#13 Le poids des décisions



x Chapitre 13 x





Cinq ans plus tôt.


Il suffit en réalité de peu de choses pour que votre vision du monde se fracture. Alors que vous pensiez savoir l'essentiel, cette image qui apparaît sous vos yeux déchire vos croyances aussi simplement que du papier. Incapable de la chasser, elle défie votre imagination, vous met à genoux dans la boue. Le choix s'impose ainsi sans concertation, celui de l'accepter ou de devenir fou.

Mes doigts effleurent les panneaux de bois et tapissés. Insensible à cet art, je ne m'attarde pas sur leurs motifs pour trouver l'excroissance. Aimantée par elle, j'en moule la forme ivoire. Bientôt, je la bascule vers le bas et la lumière s'étouffe. Soudain, tout est devenu noir. Le silence parasité par un grondement sourd et permanent des machines s'installe dans ma cabine, un bien joli mot pour désigner une cellule.

Je rallume la lampe au moment où une personne toque à la porte. Aucune réponse ne franchit mes lèvres quand la clef s'insère dans la serrure. Du blanc de l'œil, j'ignore l'homme qui se présente avec l'argenterie. À la place, je m'écarte pour me diriger vers l'opposé de la pièce, tandis qu'il dépose le plateau sur ma table. Assise sur l'édredon, je tire sur la ficelle. La clarté inonde cette fois la tête de lit, avant de mourir par une simple action de mes mains.

— L'électricité. L'une des plus belles avancées de notre siècle.

— « Belle » ? Ce n'est pas ainsi que je la qualifierais. Pouvoir ordonner la lumière à volonté... c'est effrayant.

— Vous ne semblez pourtant pas particulièrement effrayée.

— Je ne crains pas le soleil, mais ceux qu'il amène avec lui.

Mes yeux accrochent ceux de l'homme, bleus, différents des miens.

— Vous êtes mon nouveau chaperon ?

— Pour mon grand malheur, je resterai soldat.

J'adresse un bref regard à son brassard rouge avant de me lever.

— Plus qu'un simple soldat.

Il tire un mouchoir en tissu de sa poche et enlève ses lunettes rondes. Un sourire perdu dans sa barbe, il commence à les nettoyer avec minutie. Je l'observe avec plus d'attention. D'après ses traits dont je note l'absence de rides, il semble jeune. Sans doute que nos âges se rapprochent, mais en dehors de cela et du blé de nos cheveux, nos points communs s'arrêtent ici. Grand, je devine à son avantage une musculature développée sous son uniforme blanc. Ce constat vérifie la première impression que j'ai eue lorsqu'il a passé le pas de ma porte, celle de l'entrée d'un loup dans la bergerie.

— Vous avez un nom ?

— Sieg Jäger. Vous connaissez mon frère, mais évitez de trop l'ébruiter.

Je cache difficilement ma surprise. Eren a un frère ?

— Je m'attendais à ce que vous m'assailliez de questions.

Ses lunettes remises sur le nez, il semble derrière elles presque déçu. Me révéler ce genre d'information, est-ce un jeu pour lui ? Non... Je frissonne, « Sieg », une consonance familière. Où l'ai-je déjà entendue ?

— J'ai enfin réussi à susciter votre intérêt.

Amusé, il pousse la chaise et me présente l'assise.

— Que direz-vous d'une promenade après un modeste repas, Votre Altesse ?



Les clappements furieux des vagues s'écrasent contre la coque du navire. L'estomac ballonné par les flots, je contemple l'horizon. Paradis n'est plus qu'une tâche perdue en mer. Bientôt, ses eaux noires engloutiront l'île. Hystérique, la houle me remonte le cœur. Le vent glacé s'engouffre sous ma robe puis assaille mes oreilles d'un sifflement moqueur. Tu es partie en laissant tout derrière toi, Wal, même lui. Idiote, bonne à rien. Que crois-tu pouvoir accomplir ?

Agrippée à la rambarde, mes ongles se tordent sur le métal. La nausée ne disparaîtra donc pas ? Un rire étranglé secoue ma poitrine. Je dois me reprendre, être ferme, afin que tout cela ne soit pas vain. Ma voix ne laisse rien transparaître du chaos qui circule tel du poison dans mes veines. Être inébranlable.

— Depuis l'embarquement, ils me gardent enfermée, proféré-je avec froideur.

Accoudé en garde rapprochée, Sieg coince une cigarette entre le majeur et l'index. Ses poumons recrachent l'âcre fumée. Cette dernière m'irrite la gorge, mais je n'amorce aucun mouvement de recule.

— Ils avaient peur que vous vous enfuyiez.

— Comment ? En sautant par-dessus bord ?

— Savez-vous nager ?

— Moins bien qu'un chien.

— Vous auriez aussi pu voler un canot de sauvetage.

Je pouffe, sincèrement amusée.

— Regardez mes bras. Vous croyez vraiment que j'aurai pu ramer jusqu'aux quais ? Et après quoi ? Traverser une étendue désertique et infestée de Titans ? Vous me surestimez.

