Chapitre Vingt

20.

Point de vue de Scarlett

Je descends rapidement les escaliers de mon immeuble et j'en sors avant de me diriger vers ma droite. J'ai besoin de prendre l'air et c'est ce que je compte faire. Je marche vite en gardant la tête baissée. J'en ai marre. Pourquoi tout ça n'arrive-t-il qu'à moi? Toujours à moi? Nous sommes plus de sept milliards d'humains, sur Terre, alors pourquoi est-ce que ça s'acharne encore et toujours sur moi? 

Je marche en maintenant les yeux plissés : il fait tellement froid que je n'arrive pas à les garder complètement ouverts sous peine de recevoir un coup de vent glacial. J'ai le souffle coupé à chaque pas. La météo n'avait pas menti, sur ce coup : ils disaient -35, mais avec le vent, le ressenti doit aller dans les -40. Vive le Wisconsin. On a beau être entourés du lac Supérieur et du lac Michigan, nous sommes quand même confrontés aux vents glacials. 

Je finis par m'asseoir sur un banc et râle. D'abord, il y a eu l'insomnie persistante. Ça a commencé graduellement avant de s'installer de manière permanente. Après, j'ai commencé à prendre des somnifères : chose qui m'a beaucoup aidée. Maintenant, j'arrive à dormir sans en consommer. En contrepartie, je fais des cauchemars. Encore et toujours sur le même sujet. Je n'arrive pas à croire qu'il réussit encore à me malmener, même en n'étant pas là, physiquement. J'ai beau me dire qu'il est incarcéré, à présent, mais mon subconscient ne semble pas le comprendre. Je ne serai donc jamais tranquille?

Je les ai regardés dormir, avant de partir. Ils semblaient tous sereins. Je les ai trouvés chanceux. Eux, quand ils dorment, ils ne sont probablement pas contrariés par leur passé. J'aimerais bien dormir sans qu'on me rappelle toutes les nuits que j'ai commis une bêtise. Je sais que j'ai ma part de responsabilité dans ce qui est arrivé, même si mes proches me disent le contraire. Est-ce que c'est une raison pour être hantée éternellement par ça? 

Je serre mes poings dans le but de réchauffer mes doigts. Je suis sortie rapidement alors je n'ai pas pris mes gants. J'ai ma capuche de manteau qui réchauffe ma tête, mais rien pour mes mains. Je me lève et poursuis ma route. Je n'ai pas regardé l'heure avant de m'en aller, ça m'importait peu à ce moment-là. À présent, je suis un peu curieuse de le savoir. Malheureusement pour moi, il est un peu trop tard. 

Je rentre dans un McDonald's ouvert 24 heures et fouille mes poches pour un peu de monnaie. J'en trouve suffisamment pour m'acheter des frites, ce que je fais. Je m'installe à une table et les mange dans le calme complet. J'en profite pour réchauffer mes doigts avant de ressortir dans le froid. Je pose à peine un pied dehors que je reçois un énorme coup de vent en plein de visage. Je grogne et sors complètement. Sérieusement, ça devrait être illégal une température pareille! 

Je décide de retourner chez moi. J'y arrive finalement et enlève tout. Ce que je trouve un peu étrange, c'est le fait d'avoir trouvé la porte débarrée... J'étais pourtant certaine de l'avoir fermée à clé! 

Quand je cherche à placer mes bottes, je remarque qu'il manque une paire. Je fronce les sourcils. Pourquoi y-a-t-il que quatre paires alors que ce soir, nous sommes cinq? Je ne m'attarde pas trop longtemps et m'avance dans le salon. Là, je sais qui n'y est pas : River. Je décide de l'attendre, patiemment, me doutant un peu d'où il est. Je le connais. Après un certain temps, il arrive enfin. Je me lève précipitamment et le repousse dans le couloir. Il est surpris, à première vue.

-Scarlett? Je...

-Qu'est-ce que tu foutais dehors? Lui demandais-je sèchement. 

-Je faisais de l'insomnie et... J'ai décidé de faire une petite balade!

À son air incertain, je devine qu'il ment. Je le fixe avec insistance dans le but qu'il finisse par cracher le morceau, ce qu'il fait au bout d'un moment.

-Bon, d'accord! Je t'ai entendue alors je t'ai suivie... Mais qu'est-ce que tu fais dehors à cette heure?

-Ce ne sont pas de tes affaires. Tu n'avais pas le droit de me suivre! 

-Et s'il t'était arrivé quelque chose, hein?

-Comme quoi? Qu'on m'attaque avec un couteau, qu'on me viole ou qu'on me vole ce que j'ai sur moi? Tu m'as bien regardée? Tu penses VRAIMENT que j'ai peur de ça? 

-Scarlett, ce n'est pas un comportement normal, comprends-le!

-Je SAIS que ce n'est pas normal! Moi-même je ne suis pas normale. Ce n'est pas une raison pour me suivre comme un obsédé! Je t'ai dit que j'avais pas besoin d'un héros, lâche-moi un peu et mêle-toi de ce qui te regarde! 

