Chapitre 1 - Adaline
10 ans plus tard...
Je prends une profonde inspiration, profitant pleinement de la douce chaleur de San Diego. Le printemps vient tout juste de débuter, et sentir la vitamine D pénétrer les pores de ma peau me fait le plus grand bien. Après tant d'années passées en Ecosse, j'avais besoin de retrouver mon air natal, et à présent que c'est chose faite, je me sens pleinement chez moi, même si mon estomac me semble noué au possible.
Je rouvre doucement les yeux pour m'acclimater à cette lumière naturelle aveuglante, puis je replace correctement mon vieux sac sur mon épaule avant de pénétrer dans cet énorme bâtiment administratif. Mon cœur bat à tout rompre à cause de l'angoisse, mais peu importe, ce n'est clairement pas le moment de reculer. Pas après tout ce que j'ai fait pour en arriver là.
Je grimace lorsque je découvre la fraîcheur qui se trouve à l'intérieur de celui-ci, absolument plus accoutumée à cette habitude qu'ont les américains de mettre la climatisation à fond, puis je me dirige vers l'accueil, un sourire courtois plaqué sur les lèvres.
— Bonjour, j'ai rendez-vous à seize heures trente pour récupérer mon emploi du temps et ma carte étudiante.
— Quel est votre nom ? me demande l'homme.
— Adaline Forbs.
Sans surprise, celui-ci s'arrête de taper sur son clavier pour relever doucement la tête vers moi. Il me dévisage de longues secondes pendant lesquelles je reste de marbre, habituée à ce genre de comportement déplacé. Je savais qu'en revenant ici, les gens reconnaîtront mon nom, mais c'est un risque que j'ai choisi de prendre.
— Je... Vous... commence-t-il.
— Oui ? insisté-je.
— Bureau 3, finit-il par m'informer sans exprimer sa vraie pensée.
Je ne me fais pas prier pour le quitter, puis je rejoins le bureau un peu plus loin dans lequel m'attends une femme. Je connais les locaux comme ma poche, je me souviens que j'attendais ma mère ici lorsque j'étais petite et qu'elle travaillait jusqu'à tard.
— Mademoiselle Forbs, je suppose ? me demande celle-ci en me voyant arriver.
— C'est ça.
Je la sens pressée. Quoi de plus étonnant ? Le bâtiment administratif ferme ses portes à dix-sept heures, et ils ne sont pas connus pour faire des heures supplémentaires.
— Voilà tout ce dont tu as besoin. Pour la carte du campus, tu la trouveras sur notre site. J'ai cru voir que tu n'avais pas besoin de loger dans nos sororités, si jamais c'est une erreur, demande un formulaire à l'accueil. As-tu des questions ?
Je secoue la tête pour répondre par la négative. Je pense que je pourrais me guider les yeux fermés, surtout que je connais toujours quelqu'un ici.
— Bien alors je ne te retiens pas plus.
Je n'attends pas plus pour quitter les yeux, et je m'arrête un instant face au panneau qui indique le bureau du doyen. Il faudrait que j'y aille... Mais pas tout de suite. Non, je crois que j'ai d'abord besoin de me retrouver un peu seule.
J'avance jusqu'au dôme de verre devant lequel quelques étudiants sont regroupés, et je les contourne en écoutant le son de leurs rires. Je crois que c'est ce qui m'a le plus manqué lorsque j'étais scolarisée à domicile : entendre les gens rire. L'humain sous-estime trop les bienfaits d'un tel son.
Je jette un regard aux alentours, à la recherche de ce vieux banc au bois défraîchi que je reconnaitrais entre mille, même après une absence si longue. Je m'approche de celui-ci avant de m'accroupir devant, le cœur battant. Mes doigts frôlent la surface gravée des lettres « S » et « A ». Un sourire triste ourle mes lèvres en pensant à ce que représente ce lieu... On dit qu'il s'agit du banc des amoureux, sur le campus : tous ceux qui y burineraient leurs initiales resteraient amoureux jusqu'à la fin des temps. Ça n'a pas marché pour nous. Ce ne sont que deux initiales égarées parmi tant d'autres gravures qui ont sûrement perdu leur sens au fil des années.
