#19 La braise sous les cendres



x Chapitre 19 x





Quatre ans plus tôt.


— Répète un peu ?

Le verre suspendu dans les airs, le visage de Kenny affiche une réelle surprise. Ses billes glaciales détournées de la boisson, elles me fixent à présent.

— Vous m'avez bien entendu. À moins que votre âge vous rattrape ? le nargué-je.

Il enlève ses pieds de la table où il abandonne son plaisir gâché. Debout, il s'attelle à enfiler son manteau et à trouver son chapeau.

— Pas de mis en cloque sur MON canapé, j'avais dit !

Tendue, je ne plaisante plus.

— Je ne m'attendais pas spécialement à des félicitations, mais vous pourriez faire un effort sur la forme, non ?

Sa voix résonne dans l'autre pièce, sarcastique.

— Au moins, je sais maintenant où sont passés les centimètres qu'il lui manque !

— Allez-vous m'aider ?

De retour dans le salon, il s'arrête soudain, prenant conscience d'une chose.

— Cela fait de moi quoi ? Un grand-père ? Un grand-tonton ?

Il grimace de dégoût à cette sonorité. En plus de ne pas avoir eu la fibre paternelle pour élever son neveu, il compte à présent abandonner l'enfant de celui-ci ? Il existe des familles tordues, et je conçois qu'il n'a rien demandé et que je lui impose ce qu'il qualifie sûrement de « problème ».

— Kenny, j'ai besoin de votre aide, articulé-je.

Il stoppe les cent pas et peste sur place.

— Ma sœur a tout sacrifié pour mettre au monde un marmot et le garder. Tu es en train de te précipiter vers le même destin. Je ne t'ai pas enseigné tout ce que je sais pour que tu le gâches.

— Vous n'aviez donc pas accepté ma demande que pour une « faveur » ?

Il visse son chapeau à sa tête. Il se garde de répondre, je n'en ai pas besoin. Je lui suis reconnaissante de sa sollicitude.

— Qui d'autre est au courant ?

— Franz... ne dira rien. Quant à ceux qui ont eu vent de près ou de loin de son existence, ils ne sont plus là aujourd'hui pour en témoigner.

Mon regard se pose sur ma main engourdie. La sensation de tenir le couteau dans des tableaux écarlates s'accroche encore à ma rétine et mes doigts. Comme un nettoyage de printemps, Wal ! Je secoue la tête pour chasser cette voix qui s'esclaffe.

— Il reste Sieg Jäger.

— Tu veux que je m'en occupe ?

Qu'il « s'en occupe ». Quelle élégante façon de me demander si je veux qu'il l'élimine.

— Il s'est révélé différent de ce que je croyais, l'arrêté-je. Je souhaite entendre ton avis.

Kenny se redresse de toute sa hauteur et enfonce ses mains dans ses poches.

— Je te l'ai déjà répété, miss. L'hésitation est fatale.

Je serre les dents. Bien sûr que je m'en souviens. Mais... Je repense à ses agissements et je n'arrive pas à m'y résoudre. Je ne le comprends pas. Que veut en réalité Sieg Jäger ? Il a avoué avoir suivi mon désir. Et pour cela, il a failli perdre la vie et ses propres aspirations. Ce que je veux...

— Merci, Kenny. C'est aussi ce que je pense. C'est pourquoi je resterai au plus proche de lui. Il faut être proche de ses amis, mais encore plus de ses ennemis, n'est-ce pas ?

L'Égorgeur m'offre un sourire carnassier.

— Ne t'entiche pas de ta proie, blondinette. À t'approcher trop près, tu le regretteras un jour.





Aujourd'hui.


La procession se poursuit dans un silence mortuaire. Seul le tintement de mes chaînes accompagne ses pas derrière les miens. Je sens ses perles grises peser sur ma nuque. Il m'observe, veille à ce que je ne m'enfuie pas. Un sentiment désagréable se propage, pareil à une fourmilière dans mes veines, et assaille ma mémoire enfouie. Elles me brûlent comme du métal chauffé à blanc. Alors, qu'il cesse de me regarder, je ne peux plus le supporter...

