Sales bêtes.

Confinement - Jour 3

Avec tout ce grabuge, ils ont dû fermer plein d'endroits, les endroits qui ne servent que parce qu'on y va, et comme on n'y va plus, car on n'a plus le droit, ces endroits ferment. Quand il s'agit d'une simple petite boutique de souvenirs, ça ne fait pas de raffut, tout va bien, on fait comme si le lieu n'existait pas et de toute façon comme personne n'y va plus, c'est tout comme si. Maintenant ce sont plutôt les souvenirs qui nous viennent naturellement, gratuitement, sans aucun geste barrière. Car il y a des endroits qui ferment mais qui peuvent difficilement se le permettre l'esprit tranquille, c'est le cas des zoos. 

Au zoo, il y a des bêtes qui vivent, et les bêtes, c'est presque comme des gens, on peut difficilement les laisser moisir là, moralement parlant ça n'est pas tip top. Alors ils les ont toutes libérées de leur cage. Certaines ont l'humeur sédentaire, et restent tout de même chez elles, en tentant de ne pas s'abandonner à leur anarchie naturelle - il ne faudrait tout de même pas recommencer à s'entre-dévorer. Enfin, c'est une politique sur laquelle je ne m'attarderai pas, car je n'en sais pas grand chose, j'entends seulement leurs débats du coin de la rue, et c'est un déluge de cris et de beuglement incompréhensibles, à croire qu'elles ont pris modèle sur nos parlements modernes. Qui plus est, ils n'en ont pas parlé encore au poste, je ne crois donc pas pouvoir avancer quelque affirmation fiable que ce soit sur le sujet. C'est qu'il serait bien imprudent le journaliste qui irait fourrer son nez dans cette jungle ! De toute manière il n'aurait pas le droit, ce serait trop risqué, il faut endiguer avant tout.

Mais les bêtes ont cela d'inconvénient qu'elles n'en font qu'à leur tête. Celles qui n'ont pas le cœur à rester dans le zoo filent sans se formaliser des directives présidentielles. Là encore, chacune a son motif : les tigres et les lions se languissent de proies faciles, autant les laisser courir la plaine, au pire ils dévoreront quelques passants imprudents. Ce n'est pas si grave que ça, puisqu'ils n'auraient pas dû passer de base. D'autres bêtes sont loin de s'enfuir par cruauté, certaines ont simplement besoin de liberté, ou juste de changer d'air. Hier matin j'ai pu voir passer un éléphant qui remontait la départementale. Il n'était pas discret, j'en avais une vue très nette depuis ma fenêtre. Le sol tremblait à chacun de ses pas. Sans menaces pourtant, le pachyderme avait plutôt l'allure chantante. Je le plaignais : et s'il se faisait contrôler celui-là ! Il n'aurait pas d'excuse.

"Qu'avez vous à dire pour votre défense ?

- Désolé monsieur l'agent, je me suis juste trompé."

Prison ferme hors de la prison pour celui-là. (Les prisons ayant aussi relaxé leurs prisonniers, ce qui les a, dit-on, suffisamment détendu pour qu'une fois dehors ils soient parfaitement inoffensifs, cela, nous verrons.) 

Laissons ce pauvre gars. J'aurais dû savoir qu'habiter si proche d'un zoo ne m'attirerait pas que des bonnes surprises. Mais qui pouvait prévoir la crise ? Et qui pouvait prévoir aussi quel genre de surprise précisément j'allais me coltiner ? Du moins pas moi ; je l'ai eu bien dans l'os.

