1. Raysolem


Aussi loin qu'ils ne s'en souviennent, Audrey, Maëlys, Basha, Tom, Noah et Louis avaient été amis. Ils ne savaient pas quand ils s'étaient rencontrés, ni dans quelles circonstances, et dans leurs souvenirs, ils s'étaient toujours connus.

Toujours est-il que ces six adolescents étaient presque toujours ensemble. La complicité qu'ils avaient développée les avait poussés à tout faire à six. Leur amitié était entre autres due à certains goûts communs. Car malgré leurs caractères très différents, les six amis partageaient leur plus grande vocation : ne pas respecter les règlements.

Ainsi, depuis le jour où leurs parents leur avaient formellement interdit de trainer dans la partie abandonnée du village, ils n'avaient plus qu'une idée en tête : y aller.

Ils avaient essayé de nombreuses fois, sans succès. Le vague intérêt qu'ils portaient à l'endroit s'était vite transformé en obsession, et leurs plans pour parvenir à leur but étaient de plus en plus farfelus. C'est bien ce que l'on dit : c'est l'interdiction que suscite le plus l'envie.

La journée du cinq janvier 2018 se terminait déjà au moment où commence vraiment leur histoire. A cet instant précis, le professeur d'histoire des cinquièmes faisait tomber sa deuxième tasse de café noir sur le sol trop propre de la salle des professeurs, deux enfants du village tombaient de leur trottinette, un policier se faisait assommer par un petit malin qui se prenait pour un voyou, et Basha se faisait bousculer dans le couloir du deuxième étage. Ce fut lorsqu'elle entendit quelqu'un héler son ami qu'elle fut frappée par un éclair de génie (selon elle, car d'après ses amis, il s'agissait de penchants suicidaires).

- Hé Logan, fit ledit « quelqu'un », RDV à la place de l'Estagnol dans dix minutes, Ok ?

Un quart d'heure plus tard, Basha, la plus téméraire des six, exposait son plan à ses amis :

- Ca va être super facile ! On appelle nos parents avec un numéro masqué, et on leur donne rendez-vous à la place de l'Estagnol dans dix minutes, comme ça, on pourra aller aux maisons abandonnées !

- Ils vont reconnaitre la voix, objecta Audrey, terre à terre.

- Tu n'as qu'à imiter la voix de ta mère, tu y arrives bien. En plus, elle travaille aujourd'hui, non ? Comme ça, on n'aura pas besoin de l'appeler.

- Je ne sais pas si...

- Tu veux les voir, ces maisons, oui ou non ? insista Noah.

- Oui, mais...

- Allez, moi je trouve que c'est une bonne idée, dit Tom.

Audrey finit par accepter, et ils mirent leur plan à exécution. Tout se déroula pour le mieux, pour leur plus grand contentement. Sur le chemin des maisons abandonnées, Basha ne cessait de lancer des regards satisfaits à Audrey, en majorité accompagnés de « Je te l'avais bien dit » et autres formulations de ce genre. Au bout de quelques minutes, Louis, quelque peu agacé par ce petit manège, se tourna vers elle.

- On a compris, Basha ! On sait que tu es un génie suicidaire.

L'intéressée lui jeta un regard dépourvu d'expression, avant de s'insurger :

- Comment ça « suicidaire »?

Louis secoua la tête d'un air exaspéré.

Précisément six minutes plus tard, le petit groupe arriva aux maisons abandonnées. Rien de bien grandiose, ils en furent un peu déçus. L'endroit était principalement constitué de petites maisonnettes en ruines, toutes semblables les unes aux autres.

- Bon... fit Maëlys, c'est pas terrible.

- C'est quoi ça ? demanda alors Noah en désignant une faible lueur, dans l'une des maisons.

La curiosité l'emporta sur la prudence, et ils y entrèrent.

- Qu'est-ce que... commença Maëlys.

La maison n'avait rien de particulier. C'était d'ailleurs l'une des plus laides du village. Mais au sol gisait quelque chose de semblable à un croisement entre une flaque d'eau et une aurore boréale, une vision bien singulière pour les six adolescents qui n'avaient jamais rien vu de tel au cours de leur vie.

La jeune fille s'accroupit près de la flaque.

- Tu ne devrais pas toucher à ça, dit Tom, méfiant. Ça peut être dangereux.

Aussitôt, Maëlys plongea sa main dans l'étrange substance.

- Tu vois, il n'y a aucun dang...

Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase. Lentement, la flaque engloutit l'adolescente, provoquant la panique de ses amis. Affolée, Basha saisit son pied, tentant de la retenir, et bientôt elle aussi se retrouva aspirée. Audrey prit la main libre de Basha, Louis prit la main d'Audrey, Tom prit la main de Louis et Noah prit la main de Tom.