Il me dévisage à présent. Cet homme a quelque chose de dérangeant dans sa façon de parler, de m'observer. Alors que je suis incapable de deviner ses pensées, lui se heurte aux miennes, cherche une faille pour me percer à jour. Impossible de ne pas le comparer à son frère, tant ils semblent en tout point différents. Il me met mal à l'aise.

— Helos était certes un Mahr, mais un simple humain. Pourtant, il a tué le Démon de la Terre et contraint le roi Fritz à la fuite. En connaissant votre ascendance, croyez-le, personne ne fera l'erreur de vous sous-estimer.

— C'est donc ce que vous attendez tous ? Que je perpétue la mémoire d'un héros ?

Il hausse les épaules.

— Vous serez un jour la mère de l'empire Mahr. Vous ne devez rien à personne.

— Je doute que cela ait été l'avis de mon grand-père quand il m'a arraché ma liberté pour faire de moi sa chose, rétorqué-je tranchante.

Mon attention se dirige sur le cortège en aval. Si Sieg s'est tu, je sens encore ses yeux rivés sur moi.





Aujourd'hui.


Nous avons pu appréhender Eren, ainsi que son bouffon de frère. L'opération a été un succès, mais à quel prix ? Partout où mes yeux tombent, je ne vois que feu et sang. Combien de victimes ? Combien de dommages collatéraux ? Le plan a été suivi à la lettre, pourtant voilà le résultat : des vies perdues. Cette nuit, nous avons donné raison à l'Extérieur. Comment s'étonner après ce massacre qu'ils veulent ordonner notre mort à tous ? Malgré qu'ils aient lancé la balle en premier, rien ne justifiait une pareille réponse. Quel avenir pouvons-nous construire sur un champ de tombes ?

Je me détourne du hublot pour braquer mon regard acéré sur le principal auteur de cette débâcle.

— Il fallait bien que quelqu'un vienne te botter le cul. Tu peux comprendre ça, pas vrai ? Bon, tu auras sans doute du mal à chier pendant une semaine, mais c'est peu cher payé vu ta merde qu'on a à nettoyer. Tu t'expliques ?

— Vous n'avez pas lu ma lettre ? Tout y est.

J'ignore les beuglements d'à côté. Son insolence me provoque, mais il faut croire que cela manque un peu de cœur pour me hérisser les poils. Franchement, que cette tête brûlée soit parvenue à ses fins me rebute encore plus. Aucun scrupule, il nous a forcé la main en s'exposant, car il savait... Il savait que nous ne pouvions pas nous permettre de le perdre.

— Vous n'avez pas l'air bien, caporal.

Mon pied balaye dans la seconde sa mâchoire. Le choc est tel qu'il chute du banc, face contre terre.

— Ça va mieux, maintenant.

Il se redresse. Ses yeux de poissons morts me dévisagent avec indifférence.

— Vous avez vieilli.

— Erreur. J'aime faire durer le plaisir et te latter la face m'avait manqué. De plus, je garde toujours le meilleur pour la fin.

Mon attention dévie sur le barbu. Immobile, il se contente depuis tout à l'heure de me fixer en silence. J'aurai dû les crever après lui avoir coupé les jambes. À ses côtés, la fanatique cache moins bien son animosité. Après tout, mes intentions le concernant seront bien moins clémentes. Toutefois, son Dieu singe la devance. Que je refasse le portrait de frère sous ses yeux a dû le toucher.

— Comment s'en sort ton nouveau commandant ?

Mon corps se fige.

— Dommage que tu te sois fait doubler, mais je te tire mon chapeau. Te retenir de trucider le responsable de la mort de son prédécesseur... J'ai oublié son nom, qu'importe. Cela ne change rien au fait qu'il était comme ses hommes un malheureux...

Il s'interrompt. Ma lame file sa gorge. Je ne lis aucune crainte sur son visage, seulement de la satisfaction.

— Ne me regarde pas avec ces yeux-là, Livaï. Je risque de me pisser dessus.

Au moment de répliquer, la porte s'ouvre avec fracas. Je rengaine mon arme quand un de mes hommes apparaît et m'avance vers lui.

— Kirstein. Tu tombes bien. C'est quoi ce vacarme depuis tout à l'heure ?

C'est seulement maintenant que je les entends, les pleurs. Derrière Tête-de-Cheval, j'en aperçois la source. Mes sourcils se froncent. C'est quoi ce foutoir... ?

— Qui est ce gamin ?

— Caporal, il est...

— Mose ? Que fais-tu là ?

L'enfant relève aussitôt la tête. Sidéré par un détail, je suis incapable de réagir quand il accourt pour se jeter directement dans les bras du singe. C'est quoi ce foutoir ?

— P'pa !!! M'man ! M'man est... !

Le barbu lève ses mains attachées pour en poser une sur ses cheveux noirs dans un geste sensiblement réconfortant. Les sanglots du gamin redoublent.

— C'est quoi ce foutoir ?!

Je m'approche, mais m'arrête quand je croise à nouveau le regard de l'enfant, un regard effrayé... et ambré.

— Ca-Caporal !

Kirstein s'interpose pour me cacher la vue. J'arrive difficilement à me concentrer sur son rapport.

