#17 Les songes voilés d'or



x Chapitre 17 x





Cinq ans plus tôt.


Combien... de fois suis-je revenue d'entre les morts ? J'ai cessé de compter. À chaque fois que la réalité m'a été recrachée au visage, une nouvelle cicatrice s'est simplement ajoutée à ma collection. Cette fracture, non sans conséquences, me donne le sentiment d'avoir vécu trop longtemps, d'avoir outrepassé les règles. Cela explique sûrement pourquoi chaque « renaissance » m'arrache une à une les dernières onces d'humanité qui me définissent. Je ne suis pas une déesse, mais un monstre... j'en doute souvent.

Mes doigts dessinent la hideuse marque qui scinde mon bas-ventre en deux. Mes ongles s'enfoncent sans un morceau de peau boursoufflé et irrégulier. Terrifiant... Comment élucider le fait que la plaie soit déjà refermée ? Une impression familière, une scène d'un jour lointain et dont l'acteur principal a tiré sa révérence trop tôt. Une régénération surnaturelle.

— Votre Altesse... ?

Le verdict est tombé. Je ne pourrais plus enfanter. « L'éclat d'obus » a gravement endommagé mon utérus. Ce n'est guère une maladie ou une blessure que la médecine actuelle peut guérir.

— Et bien..., déclaré-je avec un sourire sans chaleur, il semble que j'ai à présent une excuse valable de rompre les fiançailles.

— J'ai dû... faire part de la mauvaise nouvelle à Sa Majesté. Pardonnez-moi, Votre Altesse... Le malheur qui vous frappe...

— Où sont le Soldat Franz et le Capitaine Sieg ? le coupé-je.

— Le Capitaine a été incarcéré pour désertion et suspicion de haute trahison pour atteinte à la vie d'un membre de la famille impériale, Votre Altesse. Quant au Soldat Franz, il...

Soudain, des éclats de voix s'entendent dans le couloir. La porte s'ouvre à la volée sur des cheveux châtains.

— Votre Grâ- !

— Arrêtez-le !

— Saleté d'Eldien !

Une seconde plus tard, il est violemment plaqué au sol. Avant que les gardes de ma chambre aient le temps de pointer leurs fusils sur lui, je me tire des draps de mon lit. Je me dresse de toute ma haute, ignore la sensation du couteau qui me déchire le ventre.

— Cessez ! Voulez-vous mettre aux fers l'un de mes sauveurs ?

D'abord hébétés d'étonnement à me voir debout, malgré mon état de fatigue flagrant, une lueur de soulagement traverse leurs yeux. Puis, ils effectuent le salut Mahr en courbant l'échine avant de renforcer leur poigne sur l'intrus.

— Votre Altesse ! C'est un dangereux criminel !

— Oh... ? Est-ce ainsi que vous exprimez votre gratitude envers celui qui a secouru la future mère de votre patrie ? Sur présomption et sans même écouter sa version des faits ou la mienne ? Ce chien a su se montrer fidèle à son maître, mais vous, qu'êtes-vous donc à côté ? grondé-je.

— Votre Altesse, nous...

— Relâchez-le.

Ils ne discutent plus mes ordres et s'exécutent.

— Laissez-nous, sommé-je ensuite sur un ton catégorique. Tous.

Une fois seuls, ma main effleure sa joue écorchée. Ils n'y sont pas allés en douceur.

— Ce que tu as fait... était inconscient, Franz. Tu viens à peine de te fiancer, veux-tu causer des soucis Margarete ? Si tu avais été déporté, cela l'aurait détruite.

— Si c'est le prix pour vous sauver... Elle comprendra.

Oui, je n'en doute pas une seconde. Mon bras s'affaisse.

— Où... est Sieg ?

Son regard s'obscurcit.

— Le Capitaine... a été enfermé à la Prison Générale. Il risque d'être condamné à la Passation.

Et...

Il s'éclaircit et un discret sourire illumine son visage.

— Il va bien.

— Je vois...

C'est donc un garçon... Je n'ai pas besoin d'en savoir plus. S'il est en sécurité, c'est tout ce qui importe.

— Amène-moi à Sieg, s'il te plaît.

— Je vais appeler quelqu'un pour vous aider à vous habiller.

Je secoue négativement la tête, les yeux égarés dans le vide.

— Inutile. Je peux me débrouiller seule.

Son sourire s'élargit.

— Vous devriez compter un peu plus sur les autres, Dame Rosen.

