#6 Les conséquences de nos choix




x Chapitre 6 x



Waltraud



J'entrouvre péniblement les yeux. Le corps en nage, ma chemise y adhère comme une seconde peau. Mes mains agrippées au rebord du lavabo, les tremblements incessants les parcourent puis envahissent mes bras. Ils perforent ma vaine résistance et affluent bientôt mon dos pour ensuite s'insinuer dans mes membres inférieurs. Je lutte avec hargne avant de glisser quelques secondes plus tard sur le carrelage en gémissant de dépit. À genoux, je me traîne jusqu'au bac à douche et m'y laisse tomber. Le bras tendu, je grogne à trouver l'allumage. La chaudière gronde dans le mur et l'eau qui jaillit enfin m'asperge. Victorieuse, je soupire.

Durant cinq minutes, peut-être dix ou plus, je n'ai pas bougé. C'est quand j'entends le toc discret à la porte qu'un soubresaut traverse mon corps recroquevillé.

— J'entre.

Les yeux clos, je ne fais aucun effort pour me relever et me présenter dans une tenue décente. Quand la main de Sieg touche mon épaule, j'esquisse malgré tout un mouvement de recul contre ce que mon esprit vaseux perçoit comme une intrusion.

— L'eau est froide, tu vas attraper du mal.

Je n'ai pas remarqué.

— Tes cauchemars ?

Même sans répondre, il a compris. Des souvenirs déformés qui se transposent à la réalité, si bien qu'ils en deviennent eux aussi vrais. La puanteur, celle de la poudre et des corps désarticulés, elle s'exhale encore dans mes narines. Mes paupières papillonnent pour fuir la vision de l'enfer soudée à mes rétines.

— Je suis fatiguée...

Il ferme le robinet, et me force à me redresser. Ainsi, il passe ses bras sous moi et me soulève. Assise sur le bord du bac, je me sèche sommairement avec la serviette de bain qu'il déplie d'un placard. Dans un état second, j'éponge aussi mes vêtements avant qu'il ne m'en fasse la remarque et m'apporte de quoi me changer. Sa grand-mère a gardé quelques habits de sa jeunesse.

— Mose ?

— Il dore, ne t'inquiète pas.

Sieg ressort de la salle d'eau pour me laisser un peu d'intimité. Je le remercie par mon silence. 


https://youtu.be/mpqY5n4wZhM


Je descends les marches d'un pas feutré. Le cadrant de l'horloge du couloir indique 3 h 20. Les interstices des volets confirment que la lune est encore haute. Sieg s'active dans la cuisine aux côtés de sa grand-mère. Edda, car c'est ainsi qu'elle veut que je l'appelle, partage peu de choses avec son petit-fils. Lui est un grand blond à la carrure militaire, elle a le corps fatigué par les travaux manuels et les cheveux noir terne. Pourtant, je peux voir toute l'affection qu'ils se portent malgré leur pudeur commune à l'exprimer.

Au camp Revelio, il n'existe pas un foyer qui ne compte pas une tragédie. Pour survivre, Sieg a dénoncé ses parents aux autorités. Ces derniers étaient en effet membres de la résistance Eldienne contre les Mahrs. Si cela avait été découvert, toute sa famille aurait été déportée sur l'île du Paradis et transformée en Titan. Par son geste, il a sauvé sa vie ainsi que celle de ses grands-parents.

Aujourd'hui, M. Jäger est régulièrement interné à l'hôpital, le cœur d'un père brisé. Cependant, lui-même comme Edda ne lui ont jamais voulu. Entièrement dévoués et soumis à l'autorité Mahr, ils ont vu là l'accomplissement de leur devoir malgré la peine immense provoquée par la perte de leur fils après leur fille, des années plus tôt dans des circonstances dramatiques.

L'arrivée de Mose a rapporté une joie insoupçonnée au foyer. Ils le savent depuis longtemps, Sieg veut ni se marier ni concevoir d'enfants. Alors, comment imaginer qu'un beau jour il adopterait un nouveau-né ?

Qu'est-ce qu'une famille ?

