#16 La descente aux abysses
x Chapitre 16 x
「Cinq ans plus tôt.」
— Vous devriez arrêter. Vous maltraitez votre corps.
Sieg apparaît dans le miroir, en avance. À l'entrée de ma cabine, il referme la porte coulissante derrière lui. Une main dans la poche et la seconde sur la poignée, son visage reste stoïque à la vision de mes cicatrices. Pourtant, son regard s'attarde plus que nécessaire sur mon doc nu. Malgré l'aspect repoussant de ma peau fripée, aucune expression de dégoût ni de gêne d'ailleurs ne déforme ses traits. Je ne suis pas aveugle à l'étincelle fugace qui traverse ses yeux bleus. Mais lui comme moi savons qu'il ne se passera rien. Jamais.
J'ignore ses mots et tire davantage sur les lacets de mon corset.
— Personne ne doit l'apprendre, répété-je catégorique. Il reste moins de deux mois, je tiendrai.
Il remonte ses lunettes rondes sur son nez.
— L'ordre de se rendre à la frontière a été donné. Certaines parlent déjà de sonner le tocsin pour annoncer le début de la guerre. Comment comptez-vous gérer cela ?
— Cela n'est nullement votre problème, Capitaine.
Malgré mon intention claire de clore la discussion, il reste planté là tandis que j'enfile le haut de mon uniforme et finis de boutonner. Je soupire.
— Vous n'êtes pas le premier à vouloir m'inciter à partir. Mais vous faites néanmoins erreur si vous croyez que je vais me défiler. Je me bats pour le bien commun, ajouté-je avec un petit rire ironique. Pourquoi m'enfuirais-je ?
— Pour la vie que vous portez, avance-t-il implacable.
Tournée vers lui, je me demande pourquoi je gâche mon énergie à lui expliquer.
— J'ai été ficelée comme une caille prête à être enfournée, marmonné-je. Je ne peux plus revenir en arrière. Peut-être aurais-je effectivement dû me jeter à l'eau tant que je le pouvais.
Un sourire se dessine sur mes lèvres.
— Je l'avoue. Je... déteste cet endroit. La haine entretenue des Mahrs pour les Eldiens et l'oppression qu'ils justifient me débecte. Ces faux semblants de paix mondiale prête à exploser à la moindre étincelle. Discriminations, xénophobie... Alors que tous sont égaux face à la mort... Mais maintenant que je suis là, ne pas en profiter serait grossier, ne le pensez-vous pas ?
Si pour sauvegarder ma terre natale et ceux qui l'habitent, je dois devenir leur ennemi, pourquoi hésiterai-je ? Tant qu'ils sont en sécurité... Je souhaitais rester neutre dans ce conflit, mais je dois en fin de compte embrasser la cause avant de pouvoir la démanteler et la reconstruire brique par brique. Quelle fastidieuse entreprise...
Prête, je dévisage en silence l'enfant prodige. Mon regard se heurte sans détour au sien pour tenter encore une fois de sonder ses pensées. Pourquoi ne me demande-t-il rien ? Était-il sincère quand il a dit vouloir m'aider ? J'en doute fortement. Je... ne peux pas lui faire confiance. Il est le Titan bestial, Wal, ne l'oublie pas.
— Ce n'est que mon opinion, exhume-t-il. Mais puisque vous avez refusé de séduire votre fiancée en choisissant de cacher votre grossesse, vous devriez trouver le moyen de rompre vos fiançailles au plus vite, avant qu'il ne change d'avis... ou le découvre.
— En effet..., songé-je à voix haute. Je veux être libre de mes mouvements, bien que ces derniers resteront de toute façon restreints. Cependant... je doute qu'il tienne vraiment à me passer la bague au doigt. Cette situation est plus confortable pour nous deux.
À travers les verres propres de ses lunettes, Sieg me fixe, l'air amusé.
— Vous sous-estimez les hommes, Dame Rosen.
Il aurait pu s'arrêter là, mais ce n'est pas son genre. Ce barbu se plaît à énoncer le fond des choses sans filtre, quitte à formuler des vérités blessantes.
— Ces derniers mois, votre notoriété a grimpé en flèche. Tous s'accordent à dire que vous êtes belle, intelligente. Certains ont commencé à vous aduler et cette lignée se poursuivra. Qui vous rencontre continuera à tomber sous votre charme, mariés ou non. Le maréchal ne fait pas exception. À l'heure où nous parlons, il envisage sûrement déjà à s'entretenir avec Sa Majesté pour officialiser votre union et imposer sa marque. Le plus beau de tous les joyaux ou un quartier de viande, quelle différence ? Vous serez vendue, que vous le vouliez ou-
La gifle résonne dans le compartiment. Mes lèvres tremblent de colère. Le regard noir que je lui jette ensuite ne lui fait ni chaud ni froid. Sans haine ni autre démonstration de sentiment, il se contente de me juger de haut.