Cette fois, je le lui rends. Il a raison, sans son intervention et celle de ce barbu, j'aurai tout perdu. Tout ce qui te reste. Raison de plus pour le sauver à mon tour.



https://youtu.be/HJE0g9iEuRg



Après un examen concluant et sous bonne escorte, nous descendons à présent l'escalier menant aux cellules profondes, celles où croupissent ceux à qui tout espoir de revoir un jour le soleil a été arraché. Un lieu qui dégage une odeur de javel pour dissimuler celle de la mort qui plane et qui ne m'échappe pas. Je sais qu'au bout de ce couloir interminable se trouve également la dernière demeure des Guerriers, avant leur Passation.

Les portes lourdes grincent. Il est là, à genoux au sommet de l'unique et étroite tribune. Sur son perchoir et vêtu d'un ensemble sobre, il a les poignets enchaînés. Pourtant, ce ne sont pas ces fers ridicules qui le retiennent de se transformer, mais une menace plus grande que celle qui plane tel un vautour sur sa vie : les êtres chers auxquels il tient et qui jouissent encore de leur pseudoliberté.

Les battants se referment. Depuis mon réveil, j'ai réfléchi à bien des choses. La raison de cette familiarité qui me désarçonne chez lui, une énigme que j'ai finalement résolue.

— Il y a dix ans... Cette nuit où le Titan colossal a été transmit à Bertolt Hoover... vous étiez présent.

C'est une affirmation, il n'a nul besoin de me répondre. Je me suis souvenue de son nom prononcé par la bouche de Jurian, quelques heures avant qu'il se fasse dévorer sous mes yeux.

— Lorsque j'ai repris connaissance, continué-je, le dos brûlé et les poumons rongés... C'est l'unique fois où j'ai vraiment cru à l'existence des Déesses ou du Démon. Car je n'aurais pas dû survivre. Il était impossible dans mon état que je puisse bouger. Quelqu'un m'avait forcément tiré des flammes, une divinité, un monstre... ou un homme. Or, le seul que je connaisse, qui était présent cette nuit-là et dont les réelles intentions soient indiscernables... Celui qui possède ces trois titres, c'est vous, Sieg Jäger.

Il remue à mes mots. Son visage vierge de ses lunettes habituelles n'exprime aucune émotion. Il a été pris à son propre jeu. Lui-même doit avoir du mal à le réaliser. Qu'importe, il est trop tard. Sans mon aide, il sera dévoré demain par son successeur.

Je soupire.

— Pourquoi vous efforcez-vous encore de m'aider, si c'est pour vous retrouver dans cette situation ? Si vous prévoyiez que je vous rembourse cette dette incommensurable, oubliez. Entre nous, je n'ai aucun honneur à défendre. Croire que je ressentirai une quelconque gratitude est une erreur, vous auriez dû me laisser mourir il y a dix ans. Il serait plus juste pour moi de penser que par votre faute, mon calvaire s'est prolongé.

Ses lèvres sèches remuent à nouveau, à la différence que sa voix est devenue audible.

— Je n'attendais rien de vous.

Je hausse des sourcils en penchant la tête légèrement sur le côté.

— Je ne vous suis pas.

— Je vous ai aidé, parce que vous le vouliez.

— Mensonges.

Une expression étrange déforme ses traits. Est-ce du sarcasme, une pointe de regret ou d'amusement ? Peut-être un peu des trois, je ne peux l'affirmer.

— À mes yeux, vous êtes également un mystère. Cette nuit... Tandis que vous étiez prisonnière des flammes, ce n'était pas un cri d'agonie ou de supplice que j'ai entendu... mais un cri de rage. Vous en redemandiez, alors que la porte d'un repos éternel s'ouvrait enfin à vous. Personne... pas même moi... ne détient le pouvoir de vous sauver de vous-même. Qu'importe la raison, votre volonté de vivre est simplement plus forte que tout. La preuve irréfutable étant que vous vous tenez aujourd'hui devant moi.

Mes paupières closes se délassent un moment. Quand elles se rouvrent, la réflexion est inutile. Ma décision a été prise avant même de pénétrer ici.

— Libérez-le.

— Dame Rosen ! protestent encore les gardes.

Mon regard plongé dans celui arrondi de Sieg, il ne décroche pas du mien.

— Êtes-vous sourds ? demandé-je d'une voix forte et claire. Nous sommes probablement à l'aube d'une guerre mondiale, et vous, vous souhaitez que l'on se débarrasse de l'un de nos meilleurs atouts ?

— Il est remplaçable...

Ma poitrine se secoue d'un rire.

— Par qui ? J'ai entendu les échos de ses talents exceptionnels. Quelle garantie pouvez-vous nous fournir que le successeur du Bestial sera capable des mêmes exploits, alors que parmi tous les prédécesseurs, aucun n'y est parvenu avant lui.