Je me suis réveillé au matin. J'aimerais bien dire 'comme à mon habitude',  je n'ai pas l'habitude de ne pas pouvoir le dire, mais je ne le peux pas. Tout est différent depuis peu. Les choses ne font qu'empirer. Je tente pourtant, je tente de rétablir une routine, peu à peu. C'est dur. On a beau piteusement tenter de ne pas voir que sa porte a été crochetée pendant la nuit, c'est dur. On se retourne : non, pas crochetée, arrachée à ses gonds, défoncée par le milieu dans ce qui ne peut être qu'un puissant coup de rage ! A peine le temps de s'en remettre que, patatras, on trouve un dromadaire dans son salon. ça crispe, ça pour sûr. Un dromadaire, mais un vrai, un gros, une sale bête aux poils dégouttant de sable. Quand je me suis trouvé nez à nez avec lui, les yeux plongés dans ses grands yeux désertiques, je dois vous l'avouer, j'ai hurlé. Doucement, quand même, par à-coups, pour ne pas le rendre plus violent qu'il faudrait, et ménager mon pauvre foie, qui a beaucoup souffert de mon tempérament bilieux dans ma jeunesse, et me préserver de la curiosité des voisins qui seraient les premiers à me dénoncer aux services sanitaires.

Avec diplomatie, j'ai pris soin d'esquisser quelque faciès rassurant, et me suis esquivé à petits pas. J'ai fermé la porte de la cuisine, sans claquer, sans non plus la laisser grincer. La porte était en verre. De là, je voyais quand même le dromadaire, bien en face, mais flou. Il semblait se dissiper comme un brouillard marronnasse. J'ai prié pour qu'il se dissolve totalement dans le grain de la vitre, mais il est resté là, fixement, comme une tache monstrueuse sur la cornée. Pas question de sauter par la fenêtre, non, je tenais à mes jambes. J'ai donc opté pour la solution la plus pragmatique : m'accroupir les mains contre les oreilles et patienter jusqu'à la disparition de la bête. J'ai attendu des heures. En ouvrant les yeux, je me suis rendu compte que ces heures n'étaient en réalité que dix minutes, et que je ne pourrais pas décemment attendre les heures effectives que j'avais pourtant senti passer. J'ai tendu l'oreille - rien - plus tendue encore - une respiration, fine et apeurée - avait-il peur comme moi ? - et un pouls rapide, paniqué... Non, c'étaient ma respiration, et mon cœur que j'entendais. L'autre ne disait rien. Il a bien fallu prendre mon courage à deux mains.

Sans rien perdre de ma prudence, j'ai lentement ouvert la porte qui me séparait de l'intrus. Il a ainsi retrouvé la consistance de sa forme, aussi troublante soit elle. Il n'avait pas bougé d'un pouce, et ne laissait rien paraître qui puisse trahir la moindre joie au signal de ces retrouvailles. Je crois qu'il était un peu perdu. De fait, je connaissais très bien le zoo d'à côté, et jamais je n'y avais vu un seul camélidé. D'où pouvait-il donc venir ?

A peine avais-je formulé cette pensée que, comme si réellement, il m'entendait, le dromadaire m'a répondu. Il s'est mis à émettre non pas un de ces grognements si spécifiques aux bêtes à la sotte mâchoire, mais une véritable parole, comme issue d'un vieux dialecte touareg, qui s'élaborait au fil des phrases pour se rapprocher peu à peu du français. A la fin, je le comprenais parfaitement. C'était une série incongrue de mots bizarres, mais étrangement familiers, comme une litanie des temps anciens. En voyant dans mon regard une très faible lueur de connivence, le dromadaire s'est tu une seconde, s'est éclairci la voix, puis m'a demandé asile, avec un drôle d'accent qui ressortait parfois. Il s'est excusé pour les désagréments, m'assurant toutefois qu'il me les aurait épargnés s'il avait eu le choix. Il devançait chacune de mes questions, aussi je restais simplement bouche-bée face à l'incroyable récit de ses mésaventures, que je vous résume ici - nous entrerons plus avant dans les détails dans la suite de la semaine, car ces petites historiettes forment un dégrippant plutôt efficace face à l'ennui qui me ronge.

