Formi(d)able
Gucci
Dans la cuisine, je fous un boucan d'enfer. Je me mords la lèvre pour ne pas me maudire en jurant à voix haute. Je n'arrivais plus à fermer l'œil – même si je n'ai pas beaucoup dormi cette nuit – je me suis donc levé aux aurores pour préparer le petit-déjeuner ou, du moins, un truc qui s'en rapproche. Je fouine dans ses capsules de café, ses innombrables mugs, ses accessoires girly auxquels je me suis finalement habitué ; ils vont sans doute me manquer. Je n'ai jamais vécu avec une gonzesse. Ma mère, je ne l'ai jamais connue. Mon père ? Je le voyais de temps à autre, entre deux voyages d'affaires, et lorsqu'il rentrait, c'était pour me foutre sur la gueule. Pour toute référence au foyer, j'avais un éducateur à domicile qui tenait lieu de garde-chiourme.
Mes conneries, je les ai commencées très jeune. La baise vite fait ça me va, c'est presque indispensable : impossible de viser une relation stable. Le seul qui s'y est risqué, c'est David, mais parce que c'était Judy, La femme. Elle était dans le même bateau, faisait partie de l'équipe, c'était différent pour eux. Même leur rupture n'avait rien à voir avec le milieu. Une gonzesse ordinaire, en revanche, c'est inenvisageable.
Il y a le risque qu'on te la prenne, qu'on te tienne par les couilles ou qu'on te demande une rançon. Elle peut aussi servir de cible pour une vengeance : les Italiens, par exemple, eux, ils ne s'embarrassent pas de formalités. Et puis, les accidents, c'est vite arrivé, on n'est jamais à l'abri d'une balle perdue. Les types comme moi sont condamnés aux femmes mariées, aux aventures d'un soir ou aux putes.
Non, avoir une petite copine, c'est hors de question. J'ai jamais gardé contact avec mes plans cul. Plus pour me protéger que pour d'autres raisons, du reste. Qu'elles s'attachent, ce n'est pas mon problème, mais moi, je ne peux pas les exposer au danger et fournir à mes ennemis un moyen de pression.
Le contexte n'a jamais été si compliqué, désespéré, je me suis même résigné à crever. Or, c'est là, maintenant, que la blonde me tombe dessus. C'est le pire moment de toute ma vie, celui où être seul est primordial alors bordel... Je suis furieux contre moi.
On a été forcés en somme, c'est ce que je me dis pour déculpabiliser. Pas le choix, je devais planquer chez elle et elle, il fallait qu'elle tienne ses putains de distances en logeant chez sa putain de copine !
De colère, je crispe ma poigne sur le plan de travail. Pourquoi j'ai picolé ? Pourquoi je l'ai rappelée ? Pourquoi elle s'est ramenée ? C'est malin, voilà où on en est maintenant ! À force de la côtoyer par obligation, de la croiser par nécessité, je me suis laissé avoir.
Elle me plaisait, elle m'a imprégné.
Telle de l'essence sur un torchon, de façon tout à fait comparable, j'ai pris feu. Et Dieu sait que les flammes me fascinent. Du coup, je me retrouve à crécher dans une bonbonnière fifties avec une blonde rockabilly aux faux airs de Brigitte Bardot.
Comme si mes pensées l'avaient appelée, elle débarque, plus désirable que jamais, alors qu'elle se lève à peine, après avoir passé la nuit à jouir dans mes bras. Débardeur long, petit boxer, pieds nus, cheveux négligemment relevés. Le maquillage a coulé sous ses yeux et approfondit son regard de manière hypnotique. Il n'y a rien d'apprêté en elle et, pourtant, elle est sublime. Impossible de passer outre le désir qui me prend en étau, pas moyen de rester indifférent quand elle s'approche, pose une main délicate sur mon avant-bras, puis se hisse sur la pointe des pieds pour me donner un baiser chaste... mais involontairement tentateur.
Et j'oublie tout.
Que dans un avenir proche, ma tête se jouera à quitte ou double, que dans le monde où je vis, elle n'a pas sa place, que le bonheur ne peut être que fugace ou matériel chez moi. Elle balaie les évidences d'un simple souffle, juste en respirant, c'est incroyable. Je passe un bras autour de sa taille pour la serrer contre moi et profiter de son odeur, de cet instant qui va mourir en emportant toute mon humanité.
— Bonjour, miaule-t-elle d'une voix aussi délicate qu'enrouée.
— Bonjour, petite chatte.
Je l'embrasse à mon tour, j'y mets beaucoup plus de tendresse que je ne le voudrais, mais il est clair que de toute manière, j'ai merdé. J'aurais dû tenir le rôle de l'enfoiré de service, ne pas faire plus que me la taper, profiter de quelques délices charnelles avant de quitter ce bas monde. Je ne sais même plus à quel moment j'ai commencé à jouer à Monsieur Tout-le-monde, pour finir coincé entre deux cuisses, fait comme un rat.