Sous le soleil, les gardes nous encerclent pour contrôler la foule. Une avalanche d'yeux braqués sur moi, aucun n'amorce de geste ou de parole cinglante. Ma présence les captive. Je vois à travers eux un reflet que j'ai maintes fois vu. La démarche droite et assurée, une étrange sérénité émane de la stature de cette femme. Des cheveux scintillants comme des fils d'or, l'éclat du ciel capturé dans ses ambres lui revêt l'allure d'une déesse. Un mensonge sanctifié, car la vérité n'est pas si glorieuse. Un monstre déguisé, voilà sa vraie nature.

Quand je grimpe la marche de la calèche, je perds mes forces un bref instant et mes jambes fléchissent. Un bras me rattrape à la taille et me soutient. Sous ses mèches corbeau, ses sourcils froncés me transmettent son inquiétude. Mon cœur bondit et je le repousse avant de monter à l'intérieur du véhicule. Il prend place en face de moi, mais cette fois, son regard se porte sur l'extérieur.

Un peu plus, la douleur sourde enfonce ses épines dans ma poitrine. Comment en sommes-nous arrivés là ? N'y a-t-il aucun moyen pour que les souvenirs disparaissent et nous libèrent ?

Le monde se dirige droit vers un génocide. Sieg est prisonnier. J'ignore où est mon fils, et la boîte de Pandore que j'avais fermée et verrouillée s'est rouverte. Que dois-je faire... ?





Livaï


Quand je l'ai vu chanceler, mon corps a réagi de lui-même. Mais il semble qu'en plus de mon regard, que mon toucher la dégoûte aussi. Cette idiote, elle aurait pu m'avertir de son état. J'aurai pris les mesures pour éviter cette situation, ou du moins la rendre plus supportable.

Je réfrène mes envies, des espoirs une nouvelle fois déçus. Je réitère la même erreur. Je ne suis pas un putain d'égoïste. Merde... C'est si frustrant. Est-ce vraiment ce qu'elle veut ? Une conclusion amère et dénuée de dialogue ? Pour l'heure, j'ignore tout de ce qui traverse sa tête blonde et n'aurait peut-être plus l'occasion d'essayer de démêler les nœuds de ses intentions.

Arrivés au tribunal, je suis séparé d'elle. Je vois son dos disparaître à un tournant, emmener par des soldats missionnés. Mon rôle s'arrête là. Dans les tribunes qui dégorgent, mon pied tape nerveusement le seul. Je prends mon mal en patience jusqu'à l'ouverture de la séance.

— Waltraud Gärtner, née en 831. Fille de Rolf Gärtner et d'Angelika Gärtner, tous deux décédés lors de la chute du mur Maria en l'an 845. Un frère cadet, Egon Gärtner, également décédé... Mais aussi la petite-fille d'Albrecht Rosen, infiltré Mahr et l'actuel empereur. En plus de vos connaissances en médecine, vous êtes devenue une capitaine respectée dans leur armée. La liste de vos exploits ne cesse de s'agrandir.

Si proches du verdict, comment s'assurer de son sort ? J'ai suivi les recommandations de la bigleuse, mais est-ce que ce sera suffisant ? Que dois-je faire pour la protéger cette fois ? Qu'importe son choix, je refuse qu'elle se livre à nouveau seule à une meute de loups. Je ne commettrai cette erreur.

— Ce procès a pour principale finalité... de définir ce que vous êtes, finit d'énoncer Zackley.

Au centre de la place, là même où j'ai refait le visage de la tête brûlée des années plus tôt, Waltraud se tient debout et le dos droit. C'est bien beau de garder son sang-froid, mais j'espère que je ne devrai pas arriver à cette extrémité avec elle avec toutes les idées qu'elle a dans sa caboche.

— Êtes-vous une alliée ou une ennemie ? Eldienne ou Mahr ?

