#14 Le chant du cygne
x Chapitre 14 x
「Cinq ans plus tôt.」
Je jette un regard oblique vers la porte. Cet homme désagréable est là, planté telle une décoration ou un chien qui monte la garde. Rasé avec soin, l'effort de présentation ne le rendra pas plus humain. Il est une bête déguisée, un animal obéissant, mais un loup reste un loup. Je dois le fixer plus que nécessaire, puisque ses yeux se tournent en ma direction. Brûlée par leur contact, je me concentre sur mon assiette. Ma cuillère trempée dans la soupe, elle la remue machinalement, sans appétit. J'ai envie de vomir.
Ce dîner m'étouffe. Si le corset a semblé démodé à mon arrivée, il se répand à nouveau grâce à la bonne volonté de Sa Majesté à me le faire adopter. Sûrement voit-elle là un instrument de contrôle ? Puisqu'Albrecht Rosen ne peut que suspecter mes pensées, il s'assure que mon corps demeure ancré ici, sous sa volonté. Voilà donc tout ce que je peux espérer de mon grand-père : une relation basée sur un rapport de domination.
Finalement, je ne suis également rien de plus qu'un objet.
La porte s'ouvre. Alors que j'entrevois une sortie, un pressentiment resserre son étau dans ma poitrine.
— Veuillez pardonner mon retard...
L'homme d'âge mûr qui se présente porte l'uniforme de l'armée Mahr. Les nombreuses médailles qui ornent ce dernier bataillent pour resplendir au-dessus des autres.
— ... Votre Majesté.
Tous les convives se lèvent et je suis le mouvement. Une canne résonne sur le bois, s'approche. Sa poignée en crâne d'oiseau accuse faussement l'impolitesse de l'invité.
— Toujours à te tuer à la tâche ? As-tu si peu de considération pour toi même ? Ou bien serait-ce la perspective de partager ma table qui te donne un air si renfrogné ?
Le visage creusé de l'homme esquisse un maigre sourire, tandis que le dos courbé, il amorce le salut Mahr.
— Pour la gloire de l'empire, la sagesse de Votre Majesté est grande. J'appliquerai vos conseils.
— Bien. Waltraud.
Je lutte contre le frisson qui paralyse mes membres. Ma main glisse dans celle que me tend mon grand-père. Sa peau est rêche et froide. Mais c'est en recroisant le regard de Sieg que mon sang se glace tout à fait, car j'ai lu sa pitié. Il a paru dire : « Pauvre chose... ».
L'invité me dévisage en levant le menton de façon hautaine.
— Ma petite graine, voici l'homme qui deviendra bientôt ton mari. Ton fiancé, le Maréchal Calvi.
Rien de plus qu'un objet à vendre.
Je m'accoude sur le balcon, enfin seule. En contrebas, la statue de Helos le héros, le sauveur s'élève brave, majestueuse et d'une pureté absolue. Quelle parfaite représentation de l'âme Mahr !
Je me mords sauvagement la joue. Sourire, sourire... sourire. Un goût métallique m'emplit la bouche. Sourire... Lui planter tes crocs dans le cou. Sourire... Le voir ramper et t'implorer. SOURIRE... Le percer de petits trous pour l'entendre crier. Lui arracher tout ce qu'il possède... Les ongles, les phalanges, les doigts, les mains, les bras, les lèvres, la langue, le nez, les yeux... Qu'il souffre à ta place.
— Si tu veux tuer quelqu'un, et qui plus est une pareille figure, tu dois apprendre à contrôler tes pulsions meurtrières.
— Et c'est là que vous vous proposez ?
Kenny sort de sa cachette. Chapeau sur la tête, voilà un mois qu'il avait disparu, missionné ailleurs. Malgré moi, j'accroche ses billes d'acier, semblables aux siennes. La douleur me vrille la poitrine, telle une plaie béante. Arrêterai-je un jour de la ressentir ?