— E-Et que faisons-nous de l'enfant trouvé avec lui ?

Un homme s'avance avec une chose enveloppée dans les bras. Mon corps se glace en entendant les pleurs du bébé.

— Allez, chiale pas ! rétorque le Mahr en le secouant.

Le mouvement de recul Franz suffit à confirmer mes doutes. Un contretemps inattendu. Que faire ? Ils n'ont visiblement pas encore fait le lien entre mes blessures et son existence. Mais s'ils ont des soupçons et creusent... Je déglutis. Je prie pour que ma voix ne tremble pas, me mords jusqu'au sang la joue avant d'ouvrir la bouche, calme en apparence.

— Avez-vous envoyé un rapport au quartier général à ce sujet ?

— Non... Nous attendons le retour du garde en chef. Il revient de sa visite la semaine prochaine.

Une chance que nous nous soyons dépêchés... Ma gorge se serre. Couds une histoire, ne laisse rien paraître. Tu devrais être habituée maintenant, pas vrai ?

— Nous l'avons trouvé dans une ferme environnante. La mère est morte en couche. Probablement des récalcitrants.

— Alors ils ne valent pas mieux que les Eldiens..., grogne l'homme. Je vais vous débarrasser de ce problème sur-le-champ, Votre Altesse !

Il tend le bras dans le but de le jeter, mais Franz s'élance aussitôt pour le rattraper au vol. Mon cœur s'écrase contre ma cage thoracique, heurte mes côtes. Le souffle coupé, j'ai l'impression qu'il va sortir de ma poitrine.

— Le sang des ancêtres peut être racheté, déclaré-je froide. S'il doit mourir, il le fera en servant l'empire.

— Je l'ai trouvé.

Toutes les paires d'yeux se tournent vers Sieg. Les miens s'agrandissent, tandis que libéré, il s'approche en se massant les poignets.

— Je l'ai ramassé et en assumerai donc la charge. Je le placerai à l'orphelinat du camp de Revelio et veillerait à son éducation.

— S-Si l'Enfant Prodige lui-même s'en occupe, je n'y vois pas d'objection... !

La tension est palpable. Le fil peut se casser à tout moment.

— L'affaire est close, conclus-je.





Débarrassés des indésirables et le visage dissimulé sous un voile Je raccompagne Sieg, qui tient étroitement l'enfant dans ses bras, au camp. En chemin j'ai donné mes directives à Franz, aussi il nous a devancés en me laissant une lettre pour Margarete. Ses prochaines nuits risquent d'être courtes.

« Franz. Identifie tous ceux qui étaient présents. Tous ceux qui ont pris connaissance de près ou de loin de son existence.

Et ensuite ?

Mets la main sur les rapports qui ont pu être rédigés à ce sujet et détruis-les. Je me chargerais du reste. »

Livraison faite, nous nous dirigeons en silence vers notre principale destination, l'orphelinat Benedikta. Nous n'avons pas échangé durant tout le trajet.

Après un certain temps, Sieg ressort du bureau de la directrice. J'ai patienté dans le couloir carrelé, à fixer les aiguilles de l'horloge trotter. Le regard un peu brumeux, je n'ai pas remarqué qu'une heure était passée. Je n'attends pas qu'il parle et le devance.

— J'ai récupéré ça pour vous avant de partir de là-bas.

Ses yeux se posent sur l'étui que je lui tends. Sans un mot, il le prend dans ses mains et l'ouvre.

— J'ai cru comprendre que vous y teniez, justifié-je.

Toujours muet, il remet ses lunettes sur son nez, à leur place attitrée. Ainsi, rien ne semble avoir bougé ou changé entre nous. Tout est rentré dans l'ordre. Et pourtant...

— Elles appartenaient à mon père.

— Grisha Jäger ?

— Non. Tom Xaver est le seul que j'ai eu.

À chacun ses problèmes de famille... Pourquoi ai-je envie de rire ?

— Ne me scrutez pas sans rien dire. Qu'y a-t-il ?

— C'est étrange..., avoué-je. C'est la première fois que vous me parlez de vous.

— Je vous intéresse enfin ? Vous me comblez de joie !

Je détourne les yeux, ennuyée.

— Non, vous vous méprenez.

L'expression de son visage redevient sérieuse.

— Voulez-vous le voir avant que nous nous en allions ?

Mon corps entier se crispe. Je fixe le sol.

— Pour quoi faire ?

— C'est votre fils. Allez-vous partir sans même lui avoir accordé un seul regard ?

Il l'avait donc remarqué...

— Il... Il va vraiment bien ?

Derrière ses verres, il esquisse un sourire.

— Cela, vous devrez vous en assurer vous-même.

