Flashback 1 ~ Le jury des Arts déco


Mars 2334

Trois quart d'heures. Voilà bien trois quart d'heures que la personne avant lui était entrée dans la salle. Le jeune homme se tordit une nouvelle fois les mains. Ses articulations craquèrent, ce qui parut l'apaiser le temps d'un instant.

Que faisaient-ils ? Normalement l'oral ne durait qu'une demi-heure ! L'étudiant avant lui devait être brillantissime pour rester aussi longtemps, il ferait bien pâle figure à côté...

Il reprit ses vas et vient. Trois ans qu'il préparait ce diplôme et le projet de fin d'études qu'il avait choisit paraissait un peu osé, même à ses yeux. Un stress supplémentaire. Il ne pouvait pas échouer, sa famille avait toujours vu d'un mauvais œil qu'il entreprenne une filière artistique, et depuis son admission dans son école des Arts décoratifs, ses proches n'attendaient que son échec.

Il serra ses doigts dans sa main jusqu'à couper toute circulation. A ce rythme, même s'il parvenait à décrocher son diplôme, il ne pourrait plus faire grand chose de son principal outil de travail...

Mais que faisaient-ils, à la fin ?!

Enfin, alors qu'il s'apprêtait à entrer de force, au comble de l'impatience, la porte s'ouvrit en grand, laissant échapper des éclats de voix visiblement chaleureux et un étudiant au visage rayonnant.

Ce dernier passa devant lui en ne lui adressant qu'un bref signe de tête, trop heureux pour réaliser le monde qui l'entourait.

« Suivant ! »

La gorge nouée par le trac, le jeune homme prit son courage et ses affaires à deux mains, rassembla ses planches format raisin et entra dans la salle avant de fermer la porte. Il salua le jury et tel un automate commença à disposer ses travaux.

Les quatre jurés attendaient patiemment. Impassibles, ils remettaient de l'ordre dans leurs notes et préparaient celles à son nom.

Costards cravates étaient de mise. Du noir et du blanc. Le jeune homme songea avec ironie que pour des membres du jury d'une filière artistique, ils ne se montraient pas très originaux...

Enfin, il posa la dernière planche. Tous ses dessins étaient retournés. Il avait préparé un exposé qui devait se rassembler en dessin gigantesque. Le tout devait donner un tableau impressionnant, mais si personne n'accrochait...

Après en avoir obtenu l'autorisation, il prit une profonde inspiration et présenta son sujet.

« J'ai choisi un sujet très simple en apparence... mais il me tient énormément à cœur ! Sur chacune de ces feuilles, j'ai représenté un état mental. »

Quelques sourcils se froncèrent, d'autres se levèrent... L'étudiant s'empressa de préciser son discours.

« Avec l'arrivée des personnes aux capacités hors normes que nous avons appelés En-pathi, il y a eu un regain d'intérêt du public vers les maladies mentales et autres troubles du comportement liés au cerveau. Ce sujet m'a bien évidemment interpelé également, mais j'ai voulu ratisser plus large et représenter toutes sortes d'états d'esprits. Mon idée étant de chercher ce que pouvait ressentir une personne au point de la faire physiquement réagir devant une illustration. Je suis allé interroger des éminents scientifiques pour comprendre les réactions physiologiques, puis j'ai fait un grand travail de recherche, non seulement sur moi-même, mais chez les autres aussi, en analysant les émotions, les réactions que les gens semblaient laisser filtrer. En commençant par des choses très simples comme la joie... »

Tout en parlant, il retourna la première feuille cartonnée. Un vague murmure se fit entendre parmi les jurés, lui procurant un immense soulagement : il avait réussi son pari ! Le jury avait été touché ! Cette constatation lui redonna de l'assurance.

« ... Ici, j'ai représenté la colère... évidemment je la mets au début pour ne pas vous inciter à me mettre une mauvaise note ! » osa-t-il.

En retournant sa feuille, il réalisa que faire une blague avant de les mettre en colère n'était pas forcément une bonne idée... heureusement, après la colère succédait...

« ... La sérénité. »

Il poursuivit ainsi, constatant avec bonheur que les jurés paraissaient totalement captivés. Il ne lui restait plus qu'à présenter ses fameux « tests ». Il croisa discrètement des doigts avant de revenir au centre de la pièce - il n'avait fait que courir dans tous les sens pour retourner ses œuvres dans l'ordre - et de marquer une pause.

« A présent, j'aimerais en arriver au cœur de mon projet. La raison pour laquelle j'ai décidé de faire ressentir le plus puissamment possible des émotions à travers un dessin. Car, comme vous le savez, chacun d'entre nous est différent, tout le monde ressent une émotion à sa façon à lui, il ne devrait rien y avoir d'universel et pourtant certains tableaux parviennent à faire vibrer un bon nombre de personnes. Il s'agit en fait de capter ce petit quelque chose, cette frontière entre l'art et les sciences... et je pense l'avoir saisit. »

Il reprit son souffle, les joues brûlantes. Conscient de la suffisance de sa déclaration, il appréhendait les réactions d'en face.