Dans quelques heures, je monterai dans un avion pour Londres avec de faux papiers et une nouvelle vie sous le coude. Il faudra lui dire au revoir, peut-être même adieu. Je me détache, tremblant, pas tout à fait moi-même, pas tout à fait un autre, un peu paumé aussi(1).
— J'ai... j'ai fait du café, balbutié-je.
— Merci.
D'un geste de la main, avec une expression avenante, je l'invite à s'asseoir. Je lui amène son mug préféré, avec les contours de chat sur fond noir. À contre-jour, le soleil qui passe par les persiennes l'auréole de lumière, comme l'ange qu'elle n'est pas, face au damné que je ne suis plus : elle a racheté mon âme aux enchères du hasard. Sans parler d'amour, avoir assez d'estime et de tendresse pour quelqu'un, ça fait quand même un bien fou.
Il faut dire qu'elle n'est pas seulement cette jolie poupée désirable qui me fait lever la queue, sa personnalité est bien plus complexe, sombre. Je ne sais pas ce qu'elle a foutu exactement, si elle protège sa copine ou si elles sont complices, mais je suis prêt à parier que son patron n'a pas fait le grand saut tout seul. S'il est mort de façon naturelle, alors quelqu'un a dû filer un coup de pouce à mère nature. Comment est-elle impliquée ? A-t-elle assuré ses arrières ? Elle a refusé de me le dire, probablement parce que le mobile est trop personnel, trop sale. Des gens comme elle, dans l'underground de la légalité, j'en ai croisés assez pour les reconnaître. Le bandit, le criminel vit en meute, une société dans la société. À part les tueurs en série, quatre-vingts pour cent des voyous aiment se sentir entourés de gens plus ou moins désaxés, marginalisés. Je suppose que c'est un moyen de racheter ses péchés ou d'amoindrir ses fautes. Histoire de cohabiter plus facilement avec cette conscience défectueuse qui est la nôtre.
En définitive... c'est peut-être ça qui nous a insidieusement rapprochés.
— Tu décolles quand, déjà ? s'enquiert-elle.
— 11 h 50.
L'horaire m'arrache la bouche, me brûle les lèvres. C'est dégueulasse à dire, amer à avaler. Le petit-déjeuner reste silencieux, comme une veillée funèbre. Ce sont nos espoirs qu'on enterre. Je débarrasse ma table, puis pars me doucher. J'ai sorti un costard, elle a repassé ma chemise, je me suis imaginé des trucs, encore... des banalités douloureuses, celle d'un couple ordinaire, madame qui s'occupe des affaires de monsieur avant qu'il ne parte au boulot. Une scène anodine hors de portée qui prend des allures de trésor. Je n'irai pas jusqu'à envisager ma vie avec elle, c'est un peu tôt pour délirer sur ce genre de truc, mais il faut avouer qu'elle sert parfaitement de support à mes fantasmes. Elle est là et... c'est étrange, mais tout colle.
Sauf qui rien ne se fera, aucun rêve ou projet ne se réalisera. C'est comme ça.
En rassemblant mes derniers effets personnels, je me rends compte que j'ai laissé du bordel partout, et que j'ai un peu trop pris mes aises chez elle. Laura passe, fugace, comme un coup de vent. On s'évite un peu je crois, nous avons des choses à dire, tellement que ça nous étouffe, mais c'est trop compliqué à partager. Concrétiser tout ça par des paroles, ce serait donner vie à nos craintes, on préfère les ignorer.
Quand je l'entends chanter dans sa chambre, je me retiens de l'y rejoindre. La dernière fois, j'ai décalé mon départ, pris à la gorge par la beauté du tableau que j'avais sous les yeux, subjugué que ça puisse m'appartenir, même un peu. Si je recommence, je ferai pareil. C'est un coup à rester dans les parages et à la mettre en danger.
Alors je m'allume une dernière clope en tendant l'oreille pour capter sa douce voix grave qui m'emporte, ce timbre sensuel qui restera toujours unique pour moi. Un chant de sirène, c'est vrai : tel que je l'avais prédit, je suis allé tout droit m'encastrer sur les récifs. Et je coule.
Je plisse les yeux, puis me concentre pour identifier ce qu'elle serine à voix basse : Dalida, bien sûr. Les frissons m'envahissent, je pourrais presque sentir mes yeux piquer. On va se quitter comme on s'est accrochés, sur le même morceau qu'elle entonnait d'un air provocateur. Si j'avais su, à ce moment-là, qu'il y aurait un avant, puis un après !
Le silence se fait enfin. Qu'est-ce qui se passe ? Elle pense ? Elle range ? Elle pleure ? Je me fais violence pour ne pas aller chercher la réponse à mes interrogations, quand finalement, elle revient.
