#8 Le bout de nos chemins


https://youtu.be/yTxhB1TE1xA



x Chapitre 8 x



Cinq ans plus tôt.



Le bras lâche, il retombe le long de mon corps engourdi. Le froid me bouffe les os, mais rien, aucune réaction, soupçon de lutte. La douleur est muette, malsaine, car elle s'insinue à mes dépens par chacun des pores de ma peau frémissante. Là encore, cette sensation désagréable ne parvient pas à m'atteindre. Seuls les mots de sa lettre m'étrillent comme de la glace pilée. Alors même qu'elle s'échappe de ma main pour voleter jusqu'au sol, ils me cognent. Des mots alignés par son écriture, dont les courbes harmonieuses me rappellent la sensualité de son corps nu dans mes bras, il y a tout juste quelques heures. Ils résonnent de sa bouche, le vilain tour d'un esprit pris de court et qui la croit toujours là, à la portée d'une simple caresse.

« Tu dois certainement être en colère. »

Comment peux-tu imaginer ce que je ressens ?

« Ne va pas croire que j'en suis enchanté. Je suis terrifiée. À l'idée de quitter les Murs, de te quitter toi... »

Alors, reste.

« Je les vois, Livaï. Le regard de nos camarades. Par ma faute, beaucoup sont morts. »

Penses-tu que je sois un ange ?

« Alors s'il te plaît, je te le demande, oublie moi. »

Un nouveau miracle ?

Trop souvent, cette fille a suscité des questions. J'ai tant de choses à lui dire, à lui répondre, mais elle semble ne pas vouloir les entendre. Où se cache-t-elle ? Elle qui a vécu dans le mensonge, ne peut-elle pas m'en faire la grâce pour cette unique fois et se montrer ?

Où es-tu... ?

Sans s'annoncer, la porte s'ouvre et mes yeux s'agrippent à cet espoir.

— Ouuuuuups !

La déception claque telle une gifle. Elle a au moins le mérite de me bouger, pas de grand-chose, mais m'habiller est un début.

Pardon, Livaï ! J'interromps quelque chose~ ?

Ma gorge nouée, la binoclarde se contentera du silence. Trois minutes, juste le temps que je me prépare, cela ne peut pas lui faire du mal. Quand je lui ouvre, je m'attends à une réflexion d'une intelligence remarquable, mais non. Elle me fixe. J'ai quelque chose sur la figure ? Qu'importe. Puisqu'elle lambine à parler, je ne vais pas stationner jusqu'à ce qu'elle lâche sa caisse. Alors, je lui tourne le dos pour ramasser la page qui traîne. Planté là, au milieu de la pièce avec une vision sur les draps froissés, je perds le fil de ma pensée.

— Dis, Quatre-Yeux. Lorsque nous nous retrouvons face à un choix, quelle garantie avons-nous de prendre la bonne décision ?

Ma voix me parvient, me paraît si lointaine. Sous ce même ciel, cette emmerdeuse peut-elle aussi l'entendre ? Le sifflement impétueux du vent lui donne-t-il l'envie de regarder en arrière, de songer encore à ce qu'elle laisse derrière elle ?

— J'ai... toujours fait en sorte de suivre celle de façon à ne pas avoir de regrets. Mais le jour de la mort de Furlan et Isabel, j'ai compris. C'est impossible de prédire ce qu'il adviendra. On a beau se dire que l'on prend la meilleure décision, cela ne suffit pas.

— Livaï...

— Ai-je fait... tout ce qui était en mon pouvoir ? N'y avait-il pas d'autre solution ? Une que j'aurai loupée ?

Une autre qui ne te vende pas à l'ennemi ?

Un brouillon disgracieux m'embrume la vue et l'esprit. Je ne sais pas ce que je ressens. Je ne sais plus. Et je ne veux pas savoir, car aucune réponse ne me conviendrait. Elle rendrait cette situation réelle, véridique et irréfutable.

— Qu'ai-je fait de travers ?

Ce souffle d'un cœur gisant comme du verre brisé ne m'appartient pas. La vérité n'est pas si cruelle. Tu n'es pas partie.

La binoclarde me fait de l'ombre devant ma fenêtre. Pourquoi me tend-elle son torchon ? Elle m'a pris pour sa blanchisseuse ? La mine défaite de son visage, ce manque d'euphorie ne lui ressemble pas. J'y suis, c'est l'un de ces rêves conscients dont m'a déjà causé Boucles-Brunes. Oui, je vais me réveiller.

— Livaï, tu pleures...





Deux semaines avant l'assaut.