La mienne a suscité plus de questions. Une amie, juste Violette, c'est sous cette couverture que je me suis présentée à eux. Le secret quant au lien qui m'unit au garçon n'a pas perduré, tout comme la nature exacte de ma relation avec Sieg. Ils soupçonnent même qu'il soit réellement notre fils malgré ses cheveux. Il est après tout connu que certains traits physiques sautent des générations... Au final, la vérité leur importe peu.

— Assieds-toi, Violette, ne reste pas plantée là comme un poireau.

Je m'exécute avec un fin sourire.

— Ce n'était pas la peine de te lever, Edda.

— Je prends mon cachet et je retourne me coucher. Tu récupères aussi Mose à l'école, aujourd'hui ? Il faut que je me rende au marché.

— Oui, comme convenu, à midi.

— Ne faites pas de bruit. Laissez le petit dormir.

Mes joues s'échauffent un peu et mon sourire s'élargit sans répondre. Enfin seuls, Sieg se rapproche de moi et présente deux tasses sur la table.

— J'ai préparé du café.

— Merci.

Je sirote en silence le liquide brûlant. Mes mains enveloppent de temps en temps la précieuse porcelaine. Vide, je la redépose dans sa soucoupe et n'y touche plus. Lui a fini bien avant et me dévisage d'un regard animé par un sentiment difficile à saisir ou que je redoute.

— Comment te sens-tu ?

— Mieux, merci.

— Si à tout hasard, tu aurais aussi le derrière qui te démange... N'hésite pas, je suis à disposition.

Je pouffe. En matière de séduction, j'ai vu mieux. Et pire. Mon barbu possède toutefois d'un don inné pour se tourner en ridicule. L'un des seuls à pouvoir m'arracher un rire.

Je me lève pour partir, mais à peine un pas effectué que je frémis lorsqu'il enlace nos doigts. Une confortable chaleur se dégage de sa main et compose un frisson d'aise sous mon épiderme. C'est celle d'un homme, grande, rugueuse par son travail acharné à accomplir ses propres aspirations. Pourtant, cela n'est pas désagréable, bien au contraire.

— Avoue que c'est toi qui as le feu aux fesses, minaudé-je.

Il fronce des sourcils en faisant la moue. Cela aurait été adorable s'il avait cinq ans. Il se place devant moi et ma porte de sortie puis s'avance.

— Je ne suis que la pauvre victime de l'envoûtement d'une femme.

Sa phrase en suspend, elle met son petit temps pour monter à mon cerveau. Lorsqu'il comprend tous ses sous-entendus, une nouvelle bouffée de chaleur brûle mes joues jusqu'à la pointe des oreilles. Je recule et finis prise au piège entre la table et un homme qui, je dois bien l'avouer, attise la braise.

— Qui charme qui ? grommelé-je entre les dents pour obtenir gain de cause.

— Qui sait ? élude-t-il en se penchant doucement sur mon visage.

Ses lèvres humides et tièdes palpitent sur les miennes. Ma maigre résistance cède et mes bras se nouent derrière sa nuque. Je le tire à moi pour réduire la distance qui nous sépare. Nos corps se frictionnent ensemble, se meuvent au gré de nos désirs. Il me soulève pour m'asseoir sur la table et dépose une myriade de piquants chatouilleux dans le cou, avant de revenir à mes lèvres qui s'entrouvrent sur un soupir. Ses mains remontent sur mes cuisses et râpent le tissu de ma jupe qu'il relève quand j'acquiesce. Son regard s'écarquille en réalisant que je ne me suis pas embêtée à porter de sous-vêtement. Après tout, je n'ai pas prévu de partir cette nuit. Ma bouche sourit contre la sienne et j'approfondis le baiser pour le réveiller de sa torpeur. Son visage s'illumine comme celui d'un bienheureux.

Avec précaution, Sieg caresse la toison de mon sexe. À ses extrémités, il l'effleure juste avant d'insérer un doigt en moi. Nos langues moulent des sculptures vivantes de l'instant partagé à deux. Là où nul regard ne pénètre, dans cette pièce isolée des oreilles indiscrètes où le monde s'est soudain figé. Pourtant, je peux ressentir son empressement, comme s'il court après le temps et que ce dernier parvient à lui échapper, inlassablement. Je me cambre à la subite intrusion du second doigt.