Cependant, sans étonnement, elle se montre d'emblée trop farouche pour son propre bien. Au milieu de cafards venus assistés à cet événement public, le moindre remous les fait jacasser.

— Vous posez la mauvaise question, affirme-t-elle. Vous n'avez pas besoin de vous assurer de ma loyauté, mais simplement de croire en l'amour d'une mère.

En dessous de la Reine des Murs, c'est le général qui détient le pouvoir décisionnel. Il n'est pas un homme que l'on peut manipuler, et il ne tarde pas à renvoyer la balle.

— Le rapport en ma possession atteste effectivement que vous êtes montée à bord du dirigeable avec un enfant. Pourquoi risquer sa vie en l'emportant avec vous à travers les tirs ennemis ? Est-ce là votre définition d'une mère aimante ?

Nullement déstabilisée, sa bouche s'étire d'un sourire. Ferme-la, prié-je.

— Parce que le renard est sorti de sa tanière et l'a pris en chasse. Après l'avoir extirpé, je devais l'éloigner.

— Hum... Quel âge a-t-il ? Il semble précoce.

À cela, elle ne répond rien, mais ne sourit plus. Elle devine où cette conversation va aboutir.

— Le garçon a refusé de dire le nom de sa mère, prétextant son décès. En revanche, au cours de l'interrogatoire, un autre est sorti de sa bouche, celui de son père, Sieg Jäger.

Les murmures s'amplifient dans l'assemblée. Pour ma part, je ne la quitte pas des yeux, accroché à ses lèvres cousues.

— Nous savons déjà que vous n'êtes pas morte. C'est pourquoi nous doutons du reste à raison. Est-ce exact ? Sieg Jäger est-il le père de l'enfant ?

Le regard droit, elle répond sans hésitation.

— Il l'est. C'est la seule vérité acquise au prix du sang et des larmes. L'enfant a grandi dans cette vérité. Mose Jäger est incontestablement le fils de Sieg Jäger.

Quelque chose remue mes entrailles. J'aurais préféré ne pas l'entendre, encore moins de sa bouche. Mon esprit se vide, je n'arrive plus à penser, abasourdi. Autour de moi, des éclats réclament que l'enfant soit évincé au nom des crimes du père. « Il a tué mon fils ! Il mérite de connaître la même douleur ! », « Les restes du mien n'ont toujours pas été retrouvés ! », « À mort ! », « Elle a beau avoir du sang Eldien, c'est une traîtresse ! », « Pendez-la avec ! », sont des voix qui s'élèvent parmi beaucoup d'autres.

Le marteau s'abat et le silence retombe, mais n'adoucit pas les rancœurs. Comment prétendre à souhaiter la paix avec nos ennemis en assistant à cette scène grotesque. C'est juste un mioche. « Juste ».

— Mais..., poursuit l'autrice de cette discorde. Sieg Jäger n'est pas son géniteur.

Je cherche son regard, sa confirmation. L'idée m'a effleurée. Non, au fond, je sais sans oser l'envisager. Et comment le pourrai-je ? Celui qui a engrossé ma mère était un client qui n'est jamais réapparu, et celui en qui j'ai déplacé ce manque a aussi tourné le dos face à cette responsabilité. Alors, comment m'imaginer l'assumer ?

Zackley brandit un papier.

— Ce document fourni par la défense expose une autre parenté. Il narre votre liaison secrète avec un soldat de l'Armée Humaine lors de votre séjour au sein du Bataillon il y a cinq ans. Il atteste que le caporal-chef toujours en fonction et ici présent, Livaï Ackerman, est le vrai père.

L'entendre pour la première fois fait l'effet d'un boulet de canon. L'attention s'est d'un coup tournée vers moi, mais aucune voix n'ose cette fois s'exprimer. Ils connaissent ma réputation d'homme froid et inaccessible pour celles qui ont tenté. Alors que cela ait pu arriver, d'autant plus avec une femme qui s'est révélée être une Altesse, il y a de quoi être consterné.

