse en direction des bois, avant d'emprunter un chemin qui serpentait entre des collines. Il avait repéré le trajet et s'il restait concentré, il parviendrait à sa destination sans se perdre.
Il plaçait beaucoup d'espoirs dans la tour vers laquelle il se rendait. D'après les différentes cartes qu'il avait étudiées, il s'agissait de la plus éloignée de toute civilisation. S'il avait dû y aller sous sa forme ordinaire, il lui aurait fallu de longues heures de marche ou de voyage en calèche. Sa vigueur de loup lui permettrait d'effectuer l'aller-retour avant le lever du jour.
Avoir un but aidait son esprit à être moins tourmenté. Il laissait ses pattes battre les chemins d'herbe et de terre, sans avoir envie de planter ses crocs dans quoi que ce soit. Peut-être que son accident l'aiderait à stabiliser ses pulsions ? Cela lui montrerait qu'il devait s'estimer chanceux de ne se transformer qu'une fois par mois.
Non, songea le loup en galopant un peu plus vite. Il ne trouverait de répit et un semblant de stabilité que le jour où celui qu'il cherchait serait mort. D'ailleurs, que ferait-il s'il le trouvait dans cette tour ?
Avant de se transformer, il s'était résolu à attendre le lever du jour pour aller confronter Manik. Des soldats chercheraient sûrement à l'empêcher d'entrer, mais il ferait croire qu'il avait été envoyé par ses parents. S'ils s'obstinaient à refuser sa requête, il irait jusqu'à se battre avec eux. Le sac qu'il portait sur son dos contenait trois dagues.
Néanmoins, à présent que son loup gouvernait ses actes... Il n'était plus tout à fait certain de pouvoir attendre la fin de la nuit. À la simple idée d'un combat sous sa forme animale, ses poils se hérissaient d'impatience. Le frère d'Eleanor serait-il seulement capable de se battre ? De ce qu'il savait, il n'était âgé que de cinquante ans. Ses deux décennies passées en réclusion ne devaient cependant pas l'avoir arrangé.
À force de courir, il perdit la notion du temps, mais finit par atteindre le bas de la plus haute colline des environs. S'il n'avait pas fait fausse route, la tour devait se trouver dans un rayon proche. Il ralentit et tendit l'oreille, à la recherche des éventuels soldats qui gardaient les lieux. Hormis des bruissements de feuilles et des petits cris d'animaux, il n'entendit rien. Sa vision animale parvint cependant à distinguer un édifice au milieu d'une prairie mal défrichée.
Hélas, il eut tôt fait de se rendre compte qu'il ne s'agissait pas de la tour qu'il recherchait.
Ou plutôt, que cet endroit avait bel et bien été une tour d'observation, mais qu'elle était désormais en ruines.
Il put à peine s'approcher des pierres, tant les ronces proliféraient tout autour. Il se piqua le poitrail et une écharde vint se loger dans l'une de ses pattes. Il la délogea en se grattant contre de la mousse, puis se résolut à rebrousser chemin. Cette tour avait dû être détruite pendant une guerre, ou avait succombé à l'usure du temps. Peu importe quel avait été son triste destin, elle n'avait pas abrité Manik du Rubis.
Sa frustration, mélangée à sa déception, rendirent le trajet du retour incroyablement long. Il s'abreuva auprès d'un ruisseau, croisa quelques autres loups qui attardèrent leur regard sur lui... Il ne se préoccupa d'aucun d'entre eux et poursuivit son chemin jusqu'à l'auberge.
Lorsqu'il revint dans le jardin, l'aube approchait. Il se sentait vidé de son énergie, aussi bien physique que mentale. Lui qui n'avait pas pour habitude de dormir après ses transformations, il ferait sûrement une exception.
Il passa par l'entrée principale, où des soldats lycanthropes montaient la garde. Sécurité oblige, ils devaient contrôler les entrées de chaque loup. Ils reconnurent sans mal l'aura scintillante de Marcus, qui témoignait de son indéniable proximité avec le Grand Alpha. Comme ils s'aplatissaient en une parfaite position de soumission, il les gratifia d'un petit aboiement amical.
Tandis qu'il montait les escaliers pour gagner l'étage, il renâcla avec lassitude. Ce n'est que partie remise, grondait la bête qui vivait en lui. Il lui restait encore trois tours à visiter. À moins que les cartes de l'alpha de l'Émeraude soient inexactes, Manik devait forcément se trouver dans l'une de ces geôles. Il finirait par mettre la main sur lui, même s'il devait attendre quelques jours ou semaines.
Arrivé dans le couloir, il s'étonna de trouver un loup blanc assis devant la chambre de Lyssandra et Julian. Il crut d'abord à un potentiel ennemi, mais en s'approchant de plus près, il s'aperçut qu'il ne s'agissait pas de n'importe quel loup. Ou plus justement, de n'importe quelle louve.
Une aura verte extraordinairement étincelante entourait l'animal. En entendant le bruit de ses griffes contre le parquet, elle se tourna vers lui et il s'arrêta net. Avec son épaisse et splendide fourrure immaculée, son cou gracieux et ses grands yeux émeraude, il s'agissait de l'une des plus belles louves qui lui eut été donnée de voir. Et pourtant, cela faisait quatorze ans qu'il arpentait les forêts lors de chaque pleine lune.
Il se dégageait d'elle quelque chose de majestueux, qui incitait immédiatement au respect. Son pelage, aussi blanc que celui de Marcus était noir, n'était entaché par aucune trace de terre ou de boue. Il la fixa un long moment, pendant lequel elle parut l'étudier aussi, puis elle agita la tête d'une drôle de manière.
Il hésita, puis comprit que Danila lui faisait signe d'approcher. Il s'exécuta d'un pas lent et songea qu'il y avait peut-être un problème. Il avait d'abord été trop ébloui par sa beauté et son aura pour le remarquer, mais elle semblait affolée. Ses oreilles pointues étaient aplaties vers l'arrière et sa queue battait l'air nerveusement. Il regarda dans la direction qu'elle lui indiquait, c'est-à-dire la porte de la chambre de son frère. La louve poussa un petit couinement et il saisit qu'elle l'encourageait à entrer. Les sens en alerte, il envoya un léger coup de museau dans le battant et... manqua de glapir de stupeur.
— Oh, tu es rentré, lui dit Julian en se levant du bord de son lit. Nous nous demandions où tu étais passé.
Par la Lune, es-tu en train de devenir fou ? Voilà ce que se serait demandé Marcus s'il avait été capable d'aligner une pensée.
Parce qu'il était impossible que son frère soit bel et bien en train de lui parler sous sa forme ordinaire.
— Comme tu peux le constater, il semblerait que tu ne sois pas le seul à connaître des problèmes de transformation, grimaça Julian en se passant une main dans les cheveux.
Une louve grise, assise sur un tapis, poussa un gémissement plaintif. Marcus jeta un bref coup d'oeil à Lyssandra, avant de reporter son attention sur son frère.
— Ne panique pas, nous en discuterons une fois que vous aurez tous repris votre forme normale, mais... Je ne me suis pas transformé à minuit.
Visiblement, personne ne ferait de sieste ce jour-là.
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