On croit visiter un zoo, pour en voir toutes les bêtes, et repartir les mirettes repues. Mais ce qu'on ignore, c'est qu'il y a nombre d'animaux qui n'aiment pas être vus, ou bien qui ne supportent pas les hommes. Ceux-là, on les fait vivre dans des enclos privés, à l'abri des gêneurs. Pour mon dromadaire, c'est autre chose. Non pas qu'il déteste être observé, il n'a rien contre un peu de compagnie, fût-elle fugitive, mais il est de ces bêtes qui ne peuvent pas être vues.

Soyons totalement francs : un dromadaire ne sait pas parler, et mon hôte n'a du dromadaire que la forme. Il s'agit d'une espèce plus rare encore, presque légendaire, que l'on appelle hebdromadaire. L'hebdromadaire est une sorte de chameau retranché d'une bosse, qui a pour particularité de n'exister qu'un jour par semaine. Lui, c'est le jeudi. Comme il n'apparaît que quelques heures par semaines, son espérance de vie est de plusieurs centaines d'années. Le reste du temps, il échappe aux barrières conventionnelles de l'univers, il ne vit pas vraiment, il végète plutôt dans un état mystérieux. Le jeudi suivant, il réapparaît à l'endroit même où il avait quitté sol. 

Vous comprenez qu'on ne peut pas décemment présenter pareille bête aux foules d'enfants qui flânent le long des parcs animaliers. Ils ne peuvent pas comprendre. Ils ne voudraient pas admettre. Alors, les vétérinaires s'occupent des quelques individus qui ont bien voulu prendre les plus belles suites zoologiques comme résidence. Ils sont aux petits soins pour les hebdromadaires ; et de fait, un seul professionnel peut veiller au bien-être de jusqu'à sept animaux, qui partagent les mêmes appartements sans pour autant jamais se croiser. Aussi, les hebdromadaires du jeudi eux-mêmes savent et assument qu'ils ne pourront jamais rencontrer leurs congénères du lundi, mardi, mercredi, vendredi, samedi et dimanche. Une vieille légende court parmi eux, qui dit que la race provient d'une désagrégation d'une caste plus noble encore : les grands anciens avaient le pouvoir de maîtriser intégralement leur contenance temporelle. Or, une querelle avait dû éclater, au terme de laquelle les fils du désert ont été contraints par leurs pères de se séparer en sept factions, à jamais incapables de se rejoindre.

Tout cela paraît difficile à gober, je vous l'accorde, mais vous auriez vous aussi pris un peu de recul si pareille description vous avait été faite de la bouche même de la créature en question. Mon hôte s'est alors octroyé le droit de rester ici jusqu'à jeudi suivant, au moins, avançant que de toute manière il ne prendrait pas beaucoup de place d'ici là. J'ai eu à peine de temps de bégayer mon accord résigné qu'il a avachi son imposant postérieur sur mon pauvre sofa. Je lui ai demandé son nom. Il n'en avait pas, du moins pas dans ma langue, et pas exprimé comme ça. Il s'en référait à ses comparses à l'aide de signatures dimensionnelles ou je ne sais quoi qu'on retrouverait dans une mauvaise prose de science-fiction. De toute manière, je ne risquais pas de le confondre avec un autre dromadaire de passage, à moins que tout le reste du zoo s'invite à sa suite, faisant de mon logis une infortunée Coronarche de Confinoé. 

Il s'est égaré un peu en anecdotes sur son enfance et les après-midi à badiner à l'oasis, sans jamais attaquer le vif du sujet, à savoir pourquoi il s'était retrouvé confiné avec un homme qui tenait tant à sa sérénité. Puis, alors qu'il était au milieu d'une phrase, il a disparu, tout net.

J'ai vérifié partout, tâtant le moindre millimètre de ma demeure : je peux désormais affirmer qu'il s'est bel et bien volatilisé, sans user de quelque artifice d'invisibilité que ce soit. Il a juste cessé d'existé. Quant à moi, j'attends de pied ferme le jeudi suivant pour m'expliquer avec lui et le faire déguerpir en bonne et due forme, et gare à toutes les autres sales bêtes qui voudraient troubler ma réclusion !

Reste qu'il me faut trouver une nouvelle porte.

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