Remugles.
Confinement - Jour 4
J'ai eu la sottise de croire que l'installation partielle du dromadaire sur mon sofa n'était qu'une contrariété passagère, ponctuelle, et qu'après cela j'aurais bien le loisir de m'installer paisiblement dans mon salon, pour finir mon confinement tranquille. Mais j'ai le pressentiment que ce n'était qu'un début, et que les choses ne sont pas près de s'arranger ; au contraire, il semble que chaque jour qui passe amène de nouveaux fléaux au sein de mon pauvre logis. Rien ne va plus droit depuis que la propagation du mal a commencé, j'en ai eu aujourd'hui des preuves plus tangibles encore, comme si la sale bête qui siège en droit dans mon salon avait ouvert la porte aux pires immondices du monde. Oh, non pas que l'hebdromadaire ait été la première anicroche à mon projet d'existence calme, disons plutôt qu'il s'agit de la goutte de vase qui fait déborder mon pot, et que tout ce qui vient ensuite me salope directement le tapis. J'ai les nerfs à vif, et j'ignore si je tiendrais longtemps à ce rythme.
Pourtant j'ai tout fait pour ceinturer le moindre sentiment d'insécurité, de sorte que j'ai passé le matin à rendre les quelques pièces que j'occupe aussi impénétrables qu'un château fort, fortissime dirons-nous même. J'ai dûment déblayé les restes de porte, qui gisaient çà et là depuis hier, ai poussé la grosse commode de l'entrée pour qu'elle serve d'huis, isolé les jointures (les passants ne m'auront pas par en deçà du seuil). Qu'importe que les riverains s'étonnent du changement de décor ! Je n'aère plus que du côté où les gens sont le plus en peine d'exhaler leurs salives, et à des moments stratégiques, où je sais qu'ils ne sortent pas.
Pour le coup, ç'a été bien nécessaire, le dromadaire avait laissé un léger relent qui m'irritait la narine. Je me suis étonné de ce que l'odeur n'avait pas disparu avec le reste de l'animal, peut-être une preuve qu'il était encore là, tout petit, coincé entre les coussins du divan, à flatuler à sa convenance. Je l'y ai cherché à la loupe, mais bon, pas moyen de mettre le doigt dessus, et si véritablement il traîne toujours par là, je doute même qu'un microscope pourrait en dévoiler la trace. Autant croire à son histoire de stase hebdomadaire, bien que mon orgueil se refuse à devoir souffrir sa présence cinq jour encore. Dans ma vaine quête, mon esprit s'est mis à divaguer, tentant de se réconforter comme il pouvait : après tout, j'avais peut-être eu de la chance de tomber sur un animal légendaire qui apparaissait toutes les semaines. Avec un peu moins de veine, je me serais sans doute exposé à un caïmensuel - ce crocodile qui revient tous les tel jour du mois, et la bête n'est pas commode en plus, je risquais de disparaître avec lui le soir même, au fond de son estomac - ou alors pire, un ânnuel, et pour faire bouger cette tête de mule, à l'année prochaine !
J'ai été coupé court dans mes digressions par une soudaine trouvaille : au coin de la toile du canapé, j'ai su dégager un poil, et long, et tout de sable : de sûr ce n'était pas ma barbe qui allait pondre pareille relique ! Au terme de mon passage au peigne fin, j'avais retrouvé dix-neuf poils, à divers endroits de la pièce. C'est donc que le dromadaire ne s'évaporait pas tout à fait. Il y avait anguille sous roche, et je me sentais assez satisfait de mon travail de détective. Je me suis mis à me demander ce qui se passerait si on rasait entièrement le dromadaire avant sa dissolution. Les poils faisaient-ils dimensionnellement partie de la bête, ou bien son essence s'arrêtait-elle aux bulbes ? J'ai rangé les pièces à conviction bien au chaud dans une boîte, ressassant les petits faits divers que l'intrus m'avaient racontés la veille.
Il ne me manquait plus que cela à cloîtrer, ces petits détails, mais je n'ai pas pu reprendre la rédaction de ce journal jusqu'à maintenant, du fait de ce qui s'est produit ensuite. Rien qu'à mentionner ce sordide repas, je sens comme des couleuvres me passer dans le dos, mais cela aussi il faudra bien penser à le cadrer, à l'encercler de mots, pour siphonner la peur et engloutir l'absurde dans les reliefs d'une histoire. A la relecture, je penserai tout ça simplement comme un récit, une fiction, et aussitôt ce sentiment grisera l'impression vivace du souvenir véritable. Pas moyen d'y arriver cependant, sans faire un détour par l'anecdote du père dromadaire.