Heureusement, personne ne l'arrêta.

« Voilà donc mon projet : les dessins que vous ne voyez pas encore ont été créés dans le but de déceler des états mentaux plus rares et plus efficacement que tous les tests visuels élaborés jusqu'alors. »

Sentant que les personnes en face de lui commençaient à s'impatienter, il retourna le premier dessin. Aussitôt, un malaise ambiant se fit sentir.

« La dépression, commença-t-il, elle met mal à l'aise parce que c'est le trouble le plus courant, la plupart des gens l'ont connu ou la connaissent, d'une manière plus ou moins... »

Il retourna la feuille du dessous.

« ... grave. »

Le dessin ne perturba réellement personne. Il mettait mal à l'aise, mais pas autant que le premier.

« Celui-ci détecte les dépressions graves. »

« On n'a pas besoin de ça, pour les dépression graves... » murmura un membre du jury à l'une de ses collègues.

« Ici, la schizophrénie. » poursuivit l'étudiant.

Pendant les dix minutes qui suivirent, il dévoila les dessins un à un. Psychose, Dédoublement de personnalité, autisme, trouble obsessionnel... des maladies plus ou moins banalisés furent citées. Visiblement, les examinateurs paraissaient en parfaite santé mentale - heureusement - mais furent néanmoins touchés par la profondeur des dessins.

Enfin, il acheva sa démonstration dans les cinq dernières minutes sur son but ultime : les En-pathi.

« Ces dessins s'assemblent tous pour en former un gigantesque, qui représente mon projet... »

« Il reste un dessin, au centre, fit remarquer une femme à la queue de cheval stricte, qu'elle maladie représente-t-elle ? »

« Les En-pathi. »

Un murmure étonné parcouru les examinateurs. Cessant de griffonner les notes devant eux, ils observèrent, le regard rivé sur l'étudiant et le mystérieux tableau.

« Vous avez réussi à représenter la nature des En-pathi ? » s'étonna le doyen, un homme rond au nez crochu.

« Je pense, en effet. » hésita-t-il.

« Et comment... »

« En représentant le vide. répondit-il, j'ai réussi à retirer l'ensemble des émotions d'un dessin, il n'en reste aucune trace... » expliqua-t-il en s'avançant vers son projet.

Il se saisit du bord de la feuille, tremblant. Tout reposait là-dessus, il le savait. Il devait se montrer convainquant. Retournant d'un geste brusque, il se retourna d'un même élan vers ceux qu'il devait persuader.

« Effectivement, les émotions ne sont pas très présentes... » constata platement le doyen, tout en replaçant ses lunettes rondes.

L'étudiant ouvrit la bouche, prêt à répliquer. Il allait défendre chèrement son travail, aucune chance d'abandonner si près du but... mais il n'en eut jamais l'occasion.

Un cri déchira le silence relatif de la salle suivit d'un fracas épouvantable. Tous se tournèrent vers l'origine du bruit. Un examinateur, jusque-là impassible et à l'allure imperturbable, venait de s'effondrer au sol en faisant tomber sa chaise.

Il se tordait sur le sol, les yeux grands ouverts et les mains serrant ses tempes si fort qu'on aurait dit que sa tête allait exploser. Son regard ne parvenait pas à se détacher du dernier dessin de l'étudiant...

Les autres membres se précipitèrent aussitôt sur lui, tentant de le ranimer tandis que des larmes de douleur coulaient sur ses joues. Le doyen finit par se tourner vers le jeune artiste, fou de rage.

« Ne restez pas les bras ballants ! Retournez ce maudit dessin ! » tonna-t-il.

Le jeune homme sursauta et s'exécuta.

En quelques secondes, le calme revint, laissant place à un lourd silence. L'homme sur le sol semblait avoir reprit ses esprits, mais des larmes coulaient sur ses joues, des larmes de désespoir... Il ne regardait plus personne. Le membre du jury si imposant malgré son relativement jeune âge, élégant dans un style soigné et classique, avait disparu. Ses gestuelles volontairement chic et guindées, ses mimiques comiques forçant la sympathie... l'étudiant ne le connaissait pas, pourtant le bel homme à lunettes qu'il avait en face de lui durant une courte demi-heure s'en était allé. Tout en lui semblait s'être effondré en l'espace de quelques secondes. Et il n'esquissait pas le moindre geste pour y remédier. Ce spectacle de déchéance était terrifiant. Sa bouche se tordit en une grimace des plus amères, comme s'il sentait très bien que pour lui, c'était la fin. Comme si pour lui, tout espoir venait de mourir.

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