CE... !

Exaspérée, j'opine avec hésitation. Sieg me conduit ainsi jusqu'à une porte. Il l'ouvre avec précaution. Je reste derrière lui. À l'intérieur de la petite pièce meublée, la lumière filtrée par les fins rideaux fleuris éclaire une employée qui tire et pousse doucement le berceau dans la pénombre. Quand elle nous aperçoit, elle ne pose pas de questions. Elle se lève et m'invite d'un geste accueillant à m'asseoir à sa place. Raide, je m'exécute. Ce maudit barbu doit bien se moquer de moi maintenant qu'il me donne en spectacle. Je l'entends pouffer, je le savais !

— Excusez là. C'est la première fois.

La femme glousse sans méchanceté.

— C'est normal d'être mal à l'aise. À leur contact, cela deviendra plus naturel. Je vous laisse, appelez-moi s'il y a le moindre problème.

Clouée à ma chaise, mes mains agrippées à l'assise de cette dernière tremblent.

— Waltraud, ouvre les yeux.

— Tu te permets encore d'être fa- !

La fin de phrase s'envole comme une hirondelle dans le ciel. Il est là, juste sous mes yeux. Et au moment où ils se posent sur lui, une bourrasque balaye toutes mes pensées. Accroupi devant moi, Sieg le tient dans ses bras cet ange endormi. Plusieurs fois, ma main se tend vers lui avant d'abandonner cette idée. Et si je le blessais ? Si je le touchais, le maudirais-je ?

Du bout de l'index, j'effleure le dessous de la sienne, chaude et rose. Presque aussitôt, ses doigts se renferment autour de lui comme un anneau. Sans comprendre pourquoi, c'est à partir de cet instant que les larmes commencent à rouler sur mes joues.

— Si petit... Il est si petit...

J'oscille entre rires et pleurs. Incapable de me contenir, ma main libre se plaque sur ma bouche pour n'émettre aucun son. Le dos courbé, je suis traversée de tressauts.

— C'est de me faute s'il est comme ça... Parce que je n'ai pas pu le protéger... J'ai...

Je me mords profondément la lèvre.

— Je n'ai même pas été là pour le soutenir durant les premiers jours de sa vie... Comment pourrais-je être sa mère... ? Il mérite mieux... Tellement mieux...

— Tu l'as fait. Tu l'as protégé comme tu as pu, malgré les circonstances.

Je lève les yeux. Ceux de Sieg sont sincères. Je le remercie par mon silence.

— Q-Quel nom lui as-tu donné ?

— Mose.

— Mose... C'est d'accord. Ce sera Mose.

Il me dévisage, l'air étonné.

— Tu peux le changer.

— J'aime sa sonorité... Mose, répété-je. Mose... Je suis désolée. Et surtout... Merci. Merci d'être venu au monde...





Aujourd'hui.


Assis au bord du lit, mes pupilles ne décrochent pas de son visage. Baigné par la pâle lumière d'un matin froid d'hiver, je ne compte plus les heures où j'ai guetté le moindre signe. Elle, si docile, était-elle définitivement brisée cette fois-ci ?

Ma main caresse sa joue où siège à présent le début d'une cicatrice qui s'étend à ses paupières désespérément scellées. « Du temps ». Combien encore ? Je me penche et colle mon front au sien. Ici, je lui murmure quelques mots qu'elle seule peut entendre, où qu'elle soit.

— Tu dois te réveiller, Waltraud. Je t'att-non..., rectifié-je. Nous t'attendons tous. Le mioche... t'attend.

Alors arrête de nous faire tous poireauter et ouvre les yeux, merde.













🕊 N.D.A.


Si certains termes employés par Wal peuvent choquer, comme « ce chien » par exemple, il faut bien distinguer ses propos de sa pensée. Elle adapte son vocabulaire en fonction de ses interlocuteurs. Dans ce cas présent, pour convaincre ses gardes Mahr, s'adresser ainsi est un moyen de gagner leur confiance tout en protégeant Franz. Voyez cela comme un rôle qu'elle s'est créé pour mieux duper son entourage.

Très très long flashback. Je ne voulais pas que la naissance de Mose et son impact sur la vie Wal soient éludés, car c'est également un tournant dans sa relation avec Sieg qui va drastiquement évoluer. Dites-vous qu'à partir de cet événement, le Sieg que vous avez connu a déjà commencé à changer pour évoluer en celui d'aujourd'hui. Quelques-unes de ses nouvelles facettes restent encore à découvrir...

Aussi, Livaï va peu à peu redevenir central au récit ! (HOURRA !)


Prochainement, dans Five Years :

Réveil et procès.

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