— Tout dépend du prix, répond l'Égorgeur.
Mon attention échoue sur l'enflement de son costume. Arme blanche ou arme à feu, qu'importe laquelle, je voudrais immédiatement m'en saisir pour en finir, quitte à tout capoter. Mais c'est impossible, il ne me laissera pas faire. Je me demande bien pourquoi. Il a pourtant déjà essayé de m'ôter la vie. Par égard pour son neveu ? Nous savons tous deux qu'il ne possède pas tant de bonté.
— Pouvez-vous... m'apprendre à tuer sans bruit ? Pouvez-vous m'apprendre à tuer sans bavure ? Pouvez-vous m'apprendre à tuer... sans sentiments ?
— Tout dépend du prix, répète-t-il.
— Si c'est de l'argent que vous voulez...
— Je ne parle pas d'argent. Ton grand-papa m'en donne suffisamment pour m'employer. Ma réputation me précède, grand bien m'en fasse. Et je t'arrête tout de suite, tourterelle, si je désire me soulager, je n'irais pas voir un trou déjà fourré par mon morveux.
Un rire sardonique secoue ma poitrine.
— Alors que dites-vous d'une faveur ?
Il relève son chapeau, une lueur d'intérêt dans les yeux.
— Si demain, un souhait vous vient à l'esprit, je l'exaucerai.
— Hum... Peu importe la nature ?
— La nature et le prix.
Un sourire carnassier déchire ses lèvres.
— Marché conclu.
Nous échangeons une poignée de main, sellant ainsi notre engagement. Je l'endurerai. Je l'endurerai et me préparerai dans l'attente du jour où ceux qui ont prémédité l'assaut de mon Paradis et m'ont arrachée à lui devront répondre de leurs crimes.
「Aujourd'hui.」
Où es-tu ? OÙ ES-TU ?
J'enfonce mes poignées. La brusque évacuation de gaz comprimé me projette en avant. Dès que mon pied touche les tuiles, je réitère. Mes grappins se plantent dans deux cheminées adjacentes, me permettent de prendre suffisamment d'élan pour me catapulter dans l'unique direction possible : celle des morts.
Après une roulade, je bascule d'appui pour effectuer un virage à 90° vers le nord-est. J'atterris sur un toit et commandes bien en mains, index sur les détentes, je dépasse les nouveaux corps. Un bref regard à chacun d'eux m'indique que leurs vies ont été fauchées sans hésitation, souvent d'une seule rafle, d'un coup réfléchi et mortel. Cette façon de procéder ne m'est pas inconnue. Il a cinq ans, il a disparu en même temps qu'elle, mes soupçons se confirment. Il a également rejoint l'Extérieur. Une partie de moi espère qu'il n'a pas joué au mercenaire.
Les actes quasi chirurgicaux se succèdent. Le cœur, la gorge, même Kenny n'est pas aussi minutieux. Mon boucher... est devenu un tueur. Pourtant, je dois me rendre à l'évidence. L'opération de neutralisation a viré au massacre. L'épine s'enfonce encore, plus douloureuse. Pourquoi cela a-t-il dégénéré ? N'y avait-il aucune alternative ?
Mes yeux la cherchent. Les gerbes de sang ont éclaboussé les balcons. Des pots de fleurs renversés et brisés sur les pavés à côté de corps désarticulés, parfois au cou déchiqueté. Son arme égarée, les dents ont remplacé le couteau. Elle n'est pas ici non plus.
— Merde !
Je me rue vers le poste suivant, m'introduis à l'intérieur. Aussitôt, je me bouche le nez, agressé par l'odeur de friture. Je passe rapidement devant une pièce où gisent des formes vaguement humaines dans les flammes. La fumée me brûle les poumons. Suffocant, je ne m'attarde pas davantage, gravit l'escalier et claque la porte. Sur le toit s'ouvrant sur une terrasse, je me fige.
