Flashback 3 ~ L'officier de la marine marchande
Juillet 2281
22h47, port de Savone, en Italie.
Vincenzo Conti organisait avec ses collègues la montée dans le ferry des véhicules de passagers.
Le départ était prévu pour 23h, mais la compagnie avait pris du retard et les officiers chargés de gérer le placement faisaient le maximum pour le limiter.
Cela faisait pratiquement deux ans que Vincenzo avait obtenu son grade d'officier dans la Marine Marchande et presque autant qu'il servait la compagnie qui assurait la navette entre l'Italie et la Corse.
Diplômé d'une grande école, il n'avait eu aucun mal à trouver sa place ici, malgré son lourd secret.
Très doué pour voir dans l'espace, il assurait le placement optimal des voitures, caravanes et camions dans la cale du bateau de croisière avec une facilité déconcertante. Pourtant ce soir, c'était loin d'être suffisant et le retard s'accumulait, malgré tous les efforts déployés par le personnel et Vincenzo sentait la patience de l'officier supérieur s'effilocher comme un fil dentaire sur une lame de rasoir.
- On a la poisse, aujourd'hui... lui souffla Dio, un camarade de promotion qui avait intégré la compagnie en même temps que lui.
Vincenzo acquiesça. Effectivement, entre le retard à l'arrivée du navire, les problèmes techniques et temps inhabituellement long du débarquement, c'était à croire à un complot !
Il glissa un œil en direction de leur supérieur, qui laissait éclater sa colère en aboyant dans le vide. Ses quelques subalternes qui passaient un peu trop près en prenaient pour leur grade et Vincenzo ne tenait pas vraiment à subir les foudres de l'officier Lombardi...
- Officier Conti !
Raté. Dommage... Vincenzo se retourna à contrecœur. Mieux valait éviter de traîner. Le moindre comportement qui risquait d'attiser la colère de son chef était à bannir dans l'instant.
- Faites sortir ce bus de là ! hurla-t-il.
Le bus en question tentait de manœuvrer pour sortir, déjà guidé par Vincenzo.
Tout compte fait, le seul comportement susceptible de ne pas attiser la colère du militaire se résumait peut-être à cesser de respirer...
L'officier poursuivit son travail avec application, guidant le chauffeur du mieux qu'il pouvait et en tentant lui aussi de garder son sang-froid.
Parce que la véritable raison de la colère de son supérieur résidait dans la mauvaise foi du conducteur de bus. Arrivé en retard, le passager refusait de se soumettre aux directives et faisait perdre un temps fou à tout le monde.
Pendant que le jeune homme faisait sortir le chauffeur récalcitrant, Dio poursuivait ses manœuvres afin de préparer les autres véhicules à sortir après lui.
Dio était d'un naturel joyeux et serein. Optimiste endurci, il pouvait sourire dans n'importe quelle situation et semblait prendre les choses avec légèreté. Pourtant, Vincenzo le savait, c'était bien mal connaître son camarade de penser cela. Il ne connaissait pas d'officier plus sérieux que lui.
Une onde de colère le déconcentra un court instant. L'officier Lombardi, vieux loup de mer à la silhouette trapue et au visage rondouillard, tentait vainement de contenir ses émotions.
Malgré tous ses efforts, le rouge lui montait aux joues et ses cheveux blancs n'aidaient pas à le cacher. La scène n'échappait pas aux touristes et transporteurs qui attendaient en première ligne que leur ferry puisse accueillir leur véhicule.
Vincenzo se secoua et fit un effort pour réprimer ses sens. Il était parvenu à la cacher jusque-là, sa nature d'En-pathi.
Ses parents estimaient que sa décision d'entrer dans l'armée était du pur suicide, qu'il ne tarderait pas à être découvert en allant là-bas. Ils mourraient de peur pour lui, mais Vincenzo n'en avait pas démordu. Il rêvait d'intégrer l'armée, quelqu'en soit le prix. Et il y était parvenu. Personne ne se doutait de ses capacités qui le rendaient hors norme, inadapté. Il cachait ses pouvoirs et se faisait discret au possible.
Devoir jouer ce double jeu l'épuisant aussi bien physiquement que moralement et c'était un effort qui n'appelait à aucune reconnaissance. Pourtant, il tenait bon et n'aurait cédé sa place pour rien au monde.
- Ah, c'est pas trop tôt ! Conti ! Accélérez le mouvement !
La voix de Lombardi l'extirpa des ses pensées. Ce fut dans un soulagement général que tout l'équipage chargé du débarquement vit s'éloigner le bus et son chauffeur récalcitrant.
La sortie du reste des passagers fut fluide et plutôt rapide.
Sans perdre une minute, aussitôt la dernière voiture extirpée, Vincenzo et ses collègues organisèrent l'embarquement des passagers suivants.
Tout le monde était tendu. Fort heureusement, les passagers semblaient plutôt patients et ne témoignaient d'aucune impatience, trop fascinés par ce que Vincenzo et ses collègues connaissaient par cœur.
Pourtant, parmi les regards curieux qui le détaillaient, lui et ses collègues, il ne tarda pas à en sentir un en particulier. Une jeune femme. Blonde, presque blanche, la peau très pâle et le regard clair. Elle le détaillait comme on détaille un personnage de roman. Aucune émotion particulière, aucune raison pour s'attarder sur lui, et pourtant... quelque chose en lui semblait retenir son attention. Mais elle ne savait pas quoi et ne cherchait pas particulièrement à savoir, ce qui le frustra légèrement.
Il savait que le fait de vivre en faisant constamment attention à ne pas se faire identifier en tant qu'En-pathi lui avait donné une image plus renfermée, faible et réservée. La plupart du temps, il vivait avec. Parfois, ça l'énervait au plus haut point. Comme là. Sans savoir pourquoi, il aurait aimé donner une autre image de lui.
