La flamme...
Laura
Je m'attendais à ce qu'il me poursuive de ses ardeurs, qu'il me rejoigne dans la cuisine, mais il est resté dans la chambre. C'est donc seule que j'ai préparé le repas. Cependant, alors que je mets la table, il apparaît de l'autre côté du mur qui forme un comptoir entre le coin repas et le salon. L'air préoccupé, le regard ombrageux, une cigarette neuve qui attend d'être allumée entre les lèvres.
Comme je l'interroge du regard, il croise les bras sur la poitrine :
— Dis-moi... Bardot, t'es juste rentrée pour jouer les allumeuses et faire à manger ?
J'incline la tête sur l'épaule, en prenant un air intrigué :
— Tiens ! C'est vrai, ça ! J'avais oublié.
Je ne le quitte pas des yeux, l'index posé sur une moue dubitative. Ses pupilles se dilatent, ses lèvres fines se crispent sur sa clope, et j'aime ça. Je le frôle quand je passe, me déhanche un peu, séductrice, puis jubile... je fouille ensuite dans ma besace d'où j'extrais une cartouche de cigarettes.
— Cadeau !
— Nom de Dieu... souffle-t-il avec extase.
Je suis ravie de mon petit effet. Au rythme de sa consommation, il était évident que ses réserves allaient diminuer à vitesse grand V. Comme j'ai encore quelques tours dans mon chapeau, je fanfaronne :
— Et ce n'est pas tout !
Je tire de mon sac un de mes anciens smartphones, que je lui lance, mais je n'obtiens pas l'effet escompté.
— Tu me prêtes ta cabine téléphonique ? Putain, c'est trop d'honneur ! s'esclaffe-t-il.
Son rire emporte le mien.
— Imbécile, va ! J'ai changé de portable, je te file l'ancien.
— Et la SIM ? T'es au courant que c'est ce qui pose problème ?
Je hausse les épaules.
— J'ai deux lignes.
— T'as plusieurs numéros, toi ? Hein !
Il prend sa cigarette entre le pouce et l'index avant d'avancer jusqu'à moi, tout près, beaucoup trop.
— À quoi tu joues, bébé...
Susurré tout bas, je pourrais jurer qu'il ne s'agit pas des initiales de l'actrice à qui il me compare sans cesse, et c'est tellement bon, que j'en ferme les yeux. Juste un instant, une micro seconde, pour dissimuler mon trouble. Trop tard : un doigt se pose sous mon menton et le relève avec douceur.
— À rien, nié-je.
En réalité, je ne maîtrise pas l'attraction étrange que cet homme exerce sur moi et j'invente des prétextes pour l'approcher. L'abysse de ses fautes m'appelle tel un vide morbide entre terre ferme et profondeurs, sensuel mais fatal. Il me fascine comme la mort ou l'interdit, et le papillon sans conscience que je suis s'approche toujours plus de la flamme.
Tu vas te brûler, Laura !
Seulement, à force d'attiser la braise, le feu finira par prendre, et que consumera-t-il sur son passage ? Il se penche lentement, je frissonne avec délectation, c'est grisant. Sa bouche se pose au coin de la mienne pour effleurer ma peau comme un souffle, éphémère et léger. Ses doigts descendent le long de mon bras, prennent ma main en coupe, puis il chuchote à mon oreille en frôlant ma peau de ses lèvres :
— Garde-le, le jeu n'en vaut pas la chandelle.
Il pose fermement le smartphone au creux de ma paume, mes doigts se referment sur lui par réflexe. Lorsque Gucci se détache enfin, je reste plantée là, surprise.
— Tu n'en veux pas ? le questionné-je d'une petite voix fluette et aigüe.
Il rit, puis fait volte-face pour me prendre par les épaules :
— Ta question revient à me demander si je cherche à te tuer. Ma réponse est non. Il me faut des cartes yes(1), des SIM muettes, du pognon et une autre planque : sûre, lointaine. M'héberger, c'est déjà bien assez, tu as pris suffisamment de risques. T'as toujours pas l'air de réaliser, t'essaies de foutre les pieds dans un monde qui n'est pas le tien. D'ailleurs...
Il me lâche et s'écarte pour allumer sa clope, puis souffle longuement la fumée.
