3. Impalou
La belle du bois enchanté
Il était une fois une belle jeune fille.
Née de la danse virevoltante d'une feuille d'automne, crée par brise fraîche d'un début d'hiver, issue de l'engourdissement des corps avant l'hibernation, elle était la princesse d'un bois enchanté. Sans père ni mère, les grands arbres aux branches noueuses et aux troncs majestueux l'avaient élevée et elle avait grandi parmi les fées et les créatures qui, en ce temps-là, peuplaient et animaient les forêts de leurs cabrioles et leurs rires heureux. Liée à sa terre natale, la belle enfant ne pouvait la quitter. Mais n'en déplaise aux cœurs aventureux, elle n'en avait nullement l'attention. La vie lui était douce et tranquille et elle passait les heures de sa journée à guérir faune et flore lorsque l'un ou l'autre étaient blessés ou malades. Car de sa naissance au creux des augustes cernes d'un grand chêne millénaire, elle avait hérité du don de guérison. Un seul de ses touchés et soudain la vie gonflait les poitrines, purgeait les veines, nourrissait la sève, faisait éclore les bourgeons chétifs.
La belle des bois était heureuse, choyée, protégée. Elle s'était même liée d'amitié avec un faon, le jour où celui-ci, la patte ravagée par le piège d'un chasseur, l'avait appelée à l'aide de son râle chétif. De cette journée, où elle avait guéri sa plaie, le sauvant ainsi de la marmite bouillonnante qui aurait volontiers accueilli l'un de ses civets, ils s'étaient tous deux liés d'une amitié que le monde des hommes n'était pas encore à même de comprendre.
A l'heure où se conte cette histoire, le jeune faon a déjà bien grandi et porte fièrement sa seconde mue de bois.
— Pomme, l'appela-t-elle un matin alors qu'elle était occupée à collecter des baies sauvages. N'as-tu jamais eu envie de te trouver une jolie femelle ?
S'approchant de sa compagne, il posa son museau humide dans son cou. Elle rit et le gratta entre les deux yeux, là où sa fourrure était si douce. Prenant sa marque d'affection pour un non, elle reprit son labeur et n'en parla plus.
Quelques années passèrent encore, le temps ne réussissant pas à changer ou marquer les traits de la jolie forestière. Pomme et elle étaient connus et aimés de tous les petits habitants de la forêt, leur procurant soins et nourriture lorsque celle-ci, lors des mois les plus rudes de l'hiver, venait à manquer. Puis un matin de printemps, alors que le givre dentelait encore de blanc l'humus du sous-bois, le jeune cerf s'éloigna de sa compagne de toujours et disparut derrière les frondaisons de quelques hêtres bien garnis. Ayant l'habitude des disparitions de son ami, la belle jeune fille ne s'en inquiéta pas plus que d'habitude, vaquant à ses occupations journalières. Un renard à la queue foulée, une mésange bleue qui ne savait plus chanter et une famille de hérissons en pleine indigestion l'occupèrent jusqu'à la fin du jour. Mais lorsque Pomme ne revint pas de la nuit, la belle du bois décida de partir à sa recherche. Elle ne marcha pas longtemps, ayant appris comme tous ceux qui dormaient sur des lits de mousse à reconnaître des traces laissées dans un sol meuble. Au bout de son périple, elle écarta une branche qui donnait sur une clairière ensoleillée. Là, elle retrouva Pomme qui, les bois hauts et fiers, faisait sa cour à une jolie biche à la fourrure dorée. Se sachant de trop et ne voulant briser ce moment privilégié, la belle s'effaça.
De longs mois s'écoulèrent sans que son ami ne revienne la voir plus d'une ou deux fois par semaine. Et lorsqu'il vint la visiter un matin à l'aube du huitième mois après sa rencontre avec sa nouvelle compagne, ce sont huit nouvelles pattes qui gambadèrent maladroitement autour de ses jambes. Elle passa une journée merveilleuse entourée de ces deux nouveaux faons, de son vieil ami et de sa biche, puis le soleil rougeoyant baigna la cime des arbres et s'enveloppa dans sa robe de nuit parant le ciel d'un milliard d'étoiles. Pomme glissa son museau dans le cou de son amie et elle sut à ce moment-là qu'il lui disait au revoir. Une larme unique dévala sa joue et elle laissa partir celui qui avait partagé sa vie, des années durant.
