Rome
Si les rares badauds qui se promenaient dans la cité cette nuit-là avaient pris la peine de lever les yeux, ils auraient remarqué un homme à moitié nu, enveloppé dans une toge, descendre avec vigueur une des tours qui s'élevaient là. Le grimpeur semblait connaître son affaire, car pas une seule fois il ne vacilla, comme s'il possédait la voltige dans le sang. Au moment où il atterrit sur le sol pavé, un visage apparut à la fenêtre qu'il venait de quitter quelques instants plus tôt. Du plancher des vaches, on ne pouvait comprendre ce que la personne vociférait, mais son ton agressif ne laissait que peu de doutes sur ses sentiments. Les cris de colères continuèrent encore quelques instants, puis l'homme retourna en trombe au sein de sa demeure. Le voltigeur ricana à la vue de la fureur du cocu, et s'enfonça rapidement dans une ruelle adjacente avant que quiconque ne puisse mettre la main sur lui. Heureusement pour le fuyard, il était aisé de disparaître dans les venelles tentaculaires de Rome, plus grande cité du monde connu. En cette nuit sans lune, le monde avait disparu dans les ténèbres, et les rares torches ne suffisaient pas pour percer cette noirceur d'encre.
Confiant quant à ses chances de s'en sortir, le fugitif cessa au bout d'un moment de courir et reprit une allure plus sereine. Il n'avait pas entendu de poursuivants potentiels à sa suite - ce qui est d'habitude le cas - et estima que personne ne se donnerait la peine de lui donner la chasse. Après tout, il n'y avait pas eu mort d'homme.
Quelle triste monde que celui où la passion est réprimandée de la sorte, pensa-t-il.
Il avait passé une agréable nuit dans cette tour, et n'avait presque pas eu besoin d'user de ses artifices pour séduire la bourgeoise. Mais les bonnes choses avaient une fin, et à présent, il lui incombait de rentrer dans son royaume. Arrivé à l'aqueduc, en périphérie de la capitale de l'Empire, il décela un endroit à l'abri de tous les regards et entreprit d'entamer ce rituel réalisé déjà des centaines, des milliers de fois. Posant la main sur la roche froide et humide d'une des colonnes du monument, il se concentra pour faire apparaître le passage vers l'Olympe. La vie des dieux se révélaient parfois plutôt ennuyante, et celui que les mortels nommaient Jupiter en ces contrées, ou plus justement Zeus ailleurs, aimait à se rendre sur leur plan pour se distraire. Il appréciait particulièrement d'assouvir ses pulsions avec les mortelles, au grand dam de sa sœur. Son sourire béat s'effaça cependant bien vite quand il s'aperçut que cette fois, rien ne se produisit. Pire encore, il lui semblait entendre des clameurs hostiles, accompagnées d'aboiements, se rapprocher. Il se concentra de plus belle. En vain. L'espace d'un instant, il se demanda si lui-même n'était pas devenu mortel. Idée que le Roi des Dieux chassa bien vite, bien plus rapidement que ce sentiment de malaise sous-jacent qu'il ressentait.
Évidemment quelque chose n'allait pas. Pour la première fois depuis des siècles, depuis les guerres contre les Titans, ce sentiment oublié, si caractéristique, sans nul autre pareil, ressurgissait en lui, telle une mauvaise graine qui poussait. Zeus avait peur, pas tant des mortels en eux même, mais de leurs actes : il savait plus que quiconque que beaucoup d'entre eux se révélaient bien vicieux. Ayant passé une grande partie de son temps à les observer, il ne savait que trop bien de quelle manière les humains rendaient la justice.
Il n'eut pas le temps de poursuivre plus avant ses interrogations, car le groupe semblait se rapprocher. Zeus ne pensait pas pouvoir mourir mais il prit tout de même ses jambes à son cou. Au bout d'une course qui lui paraissait interminable, Zeus commençait à sentir son corps faiblir, la sueur coulait abondamment sur son dos, son cœur battre. Bref, il ressentait de la fatigue, un état que jamais il n'avait ressenti. Par ailleurs, il devait avouer qu'en réalité, les rues finissaient par se ressembler toutes, et qu'il avait bien de la peine à déterminer sa position au fur et à mesure de sa fuite. Cerise sur le gâteau, le bruit de la horde semblait bien plus proche, à deux ou trois pâtés de maison de sa position.
Cette nuit avait pourtant si bien commencé, qu'est-ce qu'il s'est passé tout à l'heure ? Aurais-je perdu mon essence ? s'interrogea-t-il.