— Je ne sais pas pourquoi on s'amuse à se tourner autour, toi et moi. Tout ça pour une histoire sans lendemain, même pour un plan cul, ça vaut pas le coup.
Douche froide. Je fais un pas en avant, déterminée à imposer mon point de vue :
— Et alors ? Qu'est-ce que ça peut faire ? Je suis assez grande pour prendre mes propres décisions !
Il me sonde d'un regard d'acier aussi tranchant qu'une lame, un couperet implacable. C'est certain : je ne donne pas le change.
— Les bandits ont toujours fasciné les jolies filles, plus encore celles sans cervelle qui ont besoin de trembler pour se sentir vivantes. Pas toi. J'ignore qui tu es, mais à bien y réfléchir, je ne veux pas le savoir. T'es pas une gloussarde ramassée dans un bar, j'ai pas envie de te sauter à la va-vite comme une pute. Tu es jolie, encore plus que ta copine Salomé, tu as du cran. Sers-t'en pour trouver un gars qui a de la trempe.
— Je croyais que ce serait « rapide et à sec », rétorqué-je, avec amertume.
Un sourire se dessine sur son visage, illumine ses traits d'une victoire que je ne veux pas voir, tant elle me blesse.
— Tu serais déçue, bébé, va prendre ton pied ailleurs comme il se doit. Et maintenant, je ne voudrais pas casser l'ambiance, mais ce que tu as préparé sent foutrement bon.
Je reste plantée là, immobile, tandis qu'un poids énorme écrase mon cœur, broie ma poitrine, aussi lourd et froid qu'un iceberg qui me gèle tout entière. Je n'ose plus bouger tant j'ai peur de me briser. Il y a comme un mélange inédit de déception, d'humiliation et de révolte en moi. Le jeu est allé trop loin, Mahira avait raison, il souffle le chaud et le froid pour mieux bousiller sa proie. Nous y voilà, je me suis fait piéger et j'ai honte.
— Commence sans moi, balbutié-je.
Il s'installe alors, comme un automate, je pars chercher les plats dans la cuisine avant de les ramener à table. De la salade avec un hachis parmentier que j'avais laissé au four pour qu'il ne refroidisse pas. Il écrase sa clope, se sert, me sert, mais je ne m'assieds pas. Je pivote vers le canapé où j'ai posé mes affaires et, sans un mot, je sors. Avant de franchir la porte de l'immeuble, Gucci ouvre celle de l'appartement pour se précipiter à ma suite dans le couloir. Il saisit mon bras pour me retenir :
— Qu'est-ce que tu fous ?
Je ne parviens pas à interpréter son expression : de l'étonnement, de la... panique ? Celle de rester seul, encore, dans ce deux-pièces qui n'est pas le sien, à méditer sur cette vie qui lui échappe ?
— Tu as raison, Gucci, je ne suis pas à ma place à tes côtés. Je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête, j'ai dû me prendre pour ta complice et rêver de transgression dans un monde où le poids de la soumission m'étouffe. Mais ce n'est pas de toi dont j'ai besoin pour respirer, c'est d'air.
Je me faufile par l'ouverture. Mon cœur, déjà au bord de l'explosion, éclate quand la porte se referme. Il ne me retient pas, mais en même temps, pourquoi le ferait-il ?
Je ne veux pas m'apitoyer, je ne le dois pas. Ce type n'est rien pour moi et, à part quelques passes d'arme ambiguës, il n'y a que dalle entre nous. Je m'engouffre dans une bouche de métro, anonyme parmi la foule, puis monte machinalement dans une rame qui me mène jusqu'à la station de ma meilleure amie. J'envoie un message pour prévenir Mahira, elle me répond aussitôt : preuve qu'elle garde son portable à portée de main, comme à l'époque de leurs jeux de couple à distance, à elle et son petit ami.
Avec David, ils se sont rencontrés lors d'une représentation en province. Il était instantanément devenu fan, au point de venir la voir danser au cabaret parisien où l'on travaillait ensemble et où elle se produisait en résidence. Par principe, parce que les danseuses n'ont pas le droit d'avoir de contacts avec les clients, elle n'avait pas donné suite. Et puis, je pense qu'elle était réticente à l'idée de tomber sur un taré. Mais lui, ne s'est pas découragé : il lui a fait la cour à distance, longuement, patiemment, ne lésinant ni sur les messages ni sur les cadeaux. Devant cette dévotion, ces petits mots pleins de poésie, de charme, elle a fini par craquer, et ils se sont retrouvés.