La veille, il m'avait succinctement dépeint les mœurs étranges d'une tribu d'autruche - c'était dans une grande parenthèse pour me prouver que les animaux sont loin d'avoir un comportement et des modes de vie aussi uniformes qu'on le prétend chez nous, et qu'il n'est pas rare d'y trouver des ethnies aux habitudes opposées, aux croyances diverses, et aux cultures toutes étonnantes. Dans cette tribu nomade du Sahel, les individus ne se contentent pas d'enfouir leur tête à l'approche du danger, comme leurs pareils semblent affectionner le faire, s'offrant ainsi souvent à une mort certaine, non, ces autruches se sont enseigné mutuellement une méthode bien plus efficace, basée sur la contradiction de la première.
Celles-ci, au moyen de leurs pattes agiles, creusent à grande pelletées pour enterrer tout leur corps dans le sol meuble en un rien de temps. Seule dépasse la tête du chef de tribu, car elle est souvent décorée de sorte qu'on la confonde de loin avec un buisson sec, ou un cactus. Cette tête fait office de gyroscope, qui guette jusqu'à ce que la menace se soit suffisamment écartée. Les autres membres de la tribu ne laissent dépasser qu'un petit bout de bec, qu'ils peuvent rentrer au signal du chef. S'il arrive qu'il ne soit pas assez discret et qu'il soit décapité, le second prend sa place et jette de furtifs coups d'yeux jusqu'à ce que les prédateurs laissent la place aux charognards. Mais en général, un seul guet suffit, et au bout de quelques heures à peine, on voit cent autruches sortir des dunes en s'ébrouant.
Mon dromadaire, ayant pu assister à ce spectacle une seule fois, m'a assuré que c'était une vue à nulle autre pareille. Mais cela n'avait pu se produire qu'il y a fort longtemps. En effet, au fil des générations, les jeunes de la tribu se sont habitués à la chaleur assommante du bain de sable, et s'ils apprennent à y rentrer, il est souvent advenu qu'ils refusent de sortir. La troupe les laisse là, profiter de délices éternels avant de mourir de faim. Ainsi, les effectifs se sont réduits plus vite qu'ils ne se reconstituaient, notamment du fait du zèle inopportun des braconniers, friands de leurs œufs. Aujourd'hui, il en reste peut-être quelques unes, les meilleures foreuses, habiles comme six hommes, mais rendues si grasses par le manque d'exercice qu'elles ne sauraient courir. Elles se terrent au fond de la savane, constamment rongées par la peur, sauvées seulement parce que leur territoire est fort reculé. Un chasseur s'y promènerait qu'il les cueillerait à même le sol.
Cette drôle de coutume n'était pas sans me rappeler celles que suivait une certaine faction des hommes eux-mêmes, mais ne voulant pas couper mon hôte (car il m'impressionnait un peu, pour tout dire), je n'ai osé en parler, ce qui m'aurait par ailleurs privé de nombre d'autres contes, puisque le temps lui était clairement compté. En effet, je recevais depuis un certain nombre d'années des prospectus pour une étrange secte, qui avait cru pouvoir trouver en moi un adhérent potentiel. Mais je ne suis pas du genre à me laisser manger par de pareils serpents à sornettes !
Les fidèles n'y souscrivent à aucune chapelle, n'ont aucun livre de chevet particulier. Ils s'accordent seulement sur un certain nombre de dogmes, parmi lesquels : rien ne sert d'être quelqu'un. Tout le monde veut être quelqu'un. Tout le monde veut garder férocement ses quelques traits personnels. Ses propriétés. Non, ceux qui veulent être quelqu'un sont les mêmes qui finissent par être n'importe qui. Pour les membres de ce groupe, cette lutte est vaine et puérile. Ils sont de ceux qui croient qu'il vaut mieux ne pas être soi-même, mais simplement faire partie des gens. C'est pourquoi on les appelle les Genss ; et l'adhérent seul sera un Gens. Ils se divisent en deux schismes rivaux : ceux qui prônent que, quitte à ne pas être quelqu'un, il faudrait être tout le monde - ce sont les omnistes - et ceux qui optent pour l'inverse : quitte à ne pas être quelqu'un, autant devenir personne - ce sont les nihilistes. Ce sont ceux-ci qui ont démarché si longtemps auprès de moi.