Je me tourne et me prépare à rentrer quand il entoure mon poignet avec sa main. J'essaie de me libérer, mais il tient. Je continue à secouer mon bras et j'essaie de me calmer. Les souvenirs remontent. 

-Justement! Tu es mon amie, tu comptes pour moi!

-Lâche-moi, River.

-Pourquoi es-tu aussi réticente à l'inquiétude des autres pour toi?

-J'AI DIT LÂCHE-MOI! 

Il le fait et je reprends mon poignet avant de le caresser avec mes doigts. Cette fois, je ne retiens pas les sanglots. Je l'ai fait trop souvent. Je sais que je n'ai pas mal, mais cette pression m'a rappelé toutes ces fois où c'était le cas. Et ça, c'est encore plus douloureux que la sensation physique que j'éprouvais quand ça m'arrivait. 

-Scar... Je suis déso...

-Ouais, c'est bien ça le problème avec vous, les hommes! Vous n'êtes désolés que quand le mal est fait! Vous ne savez jamais la force que vous avez et vous ne prenez pas conscience du mal que vous faites tant qu'on ne vous expose pas aux conséquences! Lui balançais-je à la figure.

Il me regarde sans rien dire. 

-Et bien entendu, maintenant, tu n'as rien à dire. Rends-moi un service, d'accord? Laisse-moi tranquille. 

Je cours dans ma chambre et ferme la porte derrière moi, je me recroqueville sous ma couverture et passe le reste de la nuit à pleurer silencieusement en regardant le mur. Une fois de plus, j'ai accordé ma confiance trop facilement à quelqu'un qui n'en valait pas la peine. Je ne comprends pas comment je peux toujours être aussi naïve même après tout ce temps. 

Au petit matin, j'entends du mouvement et des voix. Les autres commencent à se réveiller. J'aimerais aller manger, mais je reste couchée. Je ne veux voir personne. Après plusieurs minutes, ma porte s'ouvre.

-S! Le petit déjeuner est prêt, tu viens? Me demande Isabella.

-Non, merci. Je n'ai pas faim. Mentais-je.

-Tu dois quand même manger un peu! Tu sais que c'est le repas le plus important de la journée. Et puis, ils partent bientôt, ce serait bien d'aller les saluer avant que ça arrive. 

-J'ai pas envie, Isa. Lâche-moi. 

-Bah dis donc, on fait sa boudeuse, ce matin? Qu'est-ce qu'il se passe?

-Rien.

-S... Tu sais que je te connais. Parle.

-Mais y'a rien je te dis! Fiche-moi la paix et va rejoindre tes nouveaux copains! 

-D'accord, d'accord! Pas besoin de me crier après...

-Mais sors, merde! 

-OK! T'as pas non plus besoin de faire chier la planète entière que parce que tu te sens mal! Ces fois-là, tu es vraiment agaçante! Je suis DÉSOLÉE de t'avoir dérangé avec mon amitié, hein! 

Elle sort en claquant la porte et je grogne. J'entends les autres parler pendant un long moment avant d'entendre la porte d'entrée s'ouvrir et de se refermer, suivi d'un silence complet. Puisque tout le monde est parti, je me lève et me rends aussi dans la cuisine. Je me prépare du gruau, tout simplement. Je n'ai pas envie de faire quelque chose de compliqué. Je le mange rapidement et me souviens ensuite du jour qu'on est : j'ai rendez-vous chez le psychiatre dans deux heures. Je me prépare rapidement et sors de l'appartement pour me diriger vers son cabinet. Au passage, je m'achète un café noir, question de me garder bien réveillée. Quand j'arrive là-bas, je donne ma présence et vais m'asseoir le temps qu'on me reçoive enfin. 

-Ah, mademoiselle Hyland. Comment ça va, aujourd'hui?

-Ça pourrait aller mieux, je l'admets.

-Vous voulez bien m'en parler? 

Je lui raconte alors mes nuits sans prendre de somnifères et ce qui m'arrive quand je n'en prends pas. 

-Je vois, c'est assez inattendu, je vous l'avoue. Est-ce que vous vous souvenez de ce qu'ils racontent?

-Mes cauchemars?

-Oui. 

-Ouais, je m'en souviens. Ils parlent toujours du même sujet.

-Ça a rapport avec votre passé?

Je souffle et hoche la tête.

-Avec votre accident? 

Je hoche la tête une fois de plus. Il pose son carnet de notes et me regarde.

-Je sais que cette période de votre vie constitue sans doute un souvenir douloureux et difficile à raconter. Mais à présent, il faut le faire. C'est ce qui vous a empêché de dormir pendant longtemps et qui a eu un impact négatif sur votre santé. En gardant cet événement pour vous, vous créez un état de déni qui pourrait s'aggraver avec le temps. Pour le moment, c'est le sommeil, plus tard, ça pourrait être le rejet des autres. Vous devez parler et accepter ce qui vous est arrivé pour avancer. De ce que je vois, vous n'avez pas encore fait le "deuil". 

J'hésite.

-Si je vous en parle... Vous promettez de le garder pour vous?