Le grondement des machines a quelque chose d'intimidant et en même temps de rassurant. Après tout, si nous les entendons, cela veut dire qu'on n'atterrira pas en charpie. Je ne m'habituerai jamais à l'idée de pouvoir toucher les nuages. Avec les avancées majeures suscitées par nos échanges courtois avec l'Extérieur, nos limites ont été propulsées à un seuil dont nous ne supposions même pas l'existence. Autant dire qu'elle a aussi remis en question nos vies et rappelé notre insignifiance.

La porte grince et la tête de la bigleuse apparaît.

— Alors ? Pressé d'arriver ? Je te sens tout émoustillé !

— L'altitude a déréglé tes méninges ?

Elle s'avachit sur le banc à mes côtés. Cela ne cause visiblement plus aucun souci de laisser la barre à notre ami mercenaire anti-Mahr. Cet homme, Onyankopon, m'inspire certes davantage confiance que cette fervente admiratrice du singe.

— Tu vas avoir des rides à force de froncer les sourcils. Ah ! Tu en as déjà une !

Je repousse son bras avant que son doigt trempé je ne sais où touche mon front.

— Le plan d'Armin est plutôt bien ficelé. Il faut admettre que sous ses airs de moumoune, il en a plus dans la caboche qu'un bon nombre.

— À nous dégoter une pareille idée, on pourrait croire avoir affaire avec fantôme d'Erwin !

Après s'être esclaffée, elle déglutit en prenant conscience de sa boulette. Perdre un œil ne l'a à priori pas beaucoup affecté. Cette folle est toujours aussi fine.

— Il n'est pas lui. Il ne le remplacera jamais.

— Oui... Évidemment.

— ...

— ...

— Tu comptes m'emmerder encore longtemps ? Si tu as quelque chose à dire, dis-le ou lâche-moi la grappe.

Elle inspire profondément avant de serrer ses mains entre elles.

— Une Altesse Impériale... Je n'arrive toujours pas à y croire.

Mon regard s'évade par le hublot de l'aéronef. Cela paraît-il vraiment si absurde ? Cette fille a toujours eu un petit quelque chose, dans son attitude, ses gestes ou ses mots, qui dénote avec le commun. Le journal international qui a annoncé le retour de la famille impériale au pays a rendu ces faits indiscutables.

— On ne te demande pas ton avis.

— Non, mais c'est vrai, quoi ! Une descendante du vaillant Helos ! Le Mahr qui a vaincu l'empire Eldien et contraint le roi Fritz à se réfugier sur l'Île du Paradis ! « L'impératrice des anges » ! Ça te fait quoi de savoir que ta dulcinée a une telle renommée ?

Sarcastique, un rictus tord le coin de mes lèvres.

— Tu veux lui ouvrir les veines pour vérifier si on a la même couleur de sang ?

— Non... Sans façon.

Vexée, elle ferme sa bouche et c'est tant mieux.

— Regarde toutes ces lumières ! C'est tellement beau vu du ciel !

Ah non, faux espoirs.

— T'as qu'à sauter du pont pour aller les voir de plus près.

— Voyons, on est encore trop loin, Livaï !

Ma langue claque de contrariété.

— À notre arrivée, la folle.

— Mais ce ne sera pas pareil ! geint-elle.

— Tch. Tu as quel âge ?



La moue tirée par Trois-Yeux recadre le soldat. Elle préfère qu'on l'appelle major au lieu de commandant. Si certains voient là une expression de respect envers notre défunt supérieur, c'est juste un caprice qui « sonne mieux ».

— Bien. Tout le monde sait normalement ce qu'il a à faire, mais une révision de plus n'est jamais de trop. Serrez-vous ! Allez allez !

L'ensemble des soldats missionnés pour cette entreprise se rassemblent autour de la table dressée de la carte du continent Mahr. Bras croisés, je me tiens à l'écart, l'oreille toutefois attentive.

— Une fois à Heazul, l'infiltration commencera. Nous nous séparerons en deux groupes. Je resterai avec le premier en ville. Le second se rendra sous couverture à Revelio. Nous avons de bonnes raisons de penser qu'Eren s'y trouve. Vous emprunterez par la voie terrestre ou maritime en fonction des renseignements recueillis par madame Azumabito sur place. L'impératif étant bien entendu d'éviter les analyses de sang qui trahiraient notre origine eldienne.

— Que se passera-t-il si on se fait attraper ? l'interrompe un chétif.

Hansi ouvre la bouche, mais je la devance.

— Tu es sourd ? Cela n'arrivera pas. Après, libre à toi de capoter l'opération, sauf si tu veux rentrer vivant chez toi. On peut aussi bien te jeter à la mer maintenant, mais tu devras rentrer à la nage.

Mes yeux acérés pointés sur lui, il tremble tellement qu'il donne l'impression de se pisser dessus. Pour un volontaire, il n'a pas dû bien lire les petites lignes du contrat. Sur le continent, nous sommes tous des monstres insulaires.

— N-Non, caporal-chef.