Au détour d'un angle, il tomba nez à nez avec un groupe d'hommes patibulaires. Ils possédaient tous ce même signe distinctifs : un sigle qui représentait un étrange poisson, que ce soit sous forme de pendentif ou d'écusson sur leurs vêtements. Le roi des dieux le repérait de plus en plus fréquemment ces derniers temps. L'un d'eux hurla :
« Il correspond à la description, on l'attrape !
- Belle escapade cela dit, ajouta sardoniquement un autre.
- Jolie course les gars, vous m'avez eu, que diriez-vous d'une bourse bien remplie pour récompenser votre peine ? proposa Zeus avec un grand sourire.
- Nous n'avons que faire de ta vile monnaie, lança un autre, notre Dieu est tout ce qui compte.
- Votre dieu ? Romulus ? Écoutez, je connais très bien les mœurs romaines et je pense qu'il ne m'en tiendra pas rigueur, argumenta le dieu.
- Tu oses parler de ce culte impie, païen et archaïque ? Demanda un homme à peine sortie de l'adolescence."
Celui là a bien appris son texte. Pas de chance d'être tombé sur cette bande d'illuminée.
« Croyez le ou non, mais je suis moi-même un homme de foi, bien plus que vous ne pouvez l'imaginer. Je suis sûr que nous pouvons nous entendre, tenta-t-il de nouveau.
- Le Ciel te jugera, dit l'un des hommes en hochant légèrement la tête."
Finalement, quelqu'un l'assomma par derrière sans crier gare, et il tomba dans l'inconscience.
Il se réveilla dans une cellule. Quatre murs de pierres massives et une solide porte en bois. Une torche allumée dans un coin lui procurait sa seule source de lumière. L'arrière de son crâne le lançait, et sa vision mit quelques instants à retrouver sa netteté. Ses geôliers l'avaient attaché au mur, en croix. Ses bras commençaient déjà à être douloureux.
Au bout de ce qui lui sembla être une éternité, la porte de sa cellule s'ouvrit. Un vieil homme entra, accompagné de quelques légionnaires. Le nouveau venu avait réussi le tour de force d'être richement vêtu mais de manière sobre. Les bijoux dorés des nantis avaient laissé la place à des étoffes soyeuses et colorées. Il respirait l'autorité.
« Maintenant que nous sommes comme de la même famille, grâce à tes frasque, laisse-moi me présenter, l'étranger, s'exclama-t-il d'une voix doucereuse. Je me nomme Gaius, et j'officie depuis peu en tant que sénateur dans la plus belle des cités du monde. »
A cause de ses vertiges, le dieu eut toute la peine du monde à se concentrer sur les paroles de son geôlier.
Et maintenant quoi ? Je ne pense pas qu'ils me croiront si je leur dis que je suis leur plus haute divinité, je connais les hommes, et ils sont obtus.
« Vois-tu, l'une des clés pour réussir en politique, c'est de manier le port des masques, de savoir jongler constamment entre la face privée et la face publique. Aux yeux de mes pairs, en plus de siéger au Sénat, je suis un brillant écrivain, un historien curieux et ouvert au monde. Je suis respecté, et sans vouloir trop m'avancer, je dirais même pris en exemple par certains.
- Où veux-tu en venir ? demanda le prisonnier d'une voix rauque.
- Et bien, si je fais très attention à l'image que je laisse paraître en publique, je suis quelqu'un de très différent dans la sphère privée. Il est parfois compliqué de subir toute cette pression sociale au quotidien, et nous autres, hommes de scène, avons parfois besoin de la relâcher.
- Je te saisis très bien, mais malheureusement, je ne mange pas de ce pain, comme peut-être as-tu pu le noter, ricana Zeus."
Le sénateur se leva d'un bond et lui envoya une claque monumentale. Ce corps frêle de vieillard renfermait en réalité une sacrée force. Zeus sentit un goût nouveau dans sa bouche, sûrement celui du sang.
« Pour avoir osé toucher ma femme, l'étranger, je vais te détruire ! Je vais t'envoyer nous divertir au Colisée avec les autres vermines de ton espèce ! Tu supplieras qu'on t'achève, et tu mourras comme un chien à la vue de tous ! »
Sur ces promesses, il se leva en trombe. Tous sortirent de la cellule, en prenant soin d'emporter la torche avec eux. Zeus se retrouva seul dans le noir, avec pour seule compagnie le bruit des rongeurs qui grattaient le sol.
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