Plus un geste
Gucci
Je ne suis pas un grand dormeur. Trois ou quatre heures pour moi, c'est suffisant... Mais cette nuit, entre les draps frais de la jolie blonde, son souvenir me hante de façon indécente, ravivé par son parfum en suspension dans l'air et imprégnant ses oreillers, pénétrant ainsi mon âme de mille façons redoutables.
Pour ne rien arranger, les voisins du dessus semblent bien décidés à se lancer dans une scène de ménage nocturne. Rapide coup d'œil à ma montre : 3 heures du matin. Comme je ne parviens pas à trouver le sommeil, je me lève. Je me dirige vers le salon pour entrebâiller la fenêtre et fumer une clope comme Laura et moi l'avons fait, ensemble. Mais avant de m'installer, je jette un œil à son enceinte sur laquelle est restée plantée la clé USB, tel un poignard. Elle doit avoir sa musique sur son smartphone aussi... Et je zappe, je zappe, je zappe... Jusqu'à Dalida.
« Mon histoire
C'est l'histoire d'un amour
Ma complainte
C'est la plainte de deux cœurs
Un roman comme tant d'autres
Qui pourrait être le vôtre
Gens d'ici ou bien d'ailleurs... »
Et aussitôt, la voix grave et suave de Laura reprend possession de ma mémoire, berçant mon souffle avant d'emporter ma conscience, comme un chant de sirène.
Joue pas à ça, Gucci, tu vas bientôt te retrouver fracassé contre les rochers...
Je m'appuie près de la fenêtre et allume ma cigarette, pensif, tandis que la musique couvre en grande partie le bruit de la scène de ménage qui se joue de l'autre côté du plafond. Vivement que je me casse d'ici ; être enfermé entre quatre murs, ça me rend nerveux.
Il me reste quoi de côté ? Je fais le compte rapidos. Le pognon des casses, ça se dilapide plus vite qu'on ne le croit, celui du trafic aussi, on a rarement vu un gangster vivre riche et vieux. À deux ou trois cent mille euros par coup, avec ma sale manie de craquer mon fric dans le jeu et le luxe, il doit me rester quoi ? Deux cent cinquante mille euros tout au plus ? Pas de quoi tenir des lustres...
Il faut avouer que j'ai largement merdé dans ma vie : j'ai lâché les rênes, tout est parti en couille et la prise de conscience est amère. J'ai commencé les vols « en bande organisée » comme on dit, à l'aube de mes dix-huit ans, avec David, « Smith ». Le reste de l'équipe nous a suivis peu à peu. Au début, on se faisait surtout les petites banques, les supérettes, puis rien. On a fait un break après avoir failli se faire choper. Mais on avait pris de mauvaises habitudes : l'argent facile, d'abord, puis un train de vie coûteux, il faut bien le dire. Surtout moi, en fait. Parce qu'en plus de brûler la chandelle par les deux bouts, j'ai rencontré une fille, le premier grand amour de ma vie, et ça ne s'est pas très bien terminé. Maintenant, j'ai un point faible et une putain de dette à vie envers elle.
On a donc recommencé nos conneries, mais dans une variante peu commune : les caïds du grand banditisme. Nous sommes devenus des voleurs de voleurs. C'est là que Smith a hérité de son surnom : « le Baron ». Parce qu'en plus d'être un malfrat lui-même, il avait pour cible les criminels ; il était le « baron du crime ».
Aujourd'hui, j'ai trente ans. C'est déjà vieux pour un braqueur, une bonne carrière. Je suis conscient qu'elle touche « naturellement » à sa fin et ce, avec tous les ennuis classiques que récolte un voyou de mon genre : j'ai flirté de trop près avec la mafia italienne sur un chargement de contrefaçon, j'ai mis le doigt dans l'engrenage et alors que je pensais tenir ma revanche, je me suis fait broyer le bras. Ils ont découvert mon point faible pour me foutre à genoux, pire qu'un flingue sur la tempe ou un couteau sous la gorge. Je n'ai pas eu le choix, j'ai plus ou moins dû trahir mes associés et surtout, David, mon meilleur ami. Premier contrat sur ma tête, et pas des moindres, puisqu'il s'agit de ma famille de cœur.
Ensuite je me suis barré en Italie en espérant échapper à la vindicte du Baron... Mais Smith a la rancœur tenace, il finira par me mettre la main dessus, c'est une simple question de temps.
Et il m'est compté.
Comme si ça ne suffisait pas, je n'ai pas vraiment exécuté le contrat tel qu'il l'aurait fallu. Alors, forcément, la mafia m'est tombée dessus elle aussi. Deuxième contrat.