— Tu sais..., proposé-je entre deux respirations saccadées. Si s'abstenir devient trop difficile pour toi... Cela ne me dérange pas que tu ailles tremper ton biscuit ailleurs. Tant que cet ailleurs... répond au minimum des règles d'hygiène.

Lorsqu'il disparaît de mon champ de vision, j'ai un doute sur l'adresse de mes propos. Cependant, quand je sens son souffle chaud entre mes cuisses puis l'humidité, j'ai vite fait de me renfrogner.

— Tu parles trop, me réprimande-t-il.

Ce- ! C'est ma réplique, ça ! Je me mords férocement la lèvre pour contenir un gémissement quand sa langue rencontre mon clitoris. Tandis qu'elle joue avec mes plis, je lutte pour rester assise. Agrippée à ses mèches blondes, celles-ci s'agitent au rythme que dicte mon geôlier. « J'ai tout appris sur le tard » ? Quel fieffé menteur !

Un râle s'extirpe des tréfonds de ma gorge. Il relève la tête, un visage neutre dont l'air sérieux bascule parfois avec l'hilarité.

— Pas. Un. Bruit.

Je m'apprête à lui crier dessus, mais le malin s'en mêle. Écartant plus mes jambes, sa verge pénètre mes chairs qui l'accueillent sans mal. J'enroule alors sa taille et les mains fermement accrochées à la table pour épargner mon dos, je le laisse mener la danse.

— Tu es belle...

Je grogne de mécontentement.

— Dis pas ça... alors que je porte les vêtements de ta grand-mère, abruti... !



Ce matin-là, je peine plus qu'un autre jour à me lever. Il est vrai que la caféine ajoutée à une séance sportive prolongée n'a pas fait bon ménage. Sieg est parti tôt à l'hôpital. Je retrouve Edda qui finit de passer son coup de balai au rez-de-chaussée. Si elle ne m'adresse aucune remarque sur le fait que j'ai terminé dans le lit de son petit-fils, son regard désapprobateur parle à sa place. Heureusement, elle ne reste jamais fâchée longtemps. Bien que je l'ai connue peu bavarde, sa langue s'est déliée avec de la patience.

Après qu'Edda soit partie au marché, je lave ma vaisselle puis l'essuie avant de la ranger dans les placards. Vers 11 h 45, je vais comme convenu chercher Mose à l'école. Un petit quart d'heure plus tard, je suis devant la grille. Elle s'ouvre à l'heure dite et bientôt, les enfants défilent avec leurs cartables, mais aucune trace de mon cœur. Ma poitrine se serre quand soudain, le battant de la grande porte claque. Je reconnais l'institutrice qui m'invite sèchement à la suivre. Je retrouve mon fils dans son bureau, tassé sur une chaise. Je n'écoute pas les explications que déblatère cette femme. « Bagarre », « petit sauvage » sont les seuls mots qui me parviennent. Mon attention est entièrement tournée vers la raison de l'hypertension dans mes muscles. Les phalanges rouges, des écorchures sur les bras, mon regard se fige sur les griffures sur sa joue. Le poing serré, mes ongles entrent sous ma peau.

— Vous êtes certainement la domestique, Violette, je présume ? Quelle désastreuse éducation vous donnez à ce petit ! Vous êtes une incapable ! Je ferai un rapport au capitaine, comptez-y bien !

— Parle pas comme ça à ma ma- !

— Mose Jäger !

Il se fige aussitôt à mon rappel à l'ordre et pince des lèvres en reniflant, les yeux humides. Je m'incline avec respect et essuie sans broncher les reproches de cette femme jusqu'à ce qu'elle nous permette enfin de partir. Sur le chemin du retour, je bouscule un homme et balaye une impression de déjà-vu par de plates excuses. Je n'échange pas un mot avec Mose. C'est une fois rentrés et la porte refermée, qu'il extirpe sa main de la mienne et explose devant moi.

— Les autres enfants ont dit que j'avais pas de famille ! Que j'ai été adopté et que mes parents sont des déportés !

Ses perles de miel inondées de grosses larmes de crocodile agrandissent le trou dans ma poitrine.