Dans un ensemble peu mélodieux de cris et de bruits étranges, les adolescents se sentirent chuter tour à tour, puis atterrirent violemment sur un sol dur et froid.

Basha fut la première à se relever. Elle regarda autour d'elle et constata qu'ils se trouvaient dans quelque chose qui ressemblait vaguement à un ascenseur aux parois lisses et d'un blanc éclatant. Noah tenta d'ouvrir la porte, sans succès. Il insista, poussant, tirant, cognant, mais le seul résultat fut pour lui deux bleus et une bosse.

Ils restèrent ainsi au moins un quart d'heure enfermés là à écouter une voix féminine déballer le mot « bienvenue » dans toutes les langues.

- Welcome. Bienvenidos. Välkomna. Bienvenue.

Puis, avec un « ting ! » retentissant, la porte s'ouvrit.

Le spectacle qui s'offrit alors aux yeux des six adolescents défiait l'imaginaire.

Ils se trouvaient dans une gigantesque salle grise à haut plafond dont l'architecture était d'une finesse remarquable. Mais le plus curieux n'était pas la salle elle-même, mais ceux qui s'y trouvaient. Des dizaines de créatures des plus insolites y circulaient d'un pas rapide, à la manière d'un homme d'affaire important. D'une morphologie humanoïde, excepté leur visage dépourvu de nez, ces êtres avaient la peau d'un bleu dont la nuance variait d'individu en individu, allant du turquoise à l'indigo, et leurs grands yeux étaient aussi gris qu'un ciel orageux.

Un de ces êtres était assis, l'air morose, à un guichet, à côté duquel on voyait un immense panneau indiquant le mot « accueil » dans toutes les langues possibles et imaginables.

Basha ouvrait grand les yeux, Noah ne semblait pas s'être rendu compte qu'il avait la bouche grande ouverte, Louis et Tom se regardaient d'un air plus qu'ahuri, Maëlys se frottait les yeux et Audrey paraissait sur le point de faire un malaise.

La créature de l'accueil releva alors la tête et dévisagea d'un air agacé les nouveaux venus, puis elle leur fit signe de venir. D'un pas hésitant, Tom s'avança, suivi de près par les cinq autres.

- Bonjour... murmura Maëlys d'un ton incertain.

La créature tapa quelque chose sur son ordinateur, et quelques instants plus tard, un deuxième de ces êtres arriva en courant.

- Bienjour, bonvenue ... Euh, non, bonjour, bienvenue, je suis Ales et je serai votre guide durant votre séjour, j'espère que vous allez vous plaire ici, voilà, ça, c'est dit... On commence où ?

Il avait dit tout cela très vite, sans reprendre sa respiration (ce qui peut paraitre logique, puisqu'il n'avait pas de nez).

Il y eut quelques secondes de silence.

- Quoi ? demanda Audrey, l'air abasourdi.

- Bonjour, bienvenue, je suis... Oh, ne m'obligez pas à le répéter...

Il leur adressa un regard implorant. La situation aurait pu paraitre comique d'un œil extérieur, mais ce n'était pas l'avis des adolescents. Ces derniers n'avaient qu'une seule préoccupation : retourner sur Terre. Car où que soit cet endroit, il ne pouvait pas se situer sur leur planète.

- Je suis censé vous faire visiter, résuma le dénommé Ales. Vous êtes des touristes, non ?

- Non, dit Basha. Je crois que...

- Ecoutez, la coupa Noah, je crois que ceci est un énorme malentendu. On est arrivés ici par accident.

Le visage d'Ales se décomposa.

- Quoi ? Vous... Vous ne voulez pas visiter ?

Il avait l'air au bord des larmes.

- Je crois qu'on va juste... commença Louis, se tournant déjà vers la sortie.

Mais Basha, attendrie, l'interrompit.

- Si ça vous tient tellement à cœur... Pourquoi pas ?

Ses amis lui lancèrent un regard meurtrier, la maudissant intérieurement. Ales, rayonnant, leur fit signe de le suivre, et ils sortirent de la pièce grise. En chemin, Ales montrait tout le monde du doigt, précisait leur métier et leur place dans une hiérarchie des plus complexes, racontait quelques anecdotes, tout cela à une vitesse ahurissante, rendant son discours incompréhensible pour les adolescents qui, de toute manière, ne s'y intéressaient guère, trop occupés à assimiler le reste.

- Au moins, ils parlent français... marmonna Louis.