On s'observe, elle et moi, avec une tension si forte, palpable, que nous pourrions la trancher. Elle m'approche, lentement. Elle s'est parfumée, mais je regrette son odeur, celle de sa peau et du sexe consommé, cette fragrance de nous qui flotte encore un peu dans la pièce, comme un aimable fantôme.
J'hésite un instant, puis je l'entoure de mes bras, dans un geste malhabile. Je me baisse légèrement pour murmurer à son oreille quelques paroles que j'ai apprises, en douce. C'est une sorte d'aveu, parce que je n'osais pas lui dire que cet air de Dalida, je l'ai passé en boucle en ne pensant qu'à elle. Comme un ado qui se refait le dernier slow tendance dans sa chambre, et imagine de quelle façon il invitera sa prochaine conquête : la star du lycée ou la plus jolie fille de la classe.
— Il va falloir y aller, chuchote-t-elle.
— Je sais...
Tandis que je la berce contre moi, je fredonne le refrain de cette chanson... Notre chanson. Un sourire triste incurve ses lèvres, puis elle murmure :
«... Avec l'heure où l'on s'enlace,
Celle où l'on se dit adieu,
Avec les soirées d'angoisses,
Et les matins merveilleux ».
Nos regards s'accrochent sans ciller, comme on s'agrippe à une dernière chance ou un ultime souvenir. Dans ses yeux, les larmes montent et menacent de déborder. Je n'aurais jamais cru que vivre ça puisse être si dur.
— S'il te plaît, bébé, ne fais pas ça. Tiens le coup, il le faut.
Elle acquiesce en reniflant, je l'embrasse sur le front, récupère mes bagages, mes effets personnels avant de quitter son petit deux-pièces, sa main fine, frémissante dans la mienne.
Plus le temps passe, plus je respire mal. Il y a des couples qui se forment, se déforment, se trouvent et se séparent, puis il y a nous. Deux cons sur la banquette arrière d'un UBER parisien, pris dans les bouchons de la capitale, à prier que ça cesse : la maldonne, le destin, la fatalité de la vie. Je voudrais hurler dans l'espace confiné de cette putain de bagnole, lui crier que j'ai envie d'essayer, de voir au-delà d'un plan cul ce qui pourrait se passer, m'excuser aussi ! D'avoir été ce crétin égoïste et bourré qui pensait que quelques parties de jambes en l'air le soulageraient, alors que c'est tout le contraire. Maintenant, je me rends compte de tout ce que je pourrais avoir et que je n'aurai jamais.
Bien fait pour ta gueule, porte ta croix, connard.
À Orly, pendant que je règle les formalités de mon départ, je lui jette des œillades envieuses. J'ai juste envie de la braquer, elle, de prendre un billet quelconque pour un autre pays, au bout du monde. Comme un de ces grands du banditisme qui se la coulent douce là où il n'y a pas d'accords d'extradition, mais je suis déjà allé trop loin avec elle, je veux pas lui imposer une nuit éternelle sans rêves.
Je m'approche de la ligne de sécurité où se vérifient les identités, les billets, cet espace où elle ne pourra plus me suivre. Je m'arrête, une dernière fois.
Je laisse mon sac tomber à mes pieds.
Je la dévore des yeux comme si pour survivre, je me devais de boire son reflet.
La douleur me brise les côtes, les remords, la rage mélangés.
Je l'embrasse, un baiser interminable qui ressemble à l'éternité, jusqu'à ce que résonnent les appels au micro, que le quotidien nous rattrape comme un voyou en cavale pour nous passer les bracelets.
J'ai la haine putain...
Je me penche pour murmurer :
— Oublie-moi, maintenant, bébé. Sans pleurer, s'il te plaît.
Mais c'est moi qui ai envie de chialer, alors je me casse sans me retourner. Comment je vais les effacer, moi, ses allures de poupée, ses répliques assassines, ses coups de gueule, ses coups de reins, mon coup de foudre...
Et une chanson de Stromae que j'ai en tête, qui me saoule, qui me défonce le cœur et le crâne.
« Formidable, formidable...
Tu étais formidable,
J'étais fort minable,
Nous étions formidables. »
https://youtu.be/hfOkfmPABJw
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(1) Clin d'œil à Paul Verlaine – Mon rêve familier
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.
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Bonsoir à toutes !
Et voilà ! Cette première partie est terminée ! :-)
Dans l'absolu, si je le voulais, si cette histoire ne devait être qu'une nouvelle, je pourrais m'arrêter ici ! ;-)
En fait, je pense diviser le roman en trois. Première partie ? La planque...
Vous en pensez-quoi ?
Vous avez aimé ?
Comment vous voyez la suite ? Quel sera le titre de la deuxième partie selon vous ! :-)
Bisoussss !!
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