Pour sauver mes miches, il n'y avait qu'une solution : me refaire. Alors, j'ai essayé de doubler un gros bandit sur un pari et je me suis planté, troisième contrat sur ma tête. C'est là que j'ai compris : impossible de m'en sortir sans crever. Surtout maintenant que les flics ont décidé de pincer le parrain qui en a après moi.
J'écrase ma clope dans le cendrier, la boule au ventre.
J'ai jamais eu peur, mais là, j'ai tellement la trouille que j'en ai envie de gerber. J'ai tout perdu, pas de famille ni d'amis, personne à qui faire confiance. Plus seul que moi, y a pas, et en face, j'ai une armée prête à tirer à vue pour me descendre. J'épie chaque mouvement, chaque claquement de portière, chaque éclat de voix, choc, coup, cri. Je suis aux aguets et j'attends ma mort en tendant l'oreille, égrénant les secondes qui me séparent de mon dernier souffle, l'angoisse coincée dans la gorge.
Je suis un bandit en sursis, marié avec la mort. Alors, ce que je me dis parfois, c'est que je devrais monter un dernier coup, un gros, en solo. Je me laisserais prendre, volontairement, je sortirais d'une banque devant une assemblée de poulets armés jusqu'aux dents, un Desert eagle à la main, et je me ferais descendre dans une ultime rafale.
Fin de l'histoire.
Voilà pourquoi la jolie blonde m'obsède au point de ne pas réussir à fermer l'œil : elle sera mon dernier Éden avant d'y passer. Avant d'anéantir le clan Giombini qui représente une menace létale pour tous ceux que je laisserai derrière moi. Avant de partir pour l'Angleterre monter le casse du siècle. Elle n'est pas farouche ? Parfait ! Elle n'est pas fleur bleue ? Tant mieux.
Le plan idéal pour en découdre avec le grand cinéma qu'est ma vie, le voici : je n'ai jamais été si déterminé.
Agacé par le raffut du voisin, je m'interroge très sérieusement sur la conduite à adopter : plus ça va, plus il vocifère et plus sa nana hurle. Bruits de vaisselle, chocs, heurts en tout genre, ça devient inquiétant. Je choppe un balai, je tape trois bons coups francs en beuglant :
— Ta gueule, putain, tu vas lui foutre la paix à ta meuf ?
Connard.
Je balance le balai à travers la pièce, inspire profondément, observe ma main qui tremble. Je suis une bombe à retardement, prêt à exploser. Inutile de dire que, dans ce contexte, mieux vaut ne pas me chercher. Alors, j'essaie de me calmer, je m'assieds par terre, les jambes écartées, la respiration saccadée, la tête appuyée contre le mur, les yeux fermés.
Le type s'est tu, mais pas la gonzesse. Elle ne crie plus vraiment et gémit. Un peu trop fort du reste, faisant surgir d'horribles flashs dans ma tête, des souvenirs atroces, des réminiscences que je préférerais enterrer loin dans mon subconscient.
Calme-toi, calme-toi...
Mais rien n'y fait, je sais comment ça va se passer. Ce soir, toutes les conditions sont réunies pour me faire péter les plombs : les prises de conscience, les vieux démons de mon passé qui se donnent rendez-vous, les nerfs qui me lâchent.
Calme toi, bordel, calme-toi ...
Là-haut, la tempête fait rage même si le tumulte n'est plus aussi grand et je n'ignore pas ce que ça veut dire, je suis lucide. Et si les flics débarquaient, appelés par un des résidents ? Parce qu'il y a bien quelqu'un qui fera cesser ça ? Et si nul n'intervient, et si elle y passe ? Combien de femmes mortes sous les coups de leur conjoint depuis le début de l'année, déjà ?
Nouveau choc, suivi d'un cri étranglé.
Ça suffit.
Je me redresse, bien décidé à ce que le salopard du premier arrête se défouler sur la nana qui lui sert de punching-ball. Je mets mon jean à la hâte, je passe le calibre à ma taille, enfile mes pompes et quitte l'appartement en quatrième vitesse, furieux.
Impossible de me calmer.
Cette putain de nuit ressemble à un orage, tout est électrique, la foudre menace sans qu'on ne sache où elle s'apprête à tomber, le tonnerre gronde à en faire vibrer les parois de ma boîte crânienne. Et moi, je vais bientôt exploser. Faut pas me faire ça, pas la nuit : la nuit, je deviens fou.