Une silhouette est étendue sur le sol, sous d'interminables cheveux blonds. Teintés de rouge, ils s'échappent d'un chignon au ruban déchiré et m'empêchent de voir son visage. Je n'en ai guère besoin. Un sentiment me prend par les tripes. Merde... ! Merde !
Foudroyés, mes membres s'animent d'eux-mêmes. Mes genoux claquent à côté d'elle. Incapable de contrôler les tremblements, ma main effleure juste son épaule, avant d'envelopper avec plus de force. La bouche sèche, aucun mot ne parvient à franchir mes lèvres, tandis que je la tourne précautionneusement sur le dos. Je remarque sa blessure à l'abdomen, ses brûlures. Du pouce, je caresse joue meurtrie, m'abreuve de la simple vision de son visage. Les paupières mi-closes, ses iris ensorceleurs s'accrochent aux miens sans détour. Néanmoins, il ne me voit pas réellement, prisonniers de la torpeur dans laquelle elle s'enfonce un peu plus chaque seconde.
Soudain, sa poitrine se secoue d'un rire convulsif. Je l'enlace étroitement, je veux qu'elle me sente près elle, même inconsciemment. Juste que tu saches que tu n'es plus seule.
Sans jamais rompre le contact, sa main parvient au prix d'un grand effort à agripper ma manche. Ses yeux pleurent. Elle pleure. Elle remue des lèvres, croisse ces quelques mots.
— Tu... me manques... Livaï !
Mon cœur cogne. À mon tour, je lui réponds.
— Clamse pas ! Tu m'entends ?! Me lâche pas, emmerdeuse !
Ma voix déraille.
— J'ai pas attendu cinq putains d'années pour te voir mourir d'une manière si misérable ! Accroche-toi ! C'est un ordre !!!
Je la soulève, la porterai s'il le faut, nous traînerai loin d'ici et de cette vision infernale. D'aucune façon je ne la perdrai aujourd'hui.
「Cinq ans plus tôt.」
Nous sommes littéralement dos au mur. L'effondrement de porte sud nous empêche toute retraite à cheval, et de ce fait, nous condamne. Éliminer le Bestial ? Cela résoudrait le problème. Je scrute sa silhouette de singe au loin, plantée au milieu de la plaine où notre équipement tridimensionnel est inutile. Mais comment ? Bientôt, il n'y aura plus personne pour se gratiner la tâche.
— TOUS À L'ABRI !
Tapis derrière le pan rescapé d'une maison, j'entends d'abord le sifflement poursuivi par les explosions en canon et les hurlements. Mes Hommes se font dégommer à coup de caillasse, rien de plus. La poussière mêlée au sang, un brouillard rougeâtre et poisseux se lève avant de s'évanouir dans un silence horrifié. Des gouttes me tombent dessus, dans mes cheveux, sur mon visage et mon corps, des miettes de chairs. J'en suis recouvert.
— Reculez jusqu'au mur avec les chevaux ! Vite !
Mon ordre fuse. Nous nous rassemblons dans les angles morts. L'avenir ne laisse rien présager de bon. Dans peu de temps, cet endroit risque aussi de...
— Commandant !
Je me tourne puis m'approche de lui.
— La situation ?
— Plus que critique.
Pendant qu'il l'expose, aucune émotion ne transparaît sur son visage. Objectif, il présente les faits tels qu'ils sont, sans en omettre ou les adoucir. Ça sent mauvais. Pris en épingle par le Titan colossal, se réfugier derrière le Mur sonnerait également notre fin. Nous avons perdu contact avec l'équipe de Hansi, ignorons si Eren est indemne.
De nouveaux projectiles s'écrasent contre le Mur, arrachent des cris d'effroi aux recrues épargnées. Impassible, mon regard reste accroché à celui d'Erwin. Je refuse de croire qu'aucune idée n'a germé dans son esprit.
— Dis-moi que tu as un plan.
Il ne sourcille pas, porte simplement son attention au loin, vers le Bestial.