— Je savais que tu serais là, souffle une voix que je reconnaitrais entre mille.
Je me relève vivement, coupée dans ma nostalgie, pour me tourner vers lui. Impossible de contenir mon sourire. Je m'approche sans attendre pour le serrer de toutes mes forces, comme je le faisais lorsque j'étais enfant. J'inspire profondément, cette odeur boisée me rappelant un lieu sécurisant, et je ferme mes paupières un instant. J'aurais dû aller le voir tout de suite.
— Ça me fait tellement de bien d'être ici...
— Et moi de te voir, souffle-t-il contre mon crâne.
Je me recule pour observer son visage, l'angoisse qui me nouait l'estomac s'estompant peu à peu. Dave a pris quelques rides en dix ans, et ses cheveux anciennement noir sont à présents poivres et sels, mais il garde toujours ce visage rassurant. Si je suis ici aujourd'hui, c'est grâce à lui.
— Merci de m'avoir laissé revenir, soufflé-je.
— Tu n'as pas à me remercier, tu n'as pas à payer pour tes parents.
Je me mords la lèvre, je n'arrive pas à le retenir alors même qu'il me l'a déjà dit au téléphone. Il les a connus, il sait ce qu'ils ont fait... Et pourtant il ne les a jamais jugé, et il ne m'a jamais abandonné alors même que ma marraine a empêché tout contact entre nous lorsqu'elle a eu ma garde. Il n'était pas obligé, pourtant il n'a jamais baissé les bras, je ne lui en serais jamais assez reconnaissante.
— J'ai cru comprendre que tu commençais bientôt ton cours. Tu devrais y aller avant d'être en retard.
— On pourra manger ensemble bientôt ? proposé-je, le cœur serré à l'idée de le voir s'éloigner.
Il dépose une main contre ma joue avant de m'embrasser sur le crâne comme il le faisait à l'époque.
— Ce n'est même pas une question. Je passe demain soir avec de quoi manger ?
— Adjugé. Tu as encore l'adresse de chez mes grands-parents ?
Il hoche la tête avant de partir dans la direction opposée à la mienne, et je ne porte aucune attention aux étudiants qui me dévisagent. Je sais parfaitement comment sont les jeunes de mon âge... Ils me voient un peu trop proches du doyen et vont tirer des conclusions hâtives, sans savoir que Dave a été le patron de ma mère avant d'être son meilleur ami, et qu'il m'a élevé les premières années de ma vie. Et c'est précisément pour ça que je me moque de leur avis : parce que je suis trop heureuse pour leur porter de l'attention.
Je m'approche du bâtiment dans lequel je suis censée avoir cours depuis déjà quelques minutes, une douleur intercostale s'insinuant en moi pour me rappeler à quel point je suis stressée. Finalement, je ne serais pas restée détendue très longtemps.
J'atteins la porte de la salle avec un retard qui m'importe peu, et je frappe en me tenant bien droite, tendue à l'extrême. L'une des raisons de mon retour est derrière cette porte, à quelques pas de moi, et les secondes qui suivent vont être décisives. Soit Sohen me reconnaît, soit il me prend pour une inconnue qui vient de débarquer. Dans tous les cas, mon cœur bat vite, trop fort, j'ai l'impression de ne jamais avoir été aussi pressée de ma vie.
Une voix mécontente me répond pour m'inviter à entrer et je tente de contenir mon excitation en passant la porte pour la première fois. Avant même de saluer l'enseignante qui semble pourtant déjà agacée par mon comportement, mes yeux balaient la salle à la recherche d'un visage que je reconnaitrais entre mille. Il est forcément présent, il était dans les listes... Mon cœur se met à battre de plus en plus vite au moment où mon regard croise deux yeux vairons qui m'ont hantés ; un regard pareil ne s'oublie pas. Mon observation sur sa personne attire l'attention, mais je m'en moque, le tourbillon d'émotions que je ressens au fond de moi me fait tout oublier.
