Chapitre 2: Chaos

Son sang battait à ses tempes, un goût amer envahissait sa bouche. Ses longues mèches lisses fouettaient son visage. Qu'est-ce qui lui avait pris de laisser ses cheveux pousser à ce point ?

—Ylena, comment sont mes cheveux ?

—Vos cheveux sont noirs, ma douce princesse.

—Ça ressemble à quoi le noir ?

—Le noir est la couleur de la nuit et du mal, ma douce Princesse.

—Pourquoi mes cheveux sont de cette couleur alors ? Ai-je fait quelque chose de mal ?

—Non, ma douce princesse, bien sûr que non. Comme vos cheveux vous êtes à l'image de l'encre qui nous permet d'écrire : magnifique et indispensable.

La jeune femme chassa les souvenirs qui surgissaient dans sa tête et continua sa course. Mais une autre voix du passé résonna dans son esprit :

« Ta naissance est le pire mal qui soit arrivé à l'empire, Khalila ! »

La princesse ne prit pas la peine d'essuyer les larmes qui noyaient son visage. A quoi bon ? Ce n'était pas comme si cela allait embuer sa vision.

Elle renforça le pas alors qu'elle entendait le général marteler le sol de sa cadence soutenue, juste derrière elle. Elle entendit des gardes se précipiter vers elle. Coincée entre les soldats et leur chef, elle choisit de courir vers les fantassins, comme si elle se rendait, puis elle les bouscula et les poussa sur leur chef. Les trois hommes tombèrent dans un grand fracas et elle entendit le général grogner et jurer.

Sans se retourner, elle continua sa course effrénée. Elle n'avait pas le temps. Personne n'avait le temps. Les combattants qui hurlaient aux portes du palais leur volaient leur existence, comme mille rapaces assoiffés de sang, envoyés par la mort elle-même.

Les murs tremblèrent, des cris s'échappèrent, parcoururent le château, pour arriver à ses oreilles et porter leur message. Pas besoin de mots, comme une armée de loup qui crierait à la mort, l'agonie des alliés résonnait dans tout le palais. Khalila prit une grande inspiration, et une odeur de poussière mêlée de sang brûla ses poumons. Comme ses occupants, comme la famille impériale qui y avait régné pendant des siècles, le palais s'écroulait.

Puis soudain alors que le bruit de ses pas était masqué par le vacarme qui résonnait dans tout le palais, alors que concentrée sur sa course elle avait cessé de réfléchir, un cri perça le désordre et résonna dans sa tête.

—Princesse ! Khalila !

Le hurlement du général fit mille échos contre les os de son crâne, comme il l'aurait fait dans une cathédrale abandonnée depuis trop longtemps, et perça le nuage d'adrénaline qui noyait les pensées de la jeune femme. Alors, un souvenir effleura la surface et resurgit des limbes de sa mémoire.

L'air frais de la nuit l'enveloppait de toute part. L'immensité nocturne l'avait toujours fascinée. En ce temps-là, quand le jour avait pris fin, ainsi que sa lumière, les êtres se perdaient dans l'obscurité. Les frontières étaient brouillées, si ce n'est effacées et il n'existait plus de distinction entre les mondes, entre elle et les autres. Enfin, ils étaient ses égaux.

Ils ne voyaient plus rien.

Pourtant c'était à ce moment-là, celui qui lui rendait l'espoir et la joie, celui où elle ne se sentait plus infirme, qu'elle avait été la plus faible. Pourquoi... ? Pourquoi, même quand elle était égale aux autres, elle ne pouvait se défendre ? Pourquoi même quand il était aussi aveugle qu'elle, le monde continuait de s'acharner sur elle ?

Elle avait entendu ses pas contre la pierre. Sa démarche ne lui était pas familière. Elle ne le connaissait pas. Naïve, elle lui avait souri. C'était comme si elle l'avait invité à venir. Une pauvre biche venait d'attirer le loup.