— Tu en as un ? insisté-je avec espoir.
Après une seconde d'hésitation, ses yeux fixent le sol. Il tire une tronche de déterré.
— Oui.
— Pourquoi tu ne dis rien, alors ?! m'emporté-je.
— Si nous réussissons... Tu pourras sans doute supprimer le Bestial... au prix de la vie des recrues et de la mienne.
Figé, je l'observe s'éloigner avant de me décider à le suivre. À l'écart, je le retrouve assis sur une caisse d'approvisionnement.
— Il faut que je les persuade de se sacrifier grâce à un beau discours. Mais si je ne mène pas l'assaut, ils n'accepteront sûrement pas.
Planté devant lui, je l'écoute, comprends ce que ce plan nécessite. Sa main cache son visage, son désespoir. Quand il la retire, sa voix a pris le ton de la confidence.
— Tu n'as rien à te reprocher, Livaï. Parce que tu n'es pas responsable.
— Tu me fais quoi, là ?
— Une confession.
J'attends qu'il développe. Puisque ce sont peut-être bien ses derniers mots, je peux bien l'écouter.
— Tu n'es pas le seul à qui Waltraud a rendu visite cette nuit-là.
Je touche instinctivement le boîtier qu'il m'a confié le lendemain avec pour unique explication sa fonction.
— La seringue... C'est elle qui te l'a donnée.
— Un cadeau de départ.
Mon sang tape dans mes tempes, me fiche la migraine.
— J'aurais pu la convaincre, poursuit-il, lui montrer une autre voie. Mais je ne l'ai pas fait, parce que cela m'arrangeait. En la retenant, Albrecht von Rosenfried aurait répondu. L'expédition pour Shiganshina aurait été retardée. C'est à cause de mon égoïsme que nous en sommes là aujourd'hui.
Je parviens difficilement à articuler mes mots.
— Cela en a-t-il valu la peine ?
Un soupire mêlé au rire, il sourit dans le vide.
— Ironique, non ? Tout ce que j'ai accompli était en vue de ce jour. Celui où je pourrai enfin vérifier mes théories, connaître la raison pour laquelle mon père a été éliminé. Et maintenant que j'ai la vérité presque à portée de main... Je...
Le devoir de mémoire, le poids des morts, de nos camarades tombés pour un rêve, celui d'une liberté absolue... Je pose un genou à terre. Puisqu'il ne peut prendre cette décision, je le ferais à sa place. Qu'importe si je dois perdre un ami, il ne sera pas le premier. Nous avons déjà trop sacrifié. Dévorés par culpabilité, nous pouvons au moins faire en sorte que tout cela n'ait pas été vain.
— C'est le moment ou jamais. Toi seul peux réaliser l'idée que tu as en tête. Ils te suivront. Vos rugissements... feront trembler les enfers. La Mort vous jalousera, mais vous ne chuterez pas aisément. Emporte la bleusaille avec toi. Guide-les, ou tous ceux tombés jusque là ne te laisseront jamais dormir en paix.
Son sourire s'élargit, empreint de soulagement.
— Le jour où tu la retrouveras, pourras-tu transmettre un message ?
— Je ne suis pas ton livreur.
— « Je suis désolé ».
— ... Je le ferai.
🕊 N.D.A.
Comme il était très tard hier soir, j'ai préféré poster aujourd'hui. 😖
Pour l'instant, la plupart des chapitres s'articuleront de cette façon : passé pdv Wal, présent pdv Wal ou Livaï, passé pdv Livaï. Cela me permet d'instaurer un rythme différent, mais également plus d'équité sur les pdv entre Wal et Livaï qui était tout de même peu présent dans l'arc 3.
En écho au chapitre 12, les deux se retrouvent enfin ! Bon, après Waltraud est plutôt dans le pâté pour le moment, alors peut-on parler de vraies retrouvailles ?
Prochainement, dans Five Years :
Arrangement et injection.
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