Il n'a plus rien du petit garçon que j'ai été contraint d'abandonner. Ses cheveux d'un noir profond sont coupés courts, et une barbe de trois jours encadre sa mâchoire carrée et donne à son visage une maturité qui n'était pas présente la dernière fois. À mes yeux, il reste le Sohen avec lequel j'ai grandi, et ce changement physique ne modifie en rien ce que je peux ressentir en le voyant : du regret. J'aimerais revenir en arrière pour ne jamais avoir à le laisser derrière moi.
Il se balance sur sa chaise, un crayon entre les lèvres. Je crois rêver en voyant son regard me détailler avec une insistance non dissimulée, le visage fermé et le regard plus sombre que jamais. Il y a quelque chose de changé... Un je ne sais quoi qui l'éloigne du gamin rieur que j'ai connu. Mon cœur se serre en imaginant que sa vie n'a peut-être pas été plus rose que la mienne. Une décennie, c'est long. Trop long.
Un raclement de gorge me tire de ma contemplation, et je me retourne vers l'enseignante, qui semble passablement agacée par mon retard et mon manque d'attention flagrant.
— Vous avez exactement huit minutes de retard, mademoiselle. Je vous saurais gré de prendre place et de ne plus déranger mon cours.
— Oui, excusez-moi, répond-je, embarrassée.
Je monte les marches avec une lenteur calculée pour avoir l'occasion de croiser son regard à nouveau. En passant à côté de lui, je remarque qu'il me suit des yeux, et je m'installe tout au fond de la salle pour l'observer de loin. Un mince sourire étire mes lèvres, bien trop heureuse de l'avoir trouvé même s'il est flagrant qu'il ne m'a pas reconnu.
L'enseignante reprend son cours alors que mon attention reste fixée sur Sohen qui se retourne pour ancrer ses prunelles aux miennes au même instant et je soutiens son regard jusqu'à ce qu'il le détourne pour discuter avec l'un de ses voisins. Il est dur de voir qu'il ne me reconnait pas, mais au moins, je l'ai retrouvé, et je vais apprendre à le connaître.
Je sors discrètement mon portable sous la table pour aviser la tonne de messages que m'a laissée ma marraine en attendant patiemment la fin du cours, et je les supprime tous sans même les lire. Hors de question que je la laisse me contrôler à des milliers de kilomètres. Autrement, elle ne m'aurait pas empêché de revenir dans la seule ville où j'ai un jour été heureuse. Je laisse tomber mon portable dans mon sac, puis relève la tête pour découvrir que le voisin de Sohen me fixe comme une bête curieuse, l'air impassible. Je lui adresse un sourire discret et l'homme roux se tourne pour chuchoter quelque chose à son voisin.
En fond, la professeur parle sans que je ne comprenne quoi que ce soit. À vrai dire, je n'écoute pas, trop déconcentrée par la présence de cette personne qui a tant compté pour moi, et j'attends fatalement que l'heure de sortie arrive pour me libérer de ces entraves que représentent les cours à mes yeux. J'aime la musique, mais apprendre son histoire ne m'intéresse pas. La seule chose que je veux, c'est principalement le diplôme que je peux obtenir pour ensuite pouvoir travailler.
Quand la fin de l'heure arrive, les étudiants se ruent à l'extérieur, et je me retiens de me moquer de cette agitation ridicule. A croire que quelque chose d'intéressant les attend en dehors de cette salle...
Sohen aussi disparaît presque aussitôt, et je quitte ma table, déçue de ne pas avoir eu le temps de l'aborder. A quoi d'autre je pouvais m'attendre ? À ce qu'il me reconnaisse, m'attend et me dise « salut Adaline, tu m'as manqué ces dix dernières années. On va prendre un café ? » Je l'espérais, oui, mais ce n'est pas la réalité. Life is a bitch, comme on dit.