— Elle... Elle était ici. L'agent Gärtner !

La pierre m'assomme. Les pensées en bordel, je ne parviens pas à aligner trois mots tandis que Kirstein expose la situation. « Renforts » ? Tu étais là. « Tourelles » ? Pourquoi es-tu repartie prendre part à cette folie ? Lorsque Hansi entre dans mon champ de vision, je reprends subitement conscience.

— Tu es certain que c'est ce qu'elle t'a dit ?!

Elle l'a pris par les épaules et le secoue à présent. Il opine et elle jure.

— Onyankopon ! hurle-t-elle avant de disparaître.

— As-tu vraiment du temps à perdre ?

Je me tourne vers le singe.

— Tu devrais aller l'aider, puisque j'en suis incapable. La connaissant, elle a déjà une idée précise derrière la tête pour nous faire gagner du temps. Elle ne reculera devant rien. Tu comprends ce que je dis, Livaï ? Je te dis qu'elle va mourir.

Un frisson glacial me parcourt l'échine. Hansi surgit.

— Onyankopon a modifié notre trajectoire. Nous n'avons plus beaucoup de temps, Livaï ! Décide-toi !

— La question ne se pose pas, proclamé-je.

J'adresse un dernier regard à l'enfant agrippé aux vêtements du singe. Je me mords la lèvre avant de tourner les talons pour m'élancer vers le pont.

— Je vais la chercher !





Cinq ans plus tôt.


— Mes intentions ?

Appuyé contre le mur, je croise mes bras. Face à moi, Erwin rédige la demande de suspension des recherches. Il est inutile de les poursuivre. Elle se trouve dans un lieu que nous ne pouvons atteindre. Pas encore. C'est pourquoi je dois me rendre à Shiganshina, la première étape.

— Pourquoi ? Tu ne t'intéresses pas à ce que je pense habituellement.

— Je suis simplement inquiet.

— Je n'ai pas besoin d'une infirmière supplémentaire à mon chevet. Martine gaspille déjà suffisamment son temps. Je vais bien.

Il repose sa plume dans l'encrier avant de me toiser. Mains jointes sous le menton, il garde cette posture jusqu'à ce que j'abdique.

— Mes insomnies ne datent pas d'hier, Erwin. Alors, épargne-moi ce regard. Je viendrai demain et tant pis si cela ne te plaît pas. Il est hors de question que je reste sur la touche si un estropié a l'autorisation de se pavaner en extra-muros.

— Je ne veux pas risquer ta vie dans ton état.

— Pourtant tu as besoin de moi, du « soldat le plus fort de l'Humanité ».

Il soupire, ne me donne pas tort. Il sait que j'ai raison. La réalité est simple : je suis son meilleur élément. Aujourd'hui comme hier, il a besoin de moi pour atteindre ses aspirations.

— Tu as changé, Livaï. Tu doutes.

Je claque ma langue de contrariété.

— J'ai placé ma confiance en toi, je t'ai toujours suivi.

— Il n'est pas question de ça.

Yeux écarquillés, je commence enfin à capter. Ce serait donc ça ? Il croit que mes sentiments m'ont détourné de mon serment ? Que je me dérobe ? Ses craintes ne seraient pas infondées... Depuis sa disparition et à toute heure, je pense à elle... même inconsciemment. La vérité se révèle d'elle-même devant moi. Elle est devenue mon monde.

Erwin se lève et amorce le salut militaire.

— Le poing droit sur le cœur. Pour l'humanité.

Je m'autorise un sourire mi-narquois mi-désolé.

— J'ai déjà donné mon cœur, mon commandant.

Les bras pendus le long du corps, mes épaules s'affaissent de fatigue. Ma volonté, elle, demeure cependant inébranlable.

— Mais je ne suis pas un déserteur. Je n'oublie pas les noms, aucun de ceux qui nous ont quittés. Tant qu'il me restera un souffle de vie, je me battrai pour que leur sacrifice ne soit pas vain.

— Et elle ?

Je plonge mon regard dans le sien.

— Serais-tu prêt à la sacrifier ? termine-t-il.

Mes pensées s'évadent par la fenêtre pour se perdre dans l'obscurité de la nuit.

— Ne l'ai-je pas déjà fait ? murmuré-je. Je l'ai laissée partir.













🕊 N.D.A.


Nous y sommes, le dernier arc de Five Years est lancé ! 🥳

Pour rappel, même si cette fanfiction comporte du Sieg x OC, elle reste avant tout une Livaï x OC. Malgré le Sieg x OC x Livaï de la couverture, ne me donnez pas des idées de plan à trois, je risquerai d'y réfléchir sérieusement. 😂😭

Bref ! Si Livaï était plutôt absent dans l'Arc 3, rassurez-vous, la roue va tourner. Le dernier arc alternera son pdv avec celui de Waltraud, que l'action se déroule dans le passé ou le présent. Les flashbacks dureront un bon tiers. Aussi, certains événements énoncés ou suggérés dans l'Arc 3 seront mis en scène, en plus des inédits.

Sur ce, rendez-vous en 2023 !


Prochainement, dans Five Years :

Couteau et souffle.


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