-Je suis tenu au secret professionnel. Tout ce que vous direz ne sortira pas de cette pièce. Et si ça peut vous rassurer, les murs sont insonorisés. Donc personne ne vous entendra. 

Il n'y a que ma famille et Isabella qui sont au courant de ce qui s'est passé. Jusqu'à maintenant, ils se sont tous permis de juger la situation à leur façon. Peut-être qu'un avis un minimum impartial qui servira à m'aider réellement pourrait m'être utile, pour une fois. 

-Quand j'avais 14 ans... J'étais naïve. Peut-être plus que la moyenne. 

-Je ne penserais pas que vous ayez été plus naïve que les autres. Peut-être plus influençable, mais pas plus naïve. Poursuivez, je vous en prie.

Je lui déballe tout ce qui m'est arrivé cette année-là. Comment j'ai rencontré ma fin. Comment j'ai perdu tout ce à quoi je tenais, à l'époque. À présent, ma vie n'est que vestiges, j'en ai bel et bien conscience.

-Que lui est-il arrivé, au final?

-La couronne l'a condamné à 35 ans de prison. Il ne peut pas être candidat pour une liberté conditionnelle avant 2035. Ma famille pense qu'il méritait plus. 

-Est-ce aussi votre cas?

-Je ne sais pas trop... Je pense que j'aurais préféré le savoir déporté au milieu de l'océan Pacifique. 

-D'accord. Mis à part sa condamnation, question d'information générale, vous avez entrepris d'autres moyens pour vous protéger? 

-Une injonction d'éloignement de 164 pieds* le temps du procès et... vous avez ma fiche, vous le savez bien un minimum. 

-Oui, je sais. Maintenant, racontez-moi un peu plus spécifiquement vos cauchemars. Est-ce qu'il s'y passe toujours la même chose?

-Non, mais ce sont des moments semblables.

-Par exemple?

-La plupart du temps, il me menace, il me crie après, il m'insulte... Puis il me contrôle. Il me force à faire des choses que je ne veux pas et... Toutes les fois, je me réveille avant qu'il ne me frappe. 

-À vous entendre, il est vrai que ce ne sont pas des choses que doit vivre une adolescente de 14 ans... Vous avez vécu un traumatisme assez important, au point que vous êtes maintenant... Prisonnière de ces souvenirs qui vous influence continuellement, même si vous n'en prenez pas toujours conscience. 

-Comment ça?

-Je vais vous donner un exemple assez sale. Ce n'est pas un véritable cas, rassurez-vous. Imaginez-vous une femme, dans la soixantaine. Toutes les fois qu'elle entend Jailhouse Rock d'Elvis Presley, elle pleure. Pas des petits sanglots, des torrents de larmes. 

-Pourquoi ça?

-Elle ne le savait pas non plus et elle ne comprenait pas. Au final, après plusieurs séances de thérapies. On en a trouvé la cause : lorsqu'elle était enfant, elle a été violée sur cette chanson. 

-Mais... Comment ça?

-Vous rappelez-vous énormément de choses sur la période de vie quand vous aviez moins de trois ans?

-Non. Pratiquement pas.

-Vous savez pourquoi? Parce qu'à ce moment de la vie, c'est votre première exposition au monde. Vous rencontrez la respiration, l'amitié, la douceur, la douleur... C'est donc une période de constant traumatisme, si on peut le qualifier ainsi. Le réflexe humain, dans ce genre de situation, c'est d'oublier. D'effacer ce moment. Par contre, la partie subconsciente de notre cerveau, elle, conserve pratiquement tout pour un usage ultérieur. 

-D'accord, mais quel est le rapport avec moi? Je me souviens, moi.

-Oui, sauf que vous ne vous rappelez que des lignes maîtresses. Pas des petits détails qui reviennent dans vos rêves et qui vous tirent de votre sommeil. D'après moi, la raison pour laquelle vous n'arriviez pas à dormir au départ est que vous vous empêchiez de le faire pour ne pas avoir à revivre tout cet enfer encore et encore. Et maintenant, c'est ce qui se reproduit quand vous vous réveillez la nuit. Vous revivez ce passage et hop! Plus rien pour ne plus s'en rappeler et pour l'effacer. Est-ce que ça a du sens, pour vous?

-Je... Je pense, oui. Mais comment je fais pour arranger la situation? 

-Ça, c'est qu'il reste à découvrir. La dernière fois, vous m'avez avoué que vous ne parliez plus à vos parents.

-Ne me dites pas que...

-Vous allez devoir les confronter. La période des fêtes approche, profitez-en. Ce n'est que par petites étapes que vous allez pouvoir vous en remettre. 

-Et ensuite, je serai guérie?

-Ça, ça ne dépend que de vous. Il restera sans doute toujours des séquelles, mais beaucoup moins que maintenant. 

Après un silence, je hoche la tête.

-Très bien, je vais le faire. 


--------------------------------------

* Aux États-Unis, les mesures se font en pieds et non en mètres. 164 pieds équivaut à peu près à 50 mètres. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top