- Absolument pas, dit Ales d'un ton joyeux. Je suis un des seuls. Je suis Interprète, et j'ai passé dix ans à apprendre votre langue. Maintenant, je la parle couramment, et j'arrive même à parler assez vite !

- On a vu ça, oui, commenta Basha à voix basse.

Ales sortit ensuite un trousseau de clés de sa poche, puis il entreprit de déverrouiller la grande porte devant laquelle ils se tenaient à présent. D'un geste maladroit, il l'ouvrit.

Ils se trouvaient désormais sur une haute falaise, et il n'y avait plus aucune trace ni de la porte, ni du bâtiment auquel elle appartenait. La vue, resplendissante, était à couper le souffle. Une immense ville qui semblait flambant neuve, tant elle brillait, s'étendait à perte de vue sur les rives d'un fleuve à l'eau d'un bleu turquoise presque irréel. Le coucher de soleil, dont les couleurs variaient de l'orange au rose pâle, se reflétait dans les vitres des hauts bâtiments, ce qui donnait à l'ensemble une sublime couleur dorée. Les six adolescents échangèrent un regard émerveillé. Submergés par la splendeur, aucun d'eux en remarqua le sourire malveillant d'Ales. Personne ne prêta non plus attention à la disparition subite du trousseau de clés, qui, par un étrange phénomène paranormal, s'était retrouvé au pied de la falaise. Comme ensorcelés, ils entamèrent la descente de la falaise, en empruntant un sublime escalier. Comme un même homme, ils le dévalèrent. L'idée de rentrer chez eux avait totalement quitté leur esprit. Après tout, pourquoi quitter un tel paradis ?

D'en bas, la ville paraissait, si c'était possible, encore plus belle. Toujours aussi ébahis, les adolescents ne prêtèrent aucune attention à un fait qui aurait surpris n'importe qui : les rues étaient vides. Pas un être vivant, bleu ou non, seul le vent était là pour remplir ces allées à la beauté irréelle, mais dont l'atmosphère était pesante, emplie d'un je ne sais quoi qui la rendait lugubre. La nuit était presque là. Dans la lumière déclinante du jour, les immeubles prenaient un air menaçant, tel des géants de métal sortant d'un long sommeil.

Peu à peu, le ciel se couvrit de nuages. Le seul à s'en inquiéter fut Ales, qui sentait déjà venir la tempête.

- Attendez-moi ici, ordonna-t-il à ses invités. Je ne serais pas long.

De toute évidence, le petit groupe n'esquissa pas le moindre geste. Lentement, Ales s'éloigna d'eux. Ce fut à l'instant précis où il quitta leur champ de vision que retentit un fracas assourdissant. Il leur sembla presque qu'un des immeubles était tombé. D'un seul geste, Basha, Louis, Maëlys, Audrey et Tom se retournèrent.

Quelqu'un se tenait derrière eux. Impossible de déterminer s'il s'agissait d'un homme, d'une femme, d'un de ces êtres bleus, pour la simple raison que l'inconnu était encapuchonné. Au vu de sa position, il semblait qu'il venait de tomber du ciel. Il se releva vivement et tourna la tête de droite à gauche, comme pour vérifier qu'ils étaient bien seuls.

Bouche bée, les adolescents n'avaient pas bougé.

L'inconnu dévoila son visage. Avec surprise, ils découvrirent que non seulement il s'agissait d'une jeune femme d'une vingtaine d'années, mais également qu'elle n'était pas bleue.

- Qu'est-ce que vous faites ici ? demanda-t-elle

- On visite, répondirent ses six interlocuteurs d'une même voix.

Elle les dévisagea quelques instants.

- Alors là... murmura-t-elle. Vous êtes de loin les pires qu'ils aient déjà pris !

- Comment ça ?

- Arrêtez de tous parler en même temps, ça me stresse. Si vous voulez des explications, il va falloir me suivre.

- Non. Ales nous a dit de ne pas bouger.

- Arrêtez ça, je vous dis ! J'ai déjà mal à la tête. Il faut que vous veniez avec moi, il ne va pas tarder ! En plus, on dirait qu'il va commencer à pleuvoir, et je n'aime pas la pluie.

- Non.

La jeune femme soupira.

- Bon, on va devoir passer à la manière forte. Désolée, camarades.

L'instant d'après, les six amis perdirent connaissance.

***

Lorsque Basha se réveilla, elle eut la surprise de constater qu'elle n'était plus dans la ville, mais dans une petite salle grisâtre, faiblement éclairée, et dépourvue de fenêtres. Elle regarda autour d'elle. Avec soulagement, elle vit ses amis, eux aussi en train de s'éveiller.