Je descends les marches en fixant le bout de mes Dr. Martens, soupirant à mesure que je me rapproche de la sortie. La prof ne m'interpelle pas, elle se moque royalement de ma présence, et je me rue hors de cette pièce pour me soustraire à l'ambiance étouffante. J'ai vu Sohen sans avoir eu l'occasion de lui parler, et ce constat me donne l'impression de frôler mon but du bout des doigts sans pouvoir le toucher réellement. C'est frustrant.
Je progresse dans ces couloirs dans lesquels j'avais l'habitude de me balader, et je me perds volontairement pour faire passer le temps. Les allées sont larges, plus modernes qu'à l'époque, et il y a bien trop de monde pour que je puisse repérer qui que ce soit.
Je tourne sur un couloir en travaux, et j'observe tout autour de moi en détaillant chaque porte fermée. Je ne saurais même pas reconnaître la salle où enseignait ma mère. Je ne sais pas ce qui se trouve derrière, mais les voix qui résonnent ici me font froid dans le dos. On se croirait dans les couloirs d'un hôpital abandonné, le genre qu'on retrouve dans un film d'horreur juste avant que quelqu'un ne se fasse assassiner. Je frissonne, avançant doucement, imaginant
déjà mille mises en scène de ma mort, et je m'approche d'une fenêtre recouverte d'un drap pour jeter un coup d'œil au campus. J'écarte ce rideau improvisé, et je détaille l'extérieur. Le soleil inonde la marée humaine qui s'étale sur la verdure et les chemins pavés. Je voudrais me retrouver dehors, être aussi insouciante qu'eux...
Je sursaute violemment en lâchant le tissu qui recouvrait la fenêtre au moment où des pas pressés se font entendre dans mon dos. Mon palpitant s'accélère en pensant me trouver à un endroit où je ne devrais pas être, je n'ai aucune envie que Dave entende parler de moi le premier jour.
Je me retourne lentement, et je ne sais pas si la présence face à moi est plus enviable que celle d'un employé de l'université. Sohen se tient bien droit, les mains glissées dans les poches de son jean noir, et le visage crispé tandis que je perds tous mes repères en me retrouvant seule avec lui.
— Ce couloir est en travaux. Tu n'es pas censée être ici, m'informe-t-il d'une voix rauque.
— Dans ce cas, toi non plus... tenté-je en relevant le menton.
Il ignore ma remarque, et un mauvais pressentiment me tord les tripes. Sohen s'approche de moi à pas de loup, et je ne bouge pas d'un pouce, coincée devant cette vitre. Il ne me fait pas peur. Ce n'est peut-être plus le petit garçon que j'ai connu, mais la confiance que j'ai en lui est toujours présente, même si ce n'est plus aussi fort qu'avant. Je ne sais pas ce qu'il fait ici, ni pourquoi il m'a suivie alors que je l'avais perdu de vue, mais je ne vais certainement pas me plaindre de pouvoir lui parler en face à face. C'est l'occasion pour moi de faire un premier pas.
Il me reste juste à faire un choix alors que Sohen approche dangereusement, et je respire de façon laborieuse. Dire la vérité, ou laisser croire que je ne suis personne ? C'est une décision que je suis bien incapable de prendre. Mais Sohen décide pour nous deux. Il lève une main pour atteindre mon visage, et son pouce dégage doucement – comme s'il appréhendait – les mèches de mon front pour laisser apparaître une cicatrice qui me rappelle chaque matin dans le miroir ce que j'ai perdu. Cette même marque que je me suis faite dans un château gonflable le jour où Sohen m'avait demandé d'être son amoureuse. Un souvenir d'enfant qui semble éclairer mon ancien ami et fait renaître un espoir infime en moi alors que son regard s'illumine d'une lueur que je n'arrive pas à discerner.
— Adaline, souffle-t-il.
Mon corps se fige, mon cœur cesse de battre, et ma raison se perd au moment où le son de sa voix atteint mes tympans.
Il sait.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top