Ce genre de love story vendait du rêve, leur lien faisait vibrer mon âme d'ado romantique. Seulement, ça n'a pas duré. Elle est partie le retrouver, là-bas, à Toulon. Elle y est restée quelques semaines, pour finalement rentrer au bercail. Sans son homme, avec une peine de cœur et un fugitif en prime : Gucci, cet enfoiré prétentieux qui, en ce moment même, squatte mon propre appartement.
J'ouvre le SMS que Mahira m'a envoyé, elle me demande de passer lui prendre un cadre A4 au Bazar(2). Je pousse jusqu'à acheter une revue people dans un point presse, histoire de lui changer les idées.
Je sonne à l'interphone, m'annonce et monte jusqu'au dernier étage. La fille qui m'ouvre n'est pas mon amie, c'est une autre femme. L'obscurité relative du palier, tout juste atténuée par l'ampoule faiblarde sous son abat-jour tulipe des années 60, ne parvient pas à m'offrir assez de clarté pour dissimuler les ombres qui lui mangent le visage, et pour cause ! Elles sont ancrées dans sa peau comme les stigmates de trop nombreuses nuits sans sommeil. Mahira ne dort plus, elle veille un amour agonisant qui s'apprête à rendre son dernier souffle. Elle aussi, s'est approchée de trop près d'une flamme. J'ai eu de la chance en définitive, j'ai pris conscience du danger bien avant, je m'en remettrai.
J'entre dans l'appartement en vrac où elle ne semble plus que survivre.
— Toi, ça n'a pas l'air d'aller... murmuré-je en la prenant dans mes bras.
— Si, au contraire, ça va passer, ne t'en fais pas. C'est juste que je n'ai pas l'habitude de gérer ce... genre de situation.
— Je t'ai ramené ce que tu m'as demandé, et ça, aussi ! annoncé-je en brandissant le magazine sous son nez. Les vacances de la Jet-set ! Ça te donnera peut-être des idées, qui sait !
Mahira est d'une beauté indiscutable, de celle qui vous marque au fer rouge. Grande, mince, malgré des formes voluptueuses, elle tient de sa mère algérienne des cheveux parfaitement noirs et de son père, des yeux d'ambre qui lui donnent un regard chaud. Le mélange des deux, tout en contraste, est fascinant. Pour couronner le tout, son corps divin rend fous tous les hommes, surtout lorsqu'elle danse. Autrefois meneuse de revue dans un grand cabaret parisien, elle espérait abandonner sa carrière pour se lancer dans le stylisme. Seulement, l'ambition coûte cher, alors en attendant d'avoir assez de fonds pour monter son affaire, elle a continué à danser, mais dans le burlesque. Elle a bâti pierre par pierre sa renommée dans ce milieu, jusqu'à se produire sur les plus grandes scènes internationales. Trouver un amant splendide, célèbre, qui l'emmènera loin d'ici dans une superbe villa ou une île de rêve, ça n'a rien d'impossible. Elle peut s'évader. Pas moi.
Pourtant, lorsqu'elle s'affale sur son divan sans même feuilleter ce que j'ai déposé sur sa table basse, je ne retrouve pas la femme fatale et lumineuse d'ordinaire.
— Il faut que tu te reprennes, la sermonné-je, bouge, voyage ! Tu ne voulais pas participer au prochain festival international de la Nouvelle Orléans(3) ?
Elle hausse les épaules.
— Je ne sais pas... Je me sens perdue, comme s'il y avait un avant, et un après. Je n'arrive pas à reconnecter ces deux bouts de ma vie fracturée.
— Alors, peut-être qu'il faut t'en bâtir une autre et laisser celle-là derrière toi.
— Sans toi ? s'indigne-t-elle.
— Je ne suis pas le centre de ton univers, je te suivrai comme je pourrai où que tu ailles. Ce que je veux, c'est ton bonheur.