Arrivé devant la porte, je tambourine, je frappe, cogne... rien à faire, il ne répond pas, ne bougera pas. C'est tout juste si la police les arrête, ces mecs-là. Sauf que ce soir, pas de chance pour cet enfoiré, il y a pire que les condés, il y a moi avec l'ouragan qui me dévaste et menace de sortir comme un mauvais génie de sa lampe pour tout ravager sur son passage.
— Ouvre, ouvre putain ou je vais tout péter !
Je n'attends pas qu'il réplique, je donne des grands coups de pied et d'épaule dans la porte qui finit par céder dans un vacarme assourdissant. Je me rue dans la pièce en mode automatique, sans réfléchir. Le type s'est retourné, mais il est encore courbé sur sa victime : je le pousse et saisis son tee-shirt. Il n'est pas très costaud, je le soulève d'un mouvement et l'envoie contre le mur où il s'abat à plein dos. La respiration coupée, il se plie. J'empoigne un pied de lampe qui gît au sol sans son abat-jour, l'ampoule explosée, et j'appuie l'extrémité brisée sur le côté de sa jugulaire en le maintenant plaqué contre la cloison.
— Je vais te tuer, je suis venu pour ça, tu sais ? ragé-je d'une voix enrouée, rauque et menaçante entre mes dents. Dis, tu le sais, ça, que tu vas crever ?
Il a peur, ça se voit dans ses yeux vitreux, ça se sent à son odeur âcre, je le perçois dans son immobilisme tout juste perturbé par quelques frémissements de terreur. Ces raclures de bidet, c'est vaillant pour lever le poing sur une meuf, mais quand ça trouve un adversaire à sa taille, y a plus personne. Des sous-merdes, des sous-hommes, tout juste bons à polluer le genre humain. Je le serre un peu plus, j'appuie davantage sur sa gorge.
— Écoute bien ce que je vais te dire, t'entends ? Ce que je suis en train de faire, c'est pas la première fois que je le fais. J'ai un flingue, alors, je vais te lâcher et te viser. Ensuite, je compterai les secondes jusqu'à quinze : j'en ai rien à foutre que t'aies des affaires à récupérer... TU-DÉ-GAGES ! Si à la fin du chrono, t'as pas vidé les lieux, c'est mon chargeur que je vide sur toi. T'as compris ?
Il ne dit rien, mais secoue frénétiquement la tête, alors je desserre ma poigne pour lui mettre une grande claque dans la gueule qui le fait trébucher :
— Bien ! Brave gars ! commenté-je avec un rire sarcastique et lugubre.
Je saisis mon arme et le braque :
— J'aurais vraiment espéré tomber sur un adversaire à ma taille pour qu'on me bute ce soir, crois-moi, je suis déçu à un point que t'imagines même pas !
Il se relève et détale, trébuche sur un coussin qui traîne au sol, se rattrape ; j'entame le décompte :
— Un, deux, trois, quatre, cinq...
J'entends sa course dans l'escalier, puis son pas résonne dans le hall.
— Dix, onze...
La porte cochère claque. Silence, enfin. Je perçois tout juste les halètements de la femme recroquevillée dans un coin. Je me déplace jusqu'à la porte dont la serrure a lâché. Par chance un verrou subsiste, je rabats l'huis, verrouille, prends une couverture sur le canapé et reviens vers la petite forme ténue qui grelotte au sol. Elle me regarde, les yeux démesurément écarquillés, terrorisée, tandis que ses larmes se mêlent au sang de ses blessures. Je dois lui paraître immense, alors, je m'accroupis pour la couvrir du plaid et me présenter d'une voix calme.
Oui, calme, calme, reste calme...
— On m'appelle Gucci. Je suis venu pour vous protéger. D'accord ? Vous comprenez ?
Elle acquiesce.
— Je vais sortir d'ici, j'ai fini ce que j'avais à faire. Je ne reviendrai pas, vous êtes à présent saine et sauve. Verrouillez après moi, prenez le temps de vous ressaisir.
Les paroles que je viens de formuler, elle ne le sait pas, mais je les ai prononcées des dizaines et des dizaines de fois. Je me lève, traverse le chaos de l'appartement, puis le quitte. L'orage est passé, les vents violents qui agitaient ma haine retombent. Une fois regagné le petit T2 de Laura, je m'enferme, avant de prononcer à voix haute et pour moi seul, la phrase rituelle qui clôt chacun de mes coups, tel un couperet, un rideau sur le final :
— Merci pour votre collaboration...
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(1)Le Desert Eagle est un pistolet semi-automatique, conçu au début des années 1980 par Magnum Research, aux États-Unis et par Israel Military Industries (IMI), en Israël.
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