— Tu es vraiment ma maman, non... ? Pourquoi j'ai pas le droit de le dire... ? Pourquoi ?!

Il trépigne. Je détourne les yeux pour les plonger dans la réflexion.

— Parce que de méchantes personnes pourraient se servir de toi. Le monde se poserait trop de questions. Cela te mettrait en danger.

Il me pousse, en colère.

— NON ! Tu veux juste te débarrasser de moi parce que tu m'aimes pas !!

Et il disparaît dans les escaliers. La seconde qui suit, j'entends la porte de sa chambre claquer et un éclat de sanglots. Sieg, qui a été témoin de la scène, réajuste ses lunettes.

— Je vais lui parler.

Je tends le bras pour le retenir. Sonnée, mes jambes refusent de bouger.

— Merci... Je... Je ne veux pas qu'ils lui fassent du mal...

— Je sais. Quand il se sera calmé, je lui dirai de s'excuser.

Son pouce dessine des cercles concentriques sur le dos de ma main jusqu'à ce que je consente à lui passer le relais. Je croise les bras autour de ma poitrine plombée pour étouffer la douleur.

— Non, c'est bon. Je suis la seule fautive de cette situation.

— Il comprendra. Il est encore jeune, laisse lui le temps.

J'acquiesce et il disparaît à son tour.

— Ah ! Violette ?

— Oui.

Je relève la tête. Edda sort de la cuisine. Elle paraît ennuyée.

— Un monsieur étrange vient de déposer une lettre pour une certaine « Waltraud Gärtner », mais j'ai insisté en disant qu'il n'y a aucune...

Je lui arrache le papier des mains et déchire aussitôt l'enveloppe pour en extirper une uniquement page où figure seulement deux mots en encre noire :


« Ils arrivent. »


Aucune signature, rien d'autre que ce message griffonné avec une plume indubitablement familière. Une correspondance brûlée, conservée en simple souvenir.

En panique, je la saisis par les épaules et me retiens de la secouer.

— Qui était-ce, Edda ?! À quoi ressemblait-il ?!

— U-Un grand brun avec une béquille, bafouille-t-elle. Il a perdu une jambe, sûrement un blessé de guerre...

Cet homme... Je décroche mon manteau et un chapeau, et me précipite à l'extérieur. Le regard frénétique, je remonte l'allée principale, avant de faire demi-tour et d'accélérer le pas. « Ils arrivent » ? Qu'est-ce que cela signifie ? QUI arrive ?! Une impression de déjà-vu. C'est au détour d'une ruelle que je repère ma cible.

— Arrête-toi !

L'homme stoppe sa marche lourde. Il tourne ostensiblement la tête pour m'observer, mais je ne peux pas voir son visage derrière ses cheveux bruns et relâchés qui ont poussé aux épaules.

— Ça faisait longtemps, Wal.

Il joue de son appui en bois qui comble l'absence de sa jambe, et clopine pour me faire face. Je déglutis. Derrière le voile trouble, ses yeux verts et humains brûlent encore de la même détermination sans failles. Il n'y a plus aucun doute.

— E... ren ?





🕊 N.D.A.


« Violette » est une référence directe à la série Violet Evergarden que je conseille, et dont je m'inspire pour le physique de Waltraud. 😉


Bien que M. et Mme Jäger soient les arrière-grands-parents de Mose, ce dernier les appelle « mamie » et « papi ». Adopté légalement par Sieg, il porte donc leur nom. Pour des raisons introduites dans ce chapitre, Wal n'est pas reconnue comme sa mère biologique. Aussi, elle n'a aucun droit à son égard. Malgré cette source de tension, cela n'empêche pas à cette famille endeuillée de partager des moments heureux.

Entre Sieg & Wal, c'est un peu du « je t'aime, moi non plus ». Ce que je veux dire, c'est qu'aucun des deux ne va avouer ce qu'ils ont vraiment sur le cœur à l'autre, en bien ou en mal. Par ailleurs, ils n'ont que six années d'écart (30 et 24 ans), contrairement à Livaï & Wal qui en ont onze (35 et 24 ans) dans cette histoire. 🧐


Prochainement, dans Five Years :

Rancœur et assaut.

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