— Il semble que j'ai dépassé les bornes, accorde-t-il sans une once de remords.
— Hors de ma vue, grondé-je. Disparaissez !
Il soupire avant d'obéir. Seule, je m'assois sur le lit pour reprendre ma respiration. Jamais cet individu ne sera mon allié. Il se fiche bien de mon sort, c'est tout. Un spectateur avide d'assister à la conclusion du dernier acte.
Le grincement des rails du train siffle dans mes oreilles et je m'active machinalement. Je ne peux avoir confiance en personne de cet autre côté de la mer. Je suis seule.
En prévision d'un éventuel assaut ennemi, des tranchées ont commencé à être creusées au début de l'été. Nous sommes en juillet et l'avancée est impressionnante. C'est dans l'abri souterrain et lieu de réunion stratégique des hauts officiers que je me présente.
— Et bien, voilà un visage qui ne m'est pas familier.
— Soldat Rosen, c'est un honneur de vous assister, instructeur Magath.
Je termine mon introduction par le salut militaire. Le regard sévère, il me fixe.
— Vous me connaissez, soldat ?
— Non.
Je pointe le nom gravé sur la plaque en métal pendue à son cou.
— « Non, mon capitaine. », me corrige-t-il. La hiérarchie vient de changer, bien que j'encadre toujours l'Unité des Guerriers.
— Oui, mon capitaine.
— Vous comprenez facilement et avez une bonne capacité d'observation, vous saurez vous rendre utile.
— Oui, mon capitaine !
— Bien, conclut-il en me tournant le dos. Reprenons où nous en étions, messieurs.
Tandis que je suis postée à l'entrée, j'écoute la réunion d'une oreille attentive. Un bourdonnement sourd commence à me chatouiller les oreilles.
— Psssss... Votre Grâce... !
J'adresse un sourire poli à Eugen, mon camarade de garde du jour et ami aux yeux noisette, et lui signe de se taire. Malgré sa joie, il coud sa bouche tout en me lançant plusieurs fois des regards furtifs. Bien que je craigne qu'il finisse par craquer et engager la conversation, il reste conscient des ennuis qu'il risque de nous apporter. Il y aura le temps plus tard.
Le bourdonnement s'accentue au fil des secondes, ou plutôt... Sifflement ? Soudain, mon sang se fige. Ce bruit... Ce n'est pas le vent, c'est...
— Contacter la haute ! crié-je. Nous avons besoin d'un support aérien !
Les officiers et Magath relèvent la tête, mais ne réagissent pas. Seigneur ! Je quitte mon poste et m'élance vers eux. Sont-ils tous sourds ?!
— VITE ! On va se faire-
L'explosion arrache mes derniers mots. Instinctivement, les bras enveloppent mon ventre tandis que le sol se dérobe sous mes pieds. Projetée par l'onde, j'atterris quelques mètres plus loin. Une partie du plafond s'effondre. Les cris des officiers sont étouffés. La terre m'ensevelit également, mais se retourne quand de nouvelles explosions en canons surviennent tout près. La douleur me vrille le corps là où les éclats ont perforé ma peau. Sonnée, je sens néanmoins et bientôt une chose humide couler entre mes jambes.
— Votre Altesse !
« Eugen... Ne... t'approche pas... Tu ne dois pas savoir... Je ne veux pas aussi te... » articulé-je d'une voix inaudible. Seules mes lèvres remuent. Il continue d'avancer. Ne viens pas. Il va savoir... !
— Votre Altesse, vous...
Au cœur du chaos, une grande silhouette surgit et s'interpose. Derrière elle, je veux me cacher dans son ombre. S'il vous plaît... ! Je ne comprends pas les mots qu'ils s'échangent, mes oreilles sifflent, tandis que la douleur des premières contractions m'enfonce un peu plus dans ce cauchemar. Eugen acquiesce et part en courant. La silhouette s'approche de moi et s'agenouille.
— Va... Haut !
Je ne comprends pas... ! J'ai de la terre dans les yeux !
— Waltraud ! répète Sieg en soulevant la poudre écrasant ma jambe. Ne bouge pas !
Encore cette familiarité... Ma vision rougeoie. Ce n'est pas seulement ça... Mon crâne est perforé de clous. Je vois une mer de flammes et en son centre, une ombre se dresser. Une hallucination ou un souvenir déterré ? La réalité me ressaute brutalement au visage.
— J'ai... perdu mes eaux..., croassé-je.
— Je sais.
— Eugen, il...
— N'a rien vu, rassure-toi.
Mes pensées s'embrouillent, mon cœur me fait mal. Tout me fait mal. Je hurle quand dégagée, il me soulève dans ses bras.