Hansi agite la main avant de lever le pouce en l'air, visiblement fière d'elle. Elle ne comprend pas le foutoir qu'elle a causé ? Elle a besoin que je lui enfonce ses lunettes encore plus dans l'opercule de son œil restant pour qu'elle le voie ?!

La voix de Waltraud s'élève au centre de ce tumulte. Je la discerne parmi tout autre, mais son ton neutre me pousse un peu plus au bord du gouffre. Son visage sans expression, il est toutefois impossible de ne pas l'entendre trembler.

— Tu n'as vraiment aucun scrupule.

J'encaisse l'accusation.

Trois-Yeux s'interpose.

— Ne vous disputez pas ! C'est moi qui ai pris la décision d'invoquer ce droit ! S'il faut taper quelqu'un, tapez-moi !

Tandis que ses hommes l'empêchent de tomber de l'estrade de laquelle elle se penche, je songe sérieusement à accepter l'invitation. Mais je l'entends à nouveau.

— « Droit » ? Il ne veut pas être père. Il ne sait pas ce que cela signifie. Il ne peut pas.

Sa position catégorique brise quelque chose en moi et soulève ma colère.

— Qu'en sais-tu ? Nous étions ensemble. La question se serait forcément posée un jour ou l'autre. Je ne sais pas ? Je peux apprendre. Présumer de ce que je veux, c'est gros, même venant de toi.

Mon regard courroucé s'arrondit. Un mince sourire a à nouveau étiré le coin de ses lèvres. À la différence que celui-ci semble porter toute la mélancolie du monde.

— Nous ne l'étions pas. Cette relation n'a jamais eu de nom. Nous avons simplement partagé des moments de douceur dans la tempête, rien de plus.

Les morceaux brisés s'émiettent. Le procès se poursuit, mais je ne parviens pas à entendre la suite. Elle n'est composée que de sons dénués de sens.

— Comprenez-vous que cela constitue une atteinte au règlement de discipline générale de l'Armée Humaine ?

— Objection ! intervient encore la bigleuse. L'accusée détenait le statut de civile. Elle a œuvré en tant qu'agent médical à titre volontaire. En outre, un lien les unissait déjà !

Je tique et me réveille. Elle n'a pas osé... ?

— Oui, on m'a également transmis le certificat de tutelle.

Je jure. Je vais la taper.

— Tout à fait ! Daté d'avant son transfert au QG et toujours en vigueur !

Aussitôt, je me tourne vers Waltraud. Elle s'est figée. Puis, elle relève lentement la tête en ma direction. Je peux alors distinguer à travers la transparence de ses ambres le chaos. J'y lis la surprise, l'incompréhension et un dernier sentiment que je n'ose formuler pour éviter de me rendre dans la seconde à ses côtés.

Le marteau s'abat pour ajourner le procès. Mais alors même que le tribunal se vide, nous ne nous quittons pas des yeux. L'un comme l'autre, nous ne voulons pour aucune raison briser ce contact.













🕊 N.D.A.


Et oui ! Livaï est bien le tuteur de Waltraud ! Pour rappel, le terme tuteur qu'on l'entend ici est plus subtil. Il désigne une personne qui prend sous son aile une autre, dans notre cas une majeure accidentée et démontrant des troubles psychologiques, et gère ses biens et toute l'administration à sa place. Normalement, le tuteur représente notamment son « pupille » dans les actes judiciaires. Mais comme Livaï l'a caché et que Hansi était au courant, elle a cafté et le procès a par conséquent été ajourné. Après seulement dix minutes, c'est fort ! 😂

Je ressors donc des placards cet élément mis en place dans le 4e chapitre du tome 1. Un élément qui se révèle primordial 5 ans plus tard lors du fameux procès auquel vous venez d'assister au premier round.

J'adore faire ça, que voulez-vous ! 🤓 Oublier le passé, c'est renier les raisons qui nous définissent aujourd'hui. Dans le cas de Livaï, elle démontre la naissance de son attirance réciproque et inconsciente pour Waltraud. Les prémices de leur relation tourmentée en somme !


Prochainement, dans Five Years :

Confiance et aboutissants.

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