1 -Giulian-

 Sur sa montre connectée, Giulian vérifia son rythme cardiaque. Comme à chaque fin de nuit, il courait. Voilà sept ans que ses footings juste avant l'aube étaient devenus un rituel de décrassage vital. Depuis deux mois, les quais de Seine avaient remplacé les Navigli de Milan bordés de ruelles pleines de couleurs. Il avait foulé avant chaque première lueur du jour, les pavés italiens de ces canaux tant animés à des heures plus usuelles. C'était son automédication, non pour guérir, mais pour arrêter de sombrer.

Il descendit la dizaine de marches qui le séparait de la très célèbre rive parisienne et tout en s'étirant, il admira les courbes du pont des Arts encore bercé par la tranquillité des bras d'une lune couchante.

Moins de 75% de la Fréquence Cardiaque Maximale. Parfait.

Il aimait la précision de cette donnée personnelle de lui-même. Une donnée fiable, reflétant précisément l'intensité de son effort et de l'état de santé régnant dans sa poitrine, quelles que soient les conditions de la course. Depuis son retour en France, la dizaine de kilomètres de berges qui traversaient Paris d'Ouest en Est, lui permettait à cette heure hors du temps, de profiter du calme et de la beauté de la ville Lumière. Il vidait ainsi les méandres de son âme, juste avant que de longues journées ne viennent les lui remplir inlassablement. Giulian savoureait ces instants d'anonymat volés à la nuit. 

Il fut un temps où il avait peur du noir, peur des fantômes imaginaires qui pouvaient roder sous son lit, peur de ce mal qui hantait la pénombre. Mais plus maintenant. C'était comme s'il faisait partie de ce monde, qu'il côtoyait et soutenait le mal de la nuit, qu'il connaissait ce fantôme qui dansait dans les ombres virevoltantes. Car le monstre était bien réel, encré en lui. Tous ses plus grands combats, c'était contre lui-même qu'il les avait quasiment tous menés. Malgré de belles victoires, il était toujours aussi terrifié, car plus que jamais, il savait que la créature était bien vivante et bien plus redoutable que celles de ses cauchemars. Pire, certains ennemis couvaient toujours dans son cœur ; la solitude, malgré la lumière du succès. Le manque aussi ; ce morceau de lui-même, qu'il avait perdu sept ans plus tôt.

Elle...

Mais qu'était ce que la vie sans peur ? Quel plaisir pouvait-on recevoir d'un bonheur sans faille, d'une éternité sans accros, d'une routine sans saveur ?

Son Apple Watch bippa.

7 BPM de plus et un rythme de 15 secondes plus rapides par kilomètre sur le même parcours qu'hier.

Pourtant les conditions de course étaient identiques. Presque toutes identiques... Car chez Giulian, comme chez tout être doté d'un cœur, le rythme est influencé par des centaines de facteurs extérieurs à l'effort en lui-même. Les conditions climatiques ou encore l'altitude, par exemple, l'état physique, ou encore mental. Le cardio est très dépendant des conditions extérieures, certes, mais des pensées les plus intimes également. Et sa montre le lui rappelait cruellement.

« Regarde-toi, on dirait un petit chien abandonné... Reprend toi mec, c'est qu'une meuf. Et dans ton cas, c'est pas ce qu'il manque. Tu peux en changer chaque soir ! » lui avait balancé Pedro, associé et ami de toujours, quand il y a sept ans, Sarah avait disparue de la surface de la planète du jour au lendemain.

« Mais je l'aime putain, tu comprends ça ? Non évidement que non... ça crève les yeux que tu ne sais pas ce que c'est » lui avait-il répondu, l'égo à vif.

Car quiconque n'a jamais aimé vraiment, n'a jamais vraiment vécu. C'est tout bonnement incompréhensible tant que cela ne nous est pas encore tombé dessus. L'amour rend fou. Il déraisonne. Et Giulian lui, le savait mieux que personne. C'était pourtant si simple au tout début, simple et insensé. Des baisers sur le ventre, encore et encore. Voilà ce qu'elle voulait et c'est ce qu'il lui offrait du haut de ses seize ans.

Le gadget connecté sonna, encore une fois.

« Viens, on fait un truc fou » qu'elle lui avait lancé un après midi, encore emmêlés l'un dans l'autre dans l'intimité de sa chambre d'ado aux murs placardés d'écharpe du PSG.