— Ça suffit, Livaï.

— Nous avons tous compris que la perte regrettée de votre ami vous pèse. Cependant, il faut que vous ménagiez vos nerfs. Vous allez vous abîmer la santé.

Et voilà que la grande perche se ramène. Du blanc des yeux, je vois que la bigleuse essaye de temporiser de ses mains la violence des émotions qui m'acculent à l'intérieur. Le masque d'impassibilité, lui, ne laisse rien filtrer, si ce n'est la froideur de mes mots.

— La remarque vaut aussi pour toi, la fanatique. Au moindre soupçon, je te taillade personnellement avec ton dieu singe s'il vous vient l'idée de retourner votre veste.

— C'est cruel. N'ai-je pas suffisamment œuvré ces quatre dernières années pour vous prouver nos bonnes intentions ?

Je fronce davantage les sourcils. Cette fois, c'est la tête de champignon qui s'interpose.

— D-Donc, je resterai à Heazul avec la major et Onyankopon.

— Parfaitement, Armin ! enrichit la binoclarde pour détourner l'attention. Inutile de vous rappeler que c'est un plan préventif. Si Eren ne s'expose pas, nous n'avons aucune raison de passer à la seconde phase. N'oubliez pas que c'est le futur de nos familles et des enfants à naître qui se jouent. Ne faites rien d'inconsidéré, nous ne venons pas pour déclarer la guerre !

Si j'en crois certaines religions, les anges déchus ont été bannis du paradis en punition de leur rébellion contre le Créateur. Si j'accorde que nous nous battons depuis toujours contre la cruauté de ce monde, nous n'avons pas été chassés. Cette tête brûlée nous contraint à le rejoindre. Et si par ses actes il décime les hauts gradés et les civils sans distinction, alors il n'est pas insensé que tous nous appellent en effet « démons ».

La réunion se termine et la cabine se dégorge peu à peu. Si Nifa s'attarde en me lançant un regard inquiet, mon absence de réaction la décide à suivre les autres. Seule la bigleuse restée affiche un air sévère. Cela va encore être ma fête, à moins que ce soit mon anniversaire avant l'heure ?

— Jelena a raison, tu sais.

— La ferme.

— Tu dois te reposer ! Tu prends tes cachets, au moins ? Cela ne te soulagera pas de passer tes nerfs sur elle, elle n'est pas responsable de ce qui est arrivé à Shiganshina ni du départ de Waltraud.

Entendre son prénom me fait l'effet d'une douche froide. La bouche cousue, ma mâchoire se crispe. Hansi soupire profondément avant de m'adresser un sourire triste.

— Elle me manque aussi, tu sais. Martine... Martine préfère oublier... Tu es la seule personne avec qui je peux parler d'elle.

Les poings serrés, mes lèvres se descellent pour laisser échapper juste deux mots.

— Cinq ans.

Cinq putains d'années qu'elle est partie. Et pas un jour ne passe sans que je pense à elle. Une ombre qui me hante et plane constamment pour me rappeler mon échec. Je n'ose imaginer oublier nos moments ensemble, sa voix suave qui murmure mon nom à mon oreille, le goût salé de ses lèvres et toujours mon reflet captif de ses yeux hypnotiques. Mon esprit la garde comme une précieuse, ne parvient pas à la sortir de ma chair. Des articles à la une des journaux qui annoncent son départ sur les champs de bataille, un obus qui lui expose à la figure et l'incertitude que demain, un nouveau ne m'apprendra pas sa mort.

Cinq ans, putain.

— Livaï ? Tu vas pleurer ?

Ma main se plaque nonchalante sur le crâne de la folle et l'initie à un demi-tour. Dans son dos, je songe à une question, celle que je me pose depuis le jour où j'ai trouvé cette lettre, sa dernière supplique, sur mon bureau.

— Ohey. Si j'allais la chercher maintenant, tu crois qu'elle s'enfuirait ?

— Hum... C'est une possibilité. Il suffit de voir ta tête !

— Je me disais aussi... que je n'aurais qu'à lui péter les deux jambes.





🕊 N.D.A.


Chapitre de transition entièrement du PDV de Livaï ! Sept avant d'entendre sa belle voix, autant dire qu'il s'est fait attendre ! (Libre à vous d'interpréter le bal du solstice d'hiver, je ne donnerai pas de réponse pour l'instant. 😉)

La petite question : « Pensez-vous que Livaï va vraiment casser les jambes de Wal pour la ramener ? »

Premier flashback également, puisque je ne compte pas le chapitre 1. Vous en aurez souvent à partir de maintenant, aussi bien du PDV de Livaï que de Wal. C'est que nous avons tout de même cinq années à couvrir, malgré les éléments déjà révélés ou suggérés.


Prochainement, dans Five Years :

Questions et réponses.

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