Pour ne rien dire (2)

Laura

Gucci me fait l'amour.

Il m'enlace et ses mouvements ne sont plus que vagues. Mon corps le suit, mon corps se plie. Je frôle, puis caresse cette peau dessinée, soyeuse, où s'épanouit un incendie de couleurs qui dévore le sang et les armes. On s'épouse, on ondule, nos gestes s'accordent ; c'est la mélodie des âmes, celles des espoirs trahis, du désir, d'une existence maudite : la nôtre.

Dans ses bras, j'oublie mes révoltes, les injures du temps, les blessures qui me rongent. S'il était resté, j'aurais pu renaître, passer l'éponge sur ce qui m'a brisée pour y croire, tout simplement.

Lorsque ses mains redéfinissent les contours de mon corps, je prends forme, quand sa bouche me cherche, je fonds, ses baisers me dissolvent. Nos souffles se répondent et, dans la pénombre pudique, la lueur des bougies vacille tel un ballet de flammes qui me consument.

Emprisonnée contre lui, je suis libre de m'abandonner, tandis qu'il me retient, encore. Étourdissant va-et-vient de flots contraires, nos peaux sont ces déferlantes qui s'écrasent sur l'écueil de nos épidermes. Sa respiration devient rauque, la mienne erratique, le plaisir extatique. On baise, on s'aime, on s'arrime, on se cherche... si près, mais toujours trop loin : la force de ses étreintes a une saveur persistante de « pas assez ».

Une main posée sur mon sein, l'autre autour de ma nuque, il gémit des mots désarticulés que je ne peux pas comprendre, des paroles murmurées que je ne veux pas entendre. Gucci va m'emporter, plus qu'un souvenir, il arrachera des bouts de moi et je ne garderai plus pour moi que la mémoire de ses râles, de ses à-coups. Comme une blessure intime au creux de ma chair.

Je ferme les yeux, je me concentre pour que ce moment reste gravé en moi pour l'éternité. L'avenir va tout me prendre, je le sais, alors je veux pouvoir préserver le trésor de ces instants dérobés. Ma main rejoint la sienne, nos doigts se croisent, ses halètements balaient ma nuque, son pubis me heurte et plus il s'ancre en moi, plus j'ai mal de l'aimer.

Puis il jouit, enfin, mais pas moi ; je souffre trop pour y arriver. J'écoute ses râles en laissant ses doigts se crisper, s'enfoncer dans ma peau pour y injecter sa présence, une dernière fois. J'ai perdu la raison avec mon âme, trois petits tours et puis s'en va. Ça pourrait être un fantasme, mais ça ne l'est pas, c'est tout ce qui me blesse et me transcende à la fois.

Lorsque la tension abandonne son corps exténué, il se retourne pour m'entraîner à ses côtés, apaisé. Pas moi, j'abrite une tempête permanente qui m'épuise. Je voudrais lui en parler, mais à quoi bon, puisque ça ne pourrait rien changer ? Tout cela est perdu d'avance, alors je me tais.

— Tu feras quoi, quand je serais parti ? s'enquiert-il d'une voix encore éraillée par le plaisir.

— Mon patron a passé l'arme à gauche, alors je vais sans doute commencer par chercher du boulot.

Déprimer un bon coup dans mon coin, aussi.

— Ah oui... L'établissement où tu bossais a fermé ?

— En effet.

Son index fait des allers-retours sur ma clavicule pendant qu'il me questionne d'un air détaché, comme si de rien n'était :

— Et... de quoi est-il mort ?

Son ton est étrangement léger, presque amusé, trop pour être honnête. Ou c'est moi qui deviens parano. Je me raidis, mon cœur accélère, une salve de battements aussi violents que désaccordés me pulvérisent les côtes. Je me contente d'une déclaration laconique que je formule d'une voix blanche :

— Arrêt cardiaque.

— Mmmhh...

Cette fois, je ne me fais pas d'idée, c'est bien un sourire entendu qui courbe ses lèvres et me fait tressaillir. Un tremblement ténu, presque imperceptible que je réprime à grand peine.

— Allez, dis-moi tout, me taquine-t-il, qui lui a fait la peau ? Salomé ou toi ?

Je me dégage, puis marque un recul.

— Personne ! Qu'est-ce que tu racontes ? C'était une crise d'allergie, il a fait un choc anaphylactique.

Il se lève dans son plus simple appareil pour s'allumer une cigarette, puis une deuxième qu'il me tend.

— Clope après baise, la meilleure ! fanfaronne-t-il.

Il ouvre la fenêtre avant de revenir s'installer près de moi.

— Il fait lourd, la température est certainement plus élevée dehors que dedans, mais j'ai besoin d'air.

Moi aussi.

— Dis, bébé, t'as déjà tué un homme ? me demande-t-il.

Je sens le sol qui m'aspire, comme un vortex glacé, avant de me reprendre. Cette question, je la lui ai posée, il me la retourne, tout simplement, pourquoi se formaliser ? Je délaisse ma cigarette dans le cendrier qu'il a posé sur le chevet, avant d'avancer vers lui pour suivre le contour de son arc de Cupidon avec mon pouce.