— C'est... trop tôt ! refusé-je les larmes aux yeux.
Il me porte, cherche la sortie.
— Il semble que le souffle ait déclenché le début du travail. Tu vas accoucher, Waltraud, tu comprends ?
— En plein milieu d'un champ de bataille... ? Je dois trouver... un meilleur endroit... !
— Ça va aller.
Dehors, les cris et détonations me percent les tympans sans pouvoir identifier leur nature. Le ciel défile au-dessus de mes yeux. Je me mords la lèvre pour éviter de m'époumoner et alerter les alentours. Malgré le tumulte, une partie du régiment va se lancer à ma recherche, à la recherche de Son Altesse disparue. Le monde vacille en même temps que ma conscience.
Lorsque je rouvre les yeux transie par la douleur, le bois d'une charpente à remplacer les nuages noirs. Mon corps est en nage. Malgré la température digne d'une nuit d'août, je tremble de froid.
— Où... ?
— Une ferme.
— C'est une désertion...
— Si c'est pour ta sécurité, mes supérieurs me pardonneront. Tu es à présent mon alibi, donc évites de tourner à nouveau de l'œil. Tu as ma vie entre tes mains.
Allongée dans la paille, je lui adresse un sourire crispé.
— Tu as déjà assisté à un accouchement ?
— Jamais.
— Et bien... Ce sera l'occasion d'apprendre.
Je me souviens. Quand j'accompagnai ma mère enfant, j'aidais en faisant bouillir le linge pour le stériliser. À l'évidence, je devrais me passer de bien des choses.
— De quoi as-tu besoin ? Waltraud.
Mais... avec cet homme, peut-être que... Sieg capture mon menton dans sa main et bascule ma tête pour accrocher mon regard. À contrecœur, je découds mes lèvres.
— Des draps propres... de l'eau et du savon, haleté-je. Ce serait un bon début.
Pendant son absence, je me concentre sur ma respiration. Je mords mon avant-bras pour crier. J'ignore combien d'heures le calvaire a duré, mais après avoir ramené le nécessaire, Sieg est resté tout le long. Je l'ai laissé m'aider. Il m'a déshabillée, libérée des entraves de mon corset, puis pansée. Je ne pouvais pas me permettre d'être soudain pudique. La vie de l'enfant en dépendait.
— Votre Grâce !
Une touffe châtaigne surgit à la nuit tombée dans la grange. Il s'affale près de moi. À la lueur vacillante de la lampe à huile, je reconnais son visage.
— Franz... ? Qu'est-ce que tu...
— Il est dans la confidence, répond à sa place Sieg.
— Nous avions fait préparer cet endroit au cas où la situation se dégrade, confirme le brun.
— Pourquoi l'as-tu impliqué... ?! gémis-je d'une voix déraillée.
— Je me suis proposé !
— Il te manipule... comme il me manipule... À trop t'engager, tu vas mourir !
— Alors je mourrai, Votre Altesse ! Et j'emporterai le secret dans ma tombe.
— Imbécile... ! Aaah !
Mes boyaux se tordent. Dans un état second, j'entends leur conversation à travers le chaos dans ma tête.
— L'accouchement met trop de temps. Si nous ne faisons rien, le bébé comme Son Altesse vont...
— Ouvrez.
Le silence où seuls leurs yeux braqués sur moi osent parler.
— Ouvrez au couteau et sortez-le.
— ... Je peux le faire.
— Avec ces mains tremblantes... ? me moqué-je. Sieg.
— Non, réfute-t-il doucement. Le couteau laisserait une trace trop nette et identifiable.
Nous échangeons un regard et je comprends.
— Fait-le, ordonné-je résolue.
Glacé d'effroi, Franz réalise pleinement ce que cela implique quand Sieg empoigne un éclat d'obus qu'il a sorti plus tôt d'une de mes blessures. J'interromps celui-ci en saisissant son poignet pour y enfoncer mes ongles.
— Mieux vaut lui... que moi. Promet-moi. Même si ce n'est qu'un autre de tes mensonges, je veux te l'entendre dire... !
Je fonds mon regard dans le sien limpide, y reste fermement suspendue. Je n'en démordrai pas. Il est mon dernier soutien, aussi mauvais et dangereux qu'il puisse être, je dois au moins... Le fil noir de mes pensées est rompu quand sa main se pose sur la mienne, grande et chaude. Ses lèvres s'entrouvrent sur sa voix calme.
— Ça va aller. Tout va bien se passer.
Bien que je sache éperdument que cela est faux, je veux sincèrement le croire... Et tandis que la charcuterie m'arrache les dernières brides ma conscience dans un hurlement déchirant, je formule un vœu dans l'espoir illusoire qu'il se réalise. S'il vous plaît... Seigneur... Si vous me laissez l'opportunité, je le jure sur tout ce qu'il me reste... Je donnerai tout à cet enfant. Je le chérirai et l'aimerai. J'œuvrerai jusqu'à ma mort à lui offrir un monde plus juste.