Il s'était approché. Il avait réduit l'espace entre eux, l'avait emprisonnée dans ses bras. La nuit ne lui paraissait plus immense, tout d'un coup, mais minuscule comme une cage de bête. L'angoisse avait noué sa gorge, à tel point qu'elle ne pouvait plus crier. Elle n'avait pas dit un mot quand il avait soufflé son haleine avinée sur son visage, glissé ses mains dans son kimono.

—Princesse ! Khalila !

Quelqu'un avait crié à sa place. Elle avait tout de suite reconnu la démarche du général. Il marchait toujours selon le même rythme, dans un cadence stricte, musique de guerre, qui annonçait la venue du militaire.

—Lâchez-la, avait-il ordonné.

La lame froide de son épée avait frôlé la poitrine de Khalila, alors qu'il la glissait entre elle et son agresseur. Elle avait senti le soulagement parcourir ses veines et se répandre partout dans son corps, alors que le soldat la protégeait.

Elle avait senti le général se dresser entre elle et l'homme, et s'était raccrochée à ses bras puissants.

—Vous venez de vous en prendre à la princesse, avait murmuré le soldat d'une voix plus glacée que les vents du nord, une voix terrifiante.

—Vous appelez ça une princesse ? Moi, j'appelle ça une infirme.

—Ce soir, sa cécité est un cadeau, elle lui empêche de voir votre tête d'idiot. Et puis, qui est le plus infirme entre un imbécile et une aveugle ?

L'homme avait voulu répondre mais s'était étranglé, quand les pas de plusieurs gardes avaient résonné, tout près d'eux.

—Mes amis arrivent. N'ayez crainte, ils vont vous mener à votre nouvelle maison. On l'appelle la prison.

Dès que ses soldats eurent emporté l'homme, le général avait rangé son épée, et avait pris une Khalila frissonnante dans ses bras.

—Princesse, ma douce Princesse, tout va bien maintenant.

Le général s'était toujours fait un devoir de protéger les membres de la famille impériale. Parfois contre eux-mêmes. Et aujourd'hui encore, il était là. Il serra les mains de Khalila, les pressa contre les siennes, dans un geste de réconfort. La jeune femme sentait la poussière les envelopper, un énorme fracas lui indiqua qu'une poutre venait de tomber. Le vacarme et le chaos les entourait, n'importe qui aurait crié, paniqué, mais lui restait calme et murmurait à son oreille. Depuis dix-neuf ans qu'il s'occupait d'elle, il savait qu'il ne fallait pas la brusquer, surtout pas.

—Princesse, revenez à la raison. Vous devez fuir. Je n'accepterais pas d'être responsable de votre mort. Cela fait trop longtemps que je le suis de votre vie.

Elle avait profité de la chaleur de ses mains contre les siennes, de cette accalmie au cœur du chaos, puis s'était dérobée, en soufflant des excuses inaudibles.

Elle n'avait pas fait trois pas dans le couloir qu'il l'avait rattrapée par le bras.

—Princesse...

—Général, si vous voulez que ma vie prenne fin dans le bonheur et la joie, je vous prie de m'escorter jusqu'au jardin. Si vous vous obstinez à me faire fuir, alors peut-être que ma vie sera sauve, mais vous m'aurez emprisonnée dans le malheur.

Khalila n'arrivait pas à croire qu'elle avait eu le courage de dire cela. La cour la croyait muette, tellement ses prises de parole étaient rares. Et voilà qu'elle défiait un général. Ce dernier ne répondit rien. Il agrippa un peu plus son poignet et la mena dans les couloirs, en direction du jardin.

Le jardin... le cœur de la jeune femme tressaillit à cette pensée. Elle allait le revoir ! Elle pourrait se blottir entre les arbres, au creux de l'herbe, et se glisser dans les bras de Morphée... ou ceux de Thanatos.

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