« Fou comment ? » lui avait-il répondu.

« Fou comme nous.»

Par défis, pour tester son degré de folie, pour voir s'ils étaient aussi bien « assortis » comme la meilleure amie de Sarah, Agathe, le leur avait dit ; bien sûr qu'il lui avait dit oui. De cette idée était né un projet. Trouver la plus belle phrase qui les qualifiait et se la faire tatouer. Dans un endroit secret connu d'eux seuls. Alors ils avaient cherché. Griffonné. Un après-midi entier. Amore était venu en premier. C'était son idée à lui. C'est comme ça qu'il l'appelait. C'est comme ça que sa mère l'appelait, alors quand ses sentiments envers Sarah étaient nés, quand dans sa tête tout avait fini par se mélanger, c'est naturellement qu'il avait pris le relais. Il aimait l'italien. C'était pour lui un lien, un moyen de ne pas oublier ses racines, de continuer à entendre chanter la mama, comme très souvent elle le faisait avant de disparaitre bien trop tôt.

« Amore per sempre » proposa-t-il alors.

« Ça veut dire quoi ? » l'avait elle interrogé.

« Ça veut dire que je t'aimerais toujours. »

« Genre » riposta elle en levant au ciel ses deux prunelles noires qui le captivaient tant. 

« Tu ne m'en crois pas capable ? »

« Non. »

« Même si je te le promets ? »

« Tu me le promets ? » ses sourcils fleurtaient de nouveaux avec les cieux, signe papable d'un trop plein émotionnel parcourant son petit cœur. 

« Oui, je te le promets ! »

« Et si tu n'y arrives pas ? »

« Ça n'arrivera pas. Allez viens habille toi, on y va »

Mais les yeux encore perdus dans la voie lacté d'étoiles phosphorescentes qui décoraient le plafond, elle l'avait retenu par le bras.

« Mais attend, on le fait où ? Le tatouage. »

Il avait parcouru du regard son corps encore nu, corps qu'il connaissait déjà quasiment par cœur et dont il ne se lassait jamais. Surtout ses boucles noires qui caressaient les courbes de sa poitrine.

Giulian déconnecta l'appareil qui ne cessait de sonner. Sa fréquence cardiaque maximum avait été atteinte depuis un moment. Et perdu dans les méandres de son passé, de leur passé, il accéléra le rythme de ses foulées, encore plus fort.

« Hum... que dirais tu de... juste là... »

Glisser son doigt sur la peau si fine sous ses seins ne l'avait pas laissé indemne et ils avaient tous deux besoins de bien moins que ça pour vriller. « Du côté gauche alors, juste sous le cœur » précisa Sarah. L'idée lui plaisait et elle l'avait validé en l'attirant à lui encore plus prêt.

« Et si on se complétait ? »

« C'est déjà le cas, je suis toujours à l'intérieur de toi. »

« Pour le tatouage idiot. Moi j'aurais Amore... et toi ...Per siempre, mais au même endroit. »

« J'adore... C'est parfait... » lui répondit-il en étudiant, hypnotisé, les changements s'opérant sur son visage à chacun de ses nouveaux vas et viens.

Alors ils avaient passé le reste de la journée à dessiner. A faire l'amour et à le dessiner plus exactement. Leur tatouage à eux. Unique comme eux. Comme leur love story. Celui de Giulian s'écrirait comme un graffiti. Celui de Sarah aussi mais dans une police un peu plus « polie ». Ce tatouage fut leur premier à tous les deux. Le premier d'une longue série pour lui. Ils avaient tous leur histoire, leur moment de succès, de peine ou de grande haine, mais aucun des autres n'égalerait cette saveur-là. Celle d'une douleur abyssale, d'un trou béant, là juste sous le cœur... Un tracé qui sur sa montre en cet instant précis, aurait été représenté par un électrocardiogramme complètement plat. La fin de toute activité cardiaque.

Alors Giulian stoppa sa course folle. Il s'appuya contre l'un des tilleuls tenant tête à l'impressionnante horloge du musée d'Orsay qui indiquait à peine plus de cinq heures du matin. Envahi d'un mélange de doute, de douleur et d'espoir, il se laissa échouer sur la terre humide et dans une ultime tentative de survie, il envoya le sms qu'il avait rédigé trois jours plus tôt. 

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