「Aujourd'hui.」
Je peine à croire à ce que je viens d'assister, refuse d'y penser. Elle vit, c'est tout ce qui importe.
J'écarte du bout des doigts les mèches de son visage. Ma main effleure seulement sa joue brûlée pour envelopper délicatement son cou. Je sens son sang palpiter sous sa peau. Faussement rassuré, je m'attarde par crainte d'être sous la joute d'une illusion. Mais non. Malgré le tumulte qu'elle a causé, elle dort paisiblement.
Mes paupières sont lourdes de fatigue. Mes yeux ignorent la vapeur qui se dégage encore de son abdomen pour se poser sur l'auteur de ce miracle. Aussitôt, le rappel de son identité fronce mes sourcils. Une pointe de suspicion.
— Elle va se transformer ?
Aussi exténué, le singe est parvenu à garder conscience. Pourtant et comme attendu, je n'y suis pas allé de main morte. Après avoir fait boire à Waltraud le liquide extrait de sa colonne vertébrale, ses blessures ont commencé à se régénérer. Je veux oublier...
— Non..., assure-t-il. Elle est différente. Même si j'offrais ma plus belle performance d'opéra, elle ne se changerait pas en Titan.
Mes épaules se détendent imperceptiblement.
— Pourquoi l'avoir sauvé ?
L'arrière de son crâne cogne le mur derrière lui.
— Je me demande bien aussi pourquoi... Depuis le début, je prends des choix irraisonnés quand il est question d'elle.
— Et donc ? rétorqué-je amer. Tu vas me jacasser qu'elle t'a greffé un esprit chevaleresque ?
— Peut-être. Je ne tiens pas à partager mes sentiments avec la personne qui vient de me charcuter.
Je lui renvoie son sourire sarcastique.
— Je peux recommencer, proposé-je innocemment. L'avantage d'un corps qui se régénère, c'est qu'il peut repousser.
— Effrayant.
— Ne me sers pas la raison sur un plateau.
Ses pupilles tombent sur elle. Lui aussi... est soulagé.
— Par curiosité, avoue-t-il.
Mon silence l'encourage à poursuivre.
— Au début, elle n'était qu'une simple curiosité dans le paysage. Un oiseau qui, même les ailes brisées, guettait depuis sa cage la moindre issue sous ses airs d'animal domestiqué. Mais personne ne peut porter longtemps le masque. Il en va ainsi dans un bal. Les masques finissent toujours par tomber. Ce que j'ai vu alors... n'a fait que confirmer l'idée que je me faisais d'elle. Non... En réalité, elle a été remarquable. Tellement que je ne pouvais plus détacher mes yeux d'elle. Elle a dépassé toutes mes attentes.
— C'est donc ça, pouffé-je de dépit. Une obsession ?
Il leva les mains à défaut de hausser les épaules.
— Appelle cela comme tu veux.
Puis l'expression de son visage mue pour devenir soudain grave.
— Mais sache que durant ces cinq ans, Livaï, elle a changé. Elle n'est plus la femme que tu as connue. Quoi que tu attendes d'elle, oublie. Quand elle a une idée en tête, elle la réalisera, qu'importe les sacrifices ou l'avis de son entourage.
Mon poing se serre.
— Pas besoin que tu pondes une chose que je sais déjà..., réponds-je acerbe.
Satisfait, ce singe la recouvre du regard. Je ne suis pas dupe. Je sais aussi ce qu'il signifie. Et cela me donne d'autant plus la gerbe... que je lui voue le même.
— Elle est... et restera ma plus grande erreur de calcul, ajoute-t-il avant de se taire définitivement.
🕊 N.D.A.
Je pensais écrire des chapitres plus courts pour ce 4e Arc, mais finalement, certains sont autant voir plus longs que l'Arc 3. Au moins, cela justifie l'attente. 😭
Rassurez-vous, normalement les accouchements ne sont pas si sanglants (*chuchote* plus maintenant ! 🤓). Sans traitement antalgique pour réguler la douleur et avec les mauvaises conditions (aussi bien physique, mentale qu'environnementale et le contexte), disons que cela a amené à ce dénouement qui ne pouvait être qu'extrême. HEUREUSEMENT, le chapitre suivant va ramener un peu de douceur et légèreté !
Dans le présent, Sieg commence enfin à exprimer ses sentiments, et pas forcément avec la personne à laquelle on s'attendait ! Il va bien falloir qu'il ait une discussion avec Wal, mais Livaï le permettra-t-il ?
Prochainement, dans Five Years :
Nouveaux horizons.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top