- C'est bon, tout le monde est debout ? demanda la jeune femme qui se tenait devant eux. De toute évidence, c'était elle qui les avait menés là.

- Qu'est ce qui se passe ? grogna Tom.

- Il se passe qu'en l'espace de vingt-quatre heures, vous vous êtes retrouvés téléportés dans un monde qui vous demeure totalement inconnu, vous avez été littéralement lobotomisé par un de ces schtroumpfs, vous vous êtes fait abandonner par celui-là même en plein milieux d'une ville déserte et vous vous êtes fait repérer par une bande de rebelles. Nous, si vous ne l'aviez pas compris.

Louis cligna des yeux.

- Lobotomisés ?

- Ouais. Et pas qu'un peu. On dirait que vous avez sauté dans le piège à pieds joints. A partir de maintenant, ça devrait aller, on vous a fait un traitement.

- Ça existe, ça ? demanda Audrey.

- Ici, oui. Au fait, je m'appelle Alice. Et le premier qui fait une vanne sur le pays des merveilles, je l'étrangle.

Il y eut quelques secondes de silence.

- OK, répondit Basha.

- Excusez-moi, commença Maëlys. Vous vous êtes rebellés contre quoi, exactement ?

- Ah. Je la sentais venir, celle-là. Je vous préviens, c'est compliqué. En fait, dans cet endroit, il y a deux peuples. Vous connaissez déjà le premier, mais pas le deuxième. Vous voyez, les bleus ? Ben c'est les mêmes, mais en jaune.

- En jaune ?! s'exclama Louis.

- Croyez-moi, ça fait mal aux yeux. Bref. Toujours est-il que ces deux peuples sont en guerre. Sauf que les bleus, ils n'ont aucune agilité, aucune endurance, aucune rapidité... Vous l'aurez compris, ils sont pathétiques, en combat. A côté d'eux, n'importe quel humain est une machine de guerre. Alors ils nous attirent dans leur monde, ils nous enlèvent notre libre arbitre et nous lâchent sur le champ de bataille. Ils font de nous de la chair à canon, quoi.

- Mais... fit Basha. S'ils sont si « pathétiques », comme vous dites, pourquoi vous n'allez pas tout simplement les attaquer ? Et comment ça se fait qu'ils connaissaient les humains mais que nous on ne les connaissait pas ? Et comment on peut « traiter » quelqu'un qui a été lobotomisé ?

Alice regarda autour d'elle d'un air égaré.

- Euh... en fait... Comment dire...

- Alors ?

- Je... Je ne suis pas au courant de toute l'histoire, voyons...

Elle eut un petit rire nerveux.

- Ecoutez, intervint Noah, à la limite, on s'en fiche un peu, de tout ça. Personnellement, tout ce que je veux, c'est rentrer chez moi.

- Ca, je crains que ce ne soit pas faisable.

Alice fit un sourire en coin.

- Voyez-vous, nous aussi avons besoin de renforts...

Les six amis échangèrent un regard. Une seconde plus tard, ils détalèrent vers la porte, et d'un geste désespéré, Basha se jeta sur la poignée. La porte s'ouvrit. Alice soupira, et s'élança à leur poursuite avec une rapidité et une agilité pour le moins impressionnante.

Ils sortirent du bâtiment à une vitesse dont ils s'étaient toujours crus incapables, prenant une direction hasardeuse dans la ville qui, désormais, ne leur paraissait nullement attrayante. Il pleuvait, désormais. Ils couraient, sautaient, tournaient à droite, à gauche, se précipitaient vers l'avant, les pas d'Alice résonnant derrière eux comme une menace de mort...

- Là ! Cria Noah.

Il désigna un petit bâtiment. D'une des fenêtres, on voyait une faible lueur qui leur était bien familière. Ils bifurquèrent vers celle-ci, Alice sur les talons, et virent avec un immense soulagement un de ces étrange portails qui miroitait sur le sol.

Sans la moindre hésitation, cette fois-ci, ils s'y jetèrent. Ils entendirent Alice crier de rage, et quelques secondes plus tard, ils se retrouvèrent propulsés hors de ce monde.

Ils atterrirent violemment sur le sol de la maison abandonnée, essoufflés.

- Mais qu'est-ce que c'était ?? S'exclama Louis.

- On a eu chaud, souffla Basha. On a bien failli...

Elle s'interrompit brusquement. Les six amis relevèrent la tête, et virent avec horreur un ennemi peut-être pire que n'importe quel extraterrestre bleu ou jaune. Debout devant eux, l'air menaçant, se tenaient... leurs parents. Basha eut le pressentiment que les ennuis n'avaient fait que commencer.


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