La morosité s'empara de la belle enfant, mais elle ne laissa jamais son chagrin et sa solitude grandissante la détourner de son œuvre. Elle était la protectrice de ce bois enchanté, et elle se devait de veiller à la santé de tous ses habitants, qu'il soit plus petit qu'une noix ou plus haut qu'un clocher.
Rafraîchissant ses jambes à l'eau d'un ruisseau qui ondoyait entre les fleurs d'une clairière enchanteresse, un chaud matin de juillet, elle entendit un bruissement dans son dos.
— Qui que vous soyez, venez sans crainte, le ruisseau est bien assez grand pour le partager, lança-t-elle d'une voix claire et amicale.
Un nouveau bruissement se fit entendre et lorsqu'elle se retourna, cette fois, ce fut pour poser les yeux sur le plus bel être qu'elle n'avait jamais vu. Dans sa poitrine, son cœur s'affola. Il n'était pas aussi grand que ses amis les chênes, ni aussi large que les quelques trolls de pierre qui peuplaient ses bois, mais ses cheveux de blé et ses yeux de perle d'eau étaient assez saisissants pour la mettre en émois.
— Êtes-vous humain ? demanda-t-elle alors qu'il s'approchait.
Il hocha la tête.
— Êtes-vous la princesse du bois enchanté ?
— Princesse, je ne sais pas, mais j'en suis la protectrice.
La belle n'avait jamais vu d'humain. Ceux qui habitaient non loin d'ici dans leurs grandes et hautes habitations de briques et de pierres n'entraient jamais dans son bois. Quelques chasseurs s'y risquaient, mais ils étaient trop couards et trop superstitieux pour y rester plus que nécessaire. Parmi les hommes, les rumeurs se rependaient vite et un vieux dicton disait que la nuit tombée, si des pieds d'hommes foulaient encore le bois enchanté, ils y resteraient plantés éternellement. Personne ne savait si cette légende était vraie - la belle encore moins - mais nul n'avait été encore assez courageux pour s'y risquer trop longtemps.
— Alors n'ayez crainte à votre tour, je ne vous veux aucun mal. Je suis ici afin de solliciter votre aide, ma Dame.
Un sourcil se leva sur le front de la belle du bois.
— Pourquoi aurais-je à craindre ?
— Certains disent que je pourrais trancher le cou d'un dragon d'un simple coup d'épée, annonça-t-il sans une pointe de fierté dans la voix.
Elle rit.
— Trouvez-vous cela drôle ?
— Follement. Je connais des dragons qui ne feraient qu'une bouchée de vous et qui utiliseraient votre belle épée comme un cure-dent. Saviez-vous que leurs écailles étaient faites dans une matière si dure que même une lame diamant ne peut l'entailler ?
Et leur discussion continua ainsi pendant quelques minutes tandis que la belle des bois se faisait la réflexion qu'elle ne s'était pas amusée ainsi depuis de très longs mois de solitude.
Assis près d'elle, le beau jeune homme posa l'une de ses mains sur la sienne. Son contact réchauffa l'intégralité de son corps, faisant s'envoler une nuée de papillons dans sa poitrine.
— Ma Dame. Puis-je vous faire part de ma requête ?
Elle hocha la tête et il lui conta le récit qui l'avait poussé à entrer dans les bois que ceux de son espèce redoutaient plus que tout.
Sa mère, la reine du Royaume voisin était tombée gravement malade et, quel que soit le remède utilisé il s'avérait au bout du compte aussi inutile que de l'eau citronnée. Le prince aimait sa mère. Au-delà de tout. Elle était sa seule famille et le seul être sur lequel il pouvait compter. Elle avait toujours été là pour lui, douce, attentionnée, et son cœur se briserait en un millier d'éclats tranchants si jamais il venait à la perdre.
Touchée par son récit, la belle jeune fille versa une larme qu'elle déposa dans le creux de la paume du fils aimant. Il devrait la garder ainsi jusqu'à son retour au château et la glisser entre les lèvres de la malade. Ainsi, elle guérirait.