— Tu veux savoir ce que tu risques avec moi ? plaisanté-je. Mourir d'amour ou d'un orgasme, peut-être... ?

— Tu ne devrais pas me dire des choses comme ça avec ta jolie voix suave et tes yeux de biche.

— Parce que je t'attendris ?

— Non, parce que tu me fais peur.

J'éclate de rire :

— Tu crains que je t'assassine dans un moment de faiblesse ?

— Il y a bien pire que la mort, ricane-t-il.

Malgré la chaleur, un frisson me saisit, mes bras se couvrent de chair de poule. Je laisse ma cigarette s'éteindre dans le cendrier pour me recroqueviller et me blottir contre mon bandit. Ne pas penser à hier, ignorer demain, ne vivre que l'instant présent. Respirer les effluves de nos corps enlacés, oublier le parfum de la peur.

— Donc, reprend-il en expirant la fumée de sa cigarette avant de l'écraser, tu vas changer de patron ?

— Oui, il va bien falloir. Il n'y a pas beaucoup de postes dans mon domaine, il y aura nécessairement une transition alimentaire.

Une bonne période de chômage, aussi.

Un grognement caverneux monte de sa poitrine, il fait vibrer virilement sa cage thoracique.

— Mmh... Pourquoi elle porte un plâtre, ta copine ?

Il insiste, alors que je préférerai largement qu'il se taise ! Je me rappelle pourquoi parfois, il m'agace. Je me redresse pour reprendre ma cigarette et la rallumer.

— Tu fais une fixette sur Mahira ? maugréé-je.

— Tiens ? Tu établis un lien avec le sujet de conversation précédent ? La mort de ton boss et la blessure de Salomé, serait-ce lié ?

— Euh... non ! me récrié-je.

Cette fois, il a recouvré son sérieux et je ne parviens plus à dissimuler ma nervosité.

— Laura... gronde-t-il d'un air menaçant. Je ne suis pas un flic, moi, on me la fait pas !

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

— Quand je l'ai quittée, Mahira m'a filé un peu de liquide et sa bagnole de location. Comme je ne voulais pas trop la mouiller, je l'ai rendue à Nice et j'ai pris le train pour venir jusqu'ici.

— Je croyais que t'étais recherché ?

— En fait...

Il grimace en levant les yeux au ciel et je me marre.

— Allez, t'as fait quoi, encore ?

— Elle t'a raconté qu'il y a une semaine environ, je l'avais tirée d'un mauvais pas ?

— On n'a pas eu l'occasion d'aborder le sujet, elle m'a juste dit qu'elle m'expliquerait plus tard. Je pense qu'elle ne voulait pas me mettre en porte à faux.

— OK, soupire-t-il. Tu voulais savoir pourquoi je suis en cavale ? Alors je vais t'en dire un peu plus...

Il se cale bien confortablement dans les oreillers et je viens me pelotonner tout contre lui, tandis qu'il entame son récit :

— Déjà, c'est elle qui est venue jusqu'à moi, c'est comme ça qu'on s'est rencontrés. J'avais merdé en doublant un gros truand dans une affaire de pari, le mec m'a rançonné et David a payé. J'étais retenu au frais, sous bonne surveillance, j'attendais que Smith rentre de voyage d'affaires pour me faire un troisième œil – ou pas. C'est là que Salomé m'a retrouvé.

Il s'allume une nouvelle clope. Salomé... je ne m'habitue toujours pas à ce surnom.

— On a discuté un peu, elle voulait des révélations sur le passé de David. Ils venaient de se mettre ensemble de manière un peu plus officielle, je pense qu'elle voulait cerner un peu mieux le personnage.

— Et ces infos, tu les lui as données ?

— Ouais, parce qu'au point où elle en était, ça lui rendait service. À présent, si elle n'a pas fait bon usage de ces informations, ce n'est pas mon problème. Je suis pas une mère maquerelle, moi ! Enfin baste...

Il balaie sa digression d'un geste de la main.

— J'étais pas chaud pour m'allonger(1), alors elle a tenté de m'impressionner. « Tu sais pas de quoi je suis capable » bla, bla, bla, c'est moi qui « massacre les autres », bla, bla, bla... Ça m'avait grave foutu la puce à l'oreille. Ça ne me concernait pas directement à l'époque, je pensais qu'elle cherchait juste à faire la grande ! Du coup, je n'ai pas relevé, je lui ai dit ce qu'elle voulait entendre. Lorsque les autres ont débarqué dans la piaule, alertés par le boucan, elle s'est tirée. Vu ce qu'elle venait d'apprendre, elle était plutôt en froid avec le reste de la bande, alors c'est moi qui l'ai suivie.

— Ils t'ont laissé partir ? Je croyais que t'étais retenu ?