Elle retient un sanglot avant de me prendre dans ses bras, j'en profite pour jeter un regard autour de moi, m'attarde sur le grand établi près de la fenêtre, où les étoffes et les patrons n'ont pas bougé depuis la dernière fois que je suis venue. Le mannequin non plus, n'a pas été rhabillé. Même sa passion ne l'emballe plus, je ne l'ai jamais vue comme ça.
— May... S'il te plaît, sois courageuse, ne te laisse pas abattre ! Parce que cette force qu'est la tienne, c'est la mienne aussi. Après tout ce qu'on a traversé, j'ai besoin de savoir qu'on s'accroche, toi et moi.
Elle renifle, essuie ses larmes, puis acquiesce.
— D'accord.
— Tu survivras, tu peux me faire confiance.
— Là, tout de suite, je n'en suis pas certaine ! plaisante-t-elle.
Elle rit doucement entre deux larmes pour délier la tension et se mouche.
— À propos, ajoute-t-elle, comment se porte Gucci ?
— Oh ! C'est un piètre connard comme tous les hommes, je suis certaine qu'il s'en tirera. C'est comme les chats : ils ont sept vies !
— Ah ? Je te croyais emballée par sa personnalité ?
— Ben pas tant que ça, figure-toi.
— Parce que tu as tenté de le séduire ! chantonne-t-elle pour me titiller.
Je me renfrogne, vexée qu'elle m'ait percée à jour avec autant de facilité, mais après tout, c'est ma meilleure amie ! Pas étonnant qu'elle parvienne à lire en moi sans trop de difficultés. Cela dit, je n'ai aucune envie de lui confier la cuisante défaite que je viens d'essuyer. Un jour peut-être, mais pas aujourd'hui, alors je me défends :
— Pas du tout. Il est con, tout simplement. Arrogant, imbu de sa personne, ingrat et prétentieux. Trouve-lui de quoi se tirer d'ici, qu'on n'en parle plus.
— OK, je vois, se marre-t-elle. Je t'avais prévenue !
Voilà exactement ce que je n'avais pas envie d'entendre.
— Je ne pensais pas que c'était à ce point.
Mahira m'abandonne pour se diriger vers la cuisine américaine. Elle pose une bouteille de blanc sur le bar, la débouche pour nous servir deux verres, puis revient au salon pour m'en offrir un. Une fois assise, elle trinque :
— Aux connards !
— Aux connards, répété-je.
Sans conviction...
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(1) Fausses cartes de crédit qui ne correspondent à rien, mais disent toujours « oui ». Employées pour qu'on ne puisse par remonter jusqu'à celui qui les utilise. Les muettes aussi, en téléphonie, renvoient à un faux propriétaire et sont changées régulièrement pour éviter les écoutes ou les repérages. Toutes les semaines en moyenne, mais il peut arriver qu'elles soient renouvelées plus ou moins souvent selon l'activité de celui qui en use et de la capacité du receleur à en fournir de nouvelles.
(2) « Le bazar de Belleville » est une boutique qui existe vraiment, située dans la rue du même nom.
(3) Le Festival Burlesque annuel de la Nouvelle-Orléans est un festival burlesque international, connu pour couronner la meilleure danseuse de strip-tease classique en tant que « Reine du Burlesque ». Il réunit les danseurs burlesques les plus glamour et les plus accrocheurs du monde pour trois nuits de performances dans la Nouvelle-Orléans. Des animateurs comiques, des chanteurs et des artistes de variétés étoffent les spectacles.
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Bonsoir à toutes ! <3
Alors, quelles sont vos impressions sur cette histoire ? On continue ? Je dois vous avouer que le démarrage est un peu lent, la catégorie romance, pas évidente pour gagner en visibilité ! ^^
Alors, n'hésitez-pas à en parler autour de vous !
À ce sujet, je voudrais remercier @ShirleyJowens de me suivre et d'encourager cette histoire ! Merci pour tes montages (Superbes ) et ton avis ! <3 Suivez-la, vous vous trouverez forcément un coup de coeur parmi ses histoires ! (Héritage, Entre elles et moi, Démons, sont de pures merveilles).
Allez, je vous souhaite un bon week-end et vous fais d'immenses bisous !
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