Ne sachant comment la remercier, il lui caressa la joue du bout des doigts.
— Vous êtes l'être le plus beau et le plus gentil qu'il m'ait été permis de rencontrer. Sachez que je reviendrai. Et lorsque ma mère, la reine sera guérie, je vous offrirai ce qui m'est le plus précieux.
Le cœur affolé par son contact et l'âme touchée par ses mots au-delà de tout ce qu'elle avait déjà éprouvé, elle le regarda disparaître entre les arbres.
Son absence dura deux longs mois. Deux mois pendant lesquels, elle se cru dépérir, se languissant de ses yeux, de ses mots, de son touché. Elle voulait le revoir, suppliait le ciel afin que ses prières soient entendues. Depuis le départ de Pomme, elle n'avait jamais été aussi heureuse que ces quelques heures qu'elle avait passées en sa compagnie. Il avait comblé un vide. Bien plus profond qu'elle ne s'en serait douté.
Lorsqu'il revint enfin, il la trouva au même endroit que lors de leur première et si mémorable rencontre : les pieds plongés dans l'eau glacée du petit ruisseau. Ses longs cheveux couleur d'automne virevoltaient dans son dos. Il sut à cet instant, alors qu'un sourire rayonnant fendait son visage en forme de cœur, que ce qu'il lui offrirait serait son amour éternel.
Mettant un pied à terre, il lui raconta la miraculeuse guérison de sa mère, la liesse de son peuple qui avait fêté l'événement chaque jour et chaque nuit durant une semaine entière. Qu'il eût voulu la retrouver plus tôt, mais que sa mère l'avait suppliée de rester auprès d'elle de peur de tomber de nouveau malade. Enfin, il avait demandé la belle des bois en mariage, lui offrant, comme il le lui avait promis, ce qu'il avait de plus précieux : la moitié de son cœur amoureux.
Elle accepta, la poitrine gonflée de joie.
Arrivés à la lisière du bois enchanté, la peur enserra la gorge de la belle. Et si elle ne pouvait traverser ? Et si elle restait éternellement seule, abandonnée par son amour ? Ce qu'elle avait alors toujours pris comme une bénédiction, un moyen de rester dans son refuge, dans son foyer, se transforma soudain en la plus cruelle des malédictions. Si elle ne quittait pas ces bois, elle mourrait de chagrin et de solitude. Se rendant compte du trouble de son aimée, le prince lui prit délicatement la main, et la tira vers lui. Alors qu'elle redoutait qu'un mur invisible ne l'empêchât de passer, elle sortit de son bois sans rencontrer d'autre résistance que la bise rougissant ses joues.
Le mariage dura, dans un Royaume en pleine allégresse, encore plus de jours et de nuits que la célébration de la guérison de la reine. Trop heureux de voir enfin leur prince marié et amoureux, toutes les petites gens se rendaient au château afin de rendre hommage à leur nouvelle princesse. Il se raconta vite qu'elle venait du bois enchanté, qu'elle avait guéri la reine et aucun n'eut plus peur de ce que les grands arbres pouvaient cacher de maléfique. Car un être aussi bienveillant ne pouvait provenir d'un endroit de malheurs. La belle fut rapidement aimée de tous, prodiguant des soins à ceux qui en avaient besoin.
Un mois passa après les noces. La belle se sentant soudain faible et souffrante, demanda à son époux de passer quelques jours dans son bois. Elle était persuadée que, si loin de sa terre natale, sa vitalité et l'immortalité qui l'avaient maintenue en vie pendant tant et tant d'années étaient en train de s'effriter. Son pouvoir de guérison s'essoufflait également, ne soignant plus que de moindres maux.
Le prince, ne pouvant faire abstraction du mal qui rongeait sa douce princesse, accepta, mais la reine ne voulut de son côté y consentir.
— Vous êtes la princesse de ce Royaume, fit-elle remarquer, le visage rougit par la colère. Le quitter reviendrait à abandonner votre nouveau peuple. Que penseraient-ils de mon fils, lorsque viendrait le moment de monter sur le trône à ma place ? Qu'il les a abandonnés. Préférant son amourette à ses gens.