Il tire une latte, avant de répondre :

— Ils pensaient que je reviendrais : la pire menace qui pèse sur moi ne vient ni d'eux ni de David, au contraire ! J'étais mieux planqué là-bas qu'en liberté dans la rue. C'est là que j'ai vu Salomé se faire enlever. Je les ai pris en filature, puis espionnés quelques minutes. Le gars menaçait ta copine en lui parlant de prison et d'alibi. J'ai compris qu'elle n'était pas toute blanche, mais j'en avais toujours rien à foutre, parce que cet enfoiré avait l'intention de faire un carnage dans l'équipe. Du coup, je l'ai buté, puis j'ai pris son identité.

— Tu l'as tué, comme ça, en toute simplicité !

— Ben ouais, il était déterminé à tous nous fumer, tu voulais que je fasse quoi ? J'ai tiré le premier, foutu le feu à son taudis et cramé sa caisse au fond d'un fossé. Officiellement, Gucci est décédé, fin de l'histoire.

Fin de l'histoire, avec son accent marseillais, ça n'a pas du tout la même saveur. Dire qu'il vient de m'avouer un meurtre avec le plus grand naturel !

— Les flics ne vont pas essayer d'enquêter un peu plus, comparer les fichiers dentaires, l'ADN, tout ça ?

— J'ai fait le nécessaire, le macchabée ne sera pas exploitable, aie confiance, il y a juste ce qu'il faut pour les amener sur une fausse piste et leur faire croire que c'est moi.

— Tu as donc pris son nom... Tu t'appelles comment maintenant ?

— Yann Kerzog. Il planquait son apparence pour qu'on ne le reconnaisse pas, sans doute pour brouiller les pistes avec Smith. Mais crois-le ou pas, il était très jeune sur ses papiers, certains sont même périmés et si on les regarde vite fait, ça passe tranquille.

— C'est aussi simple que ça ? m'étonné-je.

— Tant que tu ne quittes pas le territoire, oui, mais comme je me tire outre-Manche, il me fallait de vrais faux papiers, plus crédibles.

Un sourire démoniaque courbe ses lèvres assassines, je craque.

— Et en vrai ? Qui es-tu, Gucci ?

Ses yeux s'arriment aux miens. Ce que j'y lis est indescriptible, vraiment spécial : hésitation, ferveur, désir, crainte, tout s'y mélange dans un tourbillon étourdissant à faire pâlir. Sans se détacher de mon regard, il tire une dernière latte et entrouvre sa bouche d'où s'échappent d'épaisses volutes blanches, avant de tendre son bras pour écraser son mégot. Une paume chaude, frémissante, se pose sur ma joue, il avance son visage tout près du mien, me donne un baiser, puis dévie vers mon oreille à laquelle il chuchote tendrement :

— Je m'appelle Fabrice, enfin... Fabrizio Caccia, et je tiens beaucoup à toi, la blonde.

Il me serre dans ses bras et je l'étreins moi aussi, de toutes mes forces.

— C'est pour ça, murmure-t-il dans mon cou, qu'il faut que je sache tout. Je ne peux pas t'abandonner si tu es en danger.

Je m'écarte sans le lâcher, pour poser mon front contre le sien.

— Je ne veux pas que tu partes, mais tout ça, enfin... je veux dire... nous, c'est précieux pour moi. Il y a des choses que je ne peux pas t'avouer... S'il te plaît, s'il te plaît...

— Laura ! Je me suis ouvert à toi, tu crois que c'était facile ?

— Et tu voudrais me faire gober que je sais tout de toi ? Qu'aucune zone d'ombre ne subsiste ?

— Ça n'a rien à voir ! se récrie-t-il.

Je tremble, il s'en rend compte, saisit mes bras dans ses grandes mains, comme il le fait si souvent pour s'imposer, me rassurer ou me raisonner.

— Regarde-toi, tu trembles ! De quoi tu as peur, bordel ?

— Il n'y a pas que ce que j'ai fait, il y a ce qu'on m'a fait ! La vie est un vaste nuancier où danse le spectre de millions de couleurs. Pour se confier, il faut être prête et je ne le suis pas : ce que nous avons...

Je sens la tristesse s'ajouter aux sentiments qui me ruinent, je m'effrite lentement entre ses doigts. Je disparais, je meurs, un mot, une confidence et c'en sera fini de moi.

— Ne me force pas, parviens-je à articuler. Je n'ai pas envie de tout gâcher, tout pervertir, je préserve ce qui nous reste, je t'en supplie, fais-moi confiance ! Pitié... Fabrizio...

L'appeler par son prénom provoque une sorte de décharge qui le fait tressaillir, il desserre doucement sa poigne, lève un index replié pour cueillir une de mes larmes.

— OK, c'est d'accord, calme-toi...

Il m'attire à lui pour que je l'enjambe, m'enlace, effleure mon dos, caresse mes cheveux, m'embrasse sous l'oreille, le cou, respire mon parfum à pleins poumons, puis recommence. Je me décale pour prendre sa bouche, nous partageons un baiser avide, presque violent, exigeant, dément, torride. Je m'accroche à lui, suspendue à ses lèvres. Lorsqu'il arque son bassin, je comprends qu'il a envie de moi comme j'ai besoin de lui.

Alors, encore une fois, je cède, je plie, j'oublie...

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(1)Avouer


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