39 - Giulian
Ce soir, Sarah ne travaillait pas, demain non plus. Il le savait car c'était le rythme de ses gardes au cabinet. La nuit avait commencé depuis plusieurs heures et elle ne répondait toujours pas à ses appels. Agathe lui répondit qu'elle était de mémoire invité à un vernissage de bobos avec Arnaud. Comment trouver le sommeil après cette déclaration ? De plus, il avait la dalle et crevait d'ennui.
L'automne aussi était déjà bien installé. Les feuilles mortes s'accumulaient dans les caniveaux, alors la tête enfoncée dans la capuche de son sweet, il s'engageait fébrilement dans la ville, se frayant un chemin dans la foule humaine, plongeant parmi les ombres noctambules. Le mélange corrosif du doute et de la jalousie lui rongeant les entrailles. Au fur et à mesure qu'il progressait, il tâcha de ravaler la bile qui lui grimpait dans la gorge. Les mâchoires scellées, les tempes battantes, il bouillonnait de l'intérieur laissant ses pas le mener où bon ils le désireraient. Les prémices d'une brise hivernale draguaient avec elle des odeurs de humus venues de banlieue plus lointaines. Il n'aimait pas cette idée. De la savoir seule, elle, cherchant, cherchant quoi déjà ? le réconfort ? le divertissement ? Entre ses bras à lui, ce putain d'intello. Il eut envie de s'arracher les rétines rien qu'a les imaginer ensemble. Où avaient-ils pu bien aller ? Il devait y avoir autant de vernissage ce soir à Paris que de galériens aimant l'art. Dans quel plan à la con il l'avait trainé ? Lui cet homme avec qui il n'avait rien en commun. Il sentit la colère lui monter aux tripes, s'insinuer dangereusement dans ses veines. Il le haïssait.
Fais chier !
Puis instinctivement, il s'était rendu dans ce qui fut un jour, une éternité plus tôt, chez lui, aux Rêveurs. Ici, l'air était encore plus humide, mais aussi plus paisible, confiant et dormait profondément. Malgré la quiétude, pareille à une métastase, la noirceur restait là, tapie profondément au creux de son âme et des allées bétonnées. Et d'autres âmes perdues combattaient l'insomnie et l'ennui tout comme lui, de la même manière qu'il avait pu le faire quelques années plus tôt. Sur un terrain libre, à l'abris des boxes les plus reculés et des milliers de fenêtres sans balcon, un feu de camp avait été allumé et lançait des flammes n'ayant rien de naturelles. Elles s'élançaient plusieurs mètres au-dessus de l'endroit où elles auraient dû culminer ordinairement. Le foyer crépitait et renvoyait ses étincelles violacées. Ce feu n'avait rien de chaleureux ni convivial, et ses braises avaient pour seule mission de tenir éloignés les yeux trop téméraires, de marquer un territoire bien gardé. Guilian s'approcha quand même, certain d'y retrouver quelques visages connus. A son arrivée, un silence de plomb planait au-dessus du groupe d'une dizaine d'individus déjà en équilibre fragile. Un ange passa. Puis il fut identifié. Deux des gars partirent discrètement, sentant surement la suite de la soirée changer de cap ou ne voulant pas être mêlés à quelconque affaires clandestines. On lui offrit de quoi boire, fumer, et même manger. Il s'installa sur un fauteuil fait de palettes et rattrapa les nouvelles du front, remis à jour son catalogue de plaintes et de complaintes émanant du plus profond de la rue, des siens. Ils échangèrent des vers sur ses plus gros sons. Ils lui proposèrent de nouvelles idées et Giulian rechargea ses batteries à la source. Le reste de la soirée aurait pu se terminer ainsi, sur cette note positive et de partage entre un artiste et des fans de la première heure autour d'un feu. Mais un grain de sable vint s'insérer dans le fin rouage. Un autre groupe d'une douzaine d'individus fit son apparition autour du feu. Giulian reconnut les deux jeunes hommes présents à son arrivée. Puis il identifia Nelson parmi eux. L e grand frère de Pedro. Ce fils de chien... La claque fut violente. Les images de cette soirée ayant eu lieu ici même quinze ans plus tôt le percuta de plein fouet, et ce n'était pas du tout le bon moment...
—Alors comme ça on vient sonder la misère, remuer la merde des autres et afficher ses euros sous notre nez ? lâchât Nelson.
Le reste de sa bande se trouvait derrière lui. Ils bloquaient ainsi la route à quiconque voulant s'interposer, ou fuir. Giulian reconnu ce fameux moment où chacun cherche à impressionner, à gagner l'ascendant psychologique sur l'opposition.
La fièvre s'empara des deux rangs et ses propres rythmes vitaux se mirent en alerte.
—T'as rien à répondre ... Djéè ? le narguait un second brave muni d'une barre de métal.
Ils avançaient, les acculant contre les parois des box.
Son cœur battait plus vite qu'il ne le pouvait et son sang bouillonnait déjà, réveillant de vieux réflexes. Car malheureusement, ce soir Gilian n'avait ni les mots pour contrer les menaces, ni l'envie de se justifier. Il n'avait jamais reculé devant un affrontement nécessaire, même non équitable et pour être honnête, même non nécessaire... Et apparemment, c'était toujours le cas. On pouvait lire la fureur bruler dans ses pupilles brunes. Ses lèvres rouge sang étaient coincées en un rictus impatient. Les veines rampant sous sa peau, battaient le rythme de sa colère au niveau de ses tempes. Les poils de ses bras s'hérissèrent. Le combat était plus qu'imminent. Ses mains étaient moites et toute l'eau de son corps était en ébullition. Elle cherchait à s'échapper de ce dernier par tous les moyens possibles. On dit que la vengeance est un plat qui se mange froid. Pour lui, il aura été servi glacé. L'honneur de Jessica et de Sarah allait enfin être vengés...
Il attendit le premier geste offensif de la ligne ennemie, l'esquiva. Puis rendu le second qu'il avait pourtant réussi à intercepter. Et Giulian commença à se battre plus sérieusement, soulageant sa rage, sa peine, ses doutes ; comme avant. Il prit de mauvais coups en plein visage, un autre juste sous les cotes, mais il n'avait pas trop perdu la main. Il entendu craquer sous ses doigts et oublia tout ce qui le rongeait quelques heures plus tôt. Sa technique était toujours aussi efficace. L'échappatoire toujours aussi percutant.
Le bruit et les lumières des gyrophares mirent fin à la scène de guérilla. Tous s'éparpillèrent et Giulian trouva refuge chez son frère, au 6ème étage, dans l'appartement qui l'avait vu grandir.
Il était épuisé, las d'être sans cesse rattrapé par ses démons, son passé, ses peurs. Et dans sa chambre d'ado qu'il n'était plus, il trouva enfin la paix et le sommeil, juste sous les étoiles.
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