Le prince voulut prendre le parti de sa belle, mais cette dernière ne pouvait que comprendre le point de vue de la reine. Ils restèrent donc au château, car, elle le savait, tel était le prix qu'elle devait payer pour rester auprès de l'autre moitié de son cœur.
Un mois passa encore, puis un autre. La belle du bois n'était plus que l'ombre d'elle-même. Arrachée à sa terre, ses pouvoirs bridés, elle errait dans le palais comme un esprit en peine. Le prince avait l'âme déchirée, mais les ordres de sa mère étaient sans équivoque.
Un matin, alors que la belle princesse marchait d'un pas maladroit dans l'un des longs couloirs du palais, elle croisa sa belle-mère.
— Vous n'êtes pas des nôtres, lui dit-elle d'un ton acide. Partez. Retournez dans vos bois maléfiques. Rendez son cœur à mon fils, qu'il vous oublie et épouse une fille de son peuple.
Poignardée par les paroles de celle qu'elle considérait comme une mère, la belle s'enfuit à toutes jambes. Et alors qu'elle n'avait eu l'intention que de gagner sa chambre, ses pieds la menèrent en bas une volée de marches puis dans la cour du château, puis devant le pont-levis. Elle passa les portes en courant, battit la campagne comme si des ailes avaient soudainement poussé dans son dos. Elle trotta de longues heures malgré la fatigue, malgré ses pieds ensanglantés, malgré le mal qui la rongeait depuis des mois. Au bout de son périple, elle s'écroula juste derrière les premiers arbres qui formaient la lisière de son bois. Son foyer. Son âme. Ses forces et son pouvoir recouvrés, elle se sentit de nouveau vivante. Mais loin d'être entière. Car, si elle venait de retrouver son âme, elle avait laissé derrière elle son cœur.
Des jours passèrent et sa morosité alla en grandissant. Son prince resterait auprès des siens. Auprès de sa famille. Le choix n'était pas difficile à prendre. Elle n'était que la belle du bois, une étrangère. Quelle était sa valeur comparée à un royaume ? Mais elle se trompait. Le prince, fou d'amour pour elle, n'avait pas cru sa mère lorsqu'elle lui avait conté que sa princesse avait préféré l'abandonner, car elle ne l'aimait plus. Il s'était battu afin de connaître la vérité sous ses paroles vénéneuses. Décidant qu'il ne souhaitait plus être l'héritier d'une menteuse ingrate, il s'était enfui à son tour.
Une main légère posée sur l'épaule de son aimée, alors que son si beau sourire illuminait ses traits gracieux, il savait qu'il avait fait le bon choix.
Des mois plus tard, alors que le prince avait construit une cabane au milieu de la clairière qui symbolisait sa rencontre avec sa belle, la reine vint à eux. Repentie de ses mauvaises actions, elle supplia son fils et sa femme de revenir vivre avec elle. Car leur peuple attristé par leur départ n'allait plus ni aux champs ni aux prés. Nul n'avait encore la force de travailler. Tous se laissaient dépérir sans trouver la volonté de continuer. S'avançant, la belle du bois prit les mains de sa belle-mère et lui pardonna. Elle lui promit qu'ils reviendraient. Mais à une condition. Celle qu'ils partageraient leur temps entre le bois et le Royaume. La reine accepta de bon cœur, et ils revinrent au château.
Cette fois, la fête dura nuit et jour pendant des semaines.
La belle des bois compris à cet instant qu'il n'y avait pas de bonheur sans équilibre. Que ce qu'elle avait pris pour une bénédiction, puis une malédiction n'était en réalité rien de plus que le reflet de ce besoin de stabilité. Que pour vivre en harmonie, elle avait besoin d'un cœur et d'une âme. Son cœur, elle l'avait trouvé dans l'homme qu'elle aimait, son âme avait toujours été son bois, son foyer. Et que si, pour avoir les deux, elle devait sacrifier un peu de l'un ou un peu de l'autre en fonction de l'endroit où elle se trouvait, elle le ferait sans une once de regret.
Ainsi se conclut le conte de la belle du bois enchanté. Mais ce qui est une conclusion n'est nullement une fin, car tous les contes de fées sont les préquelles de vos histoires.
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