Il prit sur lui une nouvelle fois et continua son travail, sous le regard de la jeune femme. Elle devait avoir son âge, à peu de choses près... chose assez incroyable, elle sembla remarquer son agacement et sa frustration, au moment même où il commença à ressentir cette lassitude.
Elle était dans une voiture et fut l'une des premières à entrer dans la cale. Il ne put s'empêcher de la regarder passer, les yeux brûlants.
"Un officier...
Il a l'air trop maigre pour son uniforme, il semble moins à sa place que les autres.
Il se détache des autres officiers. Il n'est pas vraiment beau, il ne possède pas le charme militaire. Pourtant, il a l'air à l'aise dans son uniforme. De là-haut, on voit qu'il exerce son métier avec une habileté déconcertante..."
Ce furent les derniers mots que Lena inscrivit dans son journal. Et les premiers qui le concernaient.
Plus tard, elle allait brûler ce carnet et ce qu'il contenait. Les dernières traces de son lien avec Vincenzo. Il le lui ferait promettre. En ce jour funeste qui les séparerait, dans ce futur quatre ans plus tard, lorsqu'au cours d'une de ses missions, sa nature d'En-pathi serait découverte, et qu'il ne devrait un ultime retour, l'occasion d'un dernier adieu, qu'à son ancien camarade Dio. Juste avant de mourir, il pourrait, grâce à lui, embrasser une dernière fois l'amour de sa vie, se remémorer une ultime fois leur rencontre si singulière, dans un moment douloureusement tendre. Il pourrait lui dire adieu. Beaucoup comme lui n'auraient pas cette chance. La chance de dire adieu avant de mourir.
Mais en ce jour, Lena se trouvait à des années-lumière de ce futur si sombre, elle était même loin de se douter de ce qui lui arriverait dans les heures qui allaient suivre.
Elle ne savait pas qu'une insomnie la ferait explorer le navire pendant la nuit, ni qu'elle rencontrerait à cette occasion cet officier qu'elle avait tant étudié à l'embarquement. Elle n'aurait pas pu imaginer l'alchimie qui allait naturellement les lier, sans se douter immédiatement d'où elle leur venait.
Elle aurait trouvé incongru qu'ils commencent à marcher sur le pont en discutant, qu'elle glisse soudainement et qu'en la rattrapant, sa main effleure son ventre.
Cette même main si douce qui l'effleurerait une dernière fois, quatre ans plus tard, exactement au même endroit, pour dire adieu à l'enfant qu'elle porterait, et qu'il ne connaîtrait jamais.
Elle aurait trouvé tout ça si incongru... et pourtant. Quand ils se rencontreraient, ils comprendraient. Qu'ils étaient pareils. Des En-pathis.
Tout ça, ça appartenait à l'avenir. Cet avenir qu'on n'attend pas.
Lena contourna la piscine et évita des touristes endormis dans des transats. Une heure et demie du matin et impossible de trouver le sommeil. Elle tourna au coin afin de se diriger vers l'avant du ferry, et retint un hurlement de surprise lorsqu'elle manqua de renverser quelqu'un qui arrivait en sens inverse.
- Pardon ! s'écria-t-elle, je ne vous avais pas vu.
- Pas de souci, c'est moi, répondît-il en souriant.
Elle le reconnu immédiatement. C'était l'officier qu'elle avait observé tout à l'heure ! Elle avait même écrit quelques lignes à son sujet, dans son journal. En y repensant, elle se sentait un peu bête...
- Vous... vous étiez sur le quai à l'embarquement, je ne pensais pas que vous seriez encore sur le ferry, vous travaillez beaucoup, ne pu-t-elle s'empêcher de remarquer.
Sa remarque le surpris mais lui arracha un nouveau sourire.
- Je prends quelques semaines de repos dès l'arrivée de ce navire, c'est ma dernière traversée du mois. Oh, veuillez m'excuser, je ne me suis même pas présenté ! Officier Vincenzo Conti, à votre disposition, madame...
- Lena Rossi ! Enchantée ! répondît-elle en lui tendant la main.
- Puisque visiblement aucun de nous ne trouve le sommeil, que diriez-vous d'arpenter ce ferry ensemble ? proposa-il en serrant la main qu'elle lui tendait, si cela vous intéresse, je pourrais vous raconter l'histoire de ces géants des mers.
- Avec joie !
Ni l'un ni l'autre n'avaient pour habitude de se montrer aussi spontané et encore moins ouverts avec les autres. Pourtant, en cet instant, ils se sentaient tous deux plus naturels qu'ils ne l'avaient jamais été.
"Mon officier..."
* * * * * *
NDA : Hey ! Ça fait hyper longtemps ! J'ai enfin été inspirée pour une nouvelle de ce recueil (pas une dont l'idée sommeille depuis longtemps, celle-là m'est venue tout récemment) ! J'ai voulu tester un format un peu spécial pour le coup, avec non seulement un changement de point de vue pour la fin et la conclusion de cette nouvelle, mais en plus une "vision du futur", pour garder cette idée essentielle de fin tragique (c'est un peu le but après tout, je recense des histoires d'En-Pathi qui n'ont pas réussi à cacher leur nature jusqu'au bout et ont subi les conséquences de leur monde pétri de haine et d'intolérance) tout en concluant sur un ton positif et plein d'espoir (deux En-Pathi qui se trouvent et tombent amoureux ^^ )
Mais comme je suis loiiiin d'être une pro, je ne sais pas ce que ça donne (d'autant que je me suis pas relue ^^') alors hésitez pas à me lyncher sur ce coup (pas trop violemment quand même please... dans la mesure du possible :') )
Des bisous 😘
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