Peut-être même ont-ils continué. Je ne sais pas, je n'ouvre plus ma boîte aux lettres. Mais je serais prêt à parier que leurs souscripteurs se sont multipliés depuis le début du confinement. Cette affirmation n'est pas facile à vérifier, justement parce que les nihilistes ne se font pas vraiment remarquer, ils préfèrent rester discrets, voire ne pas exister aux yeux des lambdas, n'être personne. De fait, bien peu sont au courant de leur présence, et quelqu'un me lirait en ce moment-même, qu'il y a des chances qu'il apprenne tout d'eux par ma plume. Pourtant on en trouve chaque année des milliers qui rejoignent leurs rangs. Ils n'y restent pas longtemps. Les plus efficaces ont fini de disparaître en quelques semaines à peine, le temps de faire leurs adieux à leurs proches, et encore. Selon les cercles, il y a plusieurs manières de disparaître : certains décident d'inverser leur croissance, de manière accélérée. Bien vite, ils regagnent l'état de bambin fripé, de bébé crêpelé, de fœtus cabossé, puis de rien. D'autres s'atrophient méthodiquement, membre par membre, mincissant à vitesse éclair. D'anorexiques ils se font squelettiques, filaires. N'en reste bientôt qu'un bouton de chair qui éclate après quelques minutes de floraison. Les plus puritains se retranchent la chair au couteau, à l'ancienne, sans faire de chichis.
Ce qui me rappelle les autruches de mon dromadaire dans la pratique des nihilistes, c'est que certains petits malins en ont dérivé un moyen de tromper la faim et l'ennui pendant le confinement : ils se réduisent à un tout petit bout d'homme, à peine vivant, le temps de voir le péril passer. Ils occupent les caissons frigorifiques des banques d'embryons comme des chambres d'hôtels, attendant que les centres rouvrent leurs portes pour entamer le processus inverse et rejoindre la vie civile. Pourtant, ça ne m'étonnerait pas qu'il leur arrive comme aux jeunes autruches : séduits par la simplicité d'une vie à rebours, ils s'abandonneraient tout à fait à leur euthanasie, et compléteraient le processus d'annihilation sans même y songer.
Jamais je ne m'adonnerai à pareils délires ; les gens qui s'y égarent ont sans doute déjà perdu une partie de leur tête, ils y prennent goût et désirent perdre aussi le reste. Ce sont des défaitistes qui n'ont pas comme moi la passion de la forteresse : une identité se consolide chaque jour, à grands renforts de ciments mentaux. Un esprit se bâtit sur des fondations strictement ordonnées, s'établit clairement pour s'élancer en toute âme et conscience vers les cimes de la pensée. Quelqu'un de cette trempe peut faire face au monde entier s'il le faut, il maintiendra. Je maintiendrai. Je ne laisserai aucune brèche, pas la moindre fissure. Je me confinerai en moi aussi sûrement qu'en un bunker.
Ce qui me fait afficher tant de résolution, c'est qu'enfin je peux venir à ce qui m'effraie tant depuis tout à l'heure, et qui ce midi m'a laissé écœuré. L'heure de déjeuner approchait, et je me sentais gargouiller comme un diable après de si sérieuses investigations. Pour manger, je n'ai aucun souci : voilà depuis bien avant la contamination que j'ai amassé quantités de conserves. Pour tout dire, j'ai une affection particulière pour une certaine denrée, dont j'ai bourré mes placards à ras-bord : les cœurs de palmiers. Une canette suffit pour un repas, et je m'inonde de ces friandises cylindriques que j'imagine glisser parfaitement dans le tube de mon œsophage. Bien sûr, c'est une image, je ne me prive quand même pas de mâcher, je soulignais simplement à quel point l'aliment est adapté à la tuyauterie humaine.
Or, ce midi, je me suis rendu machinalement dans ma réserve à provisions, la tête alourdie par toutes ces considérations viciées. Je me suis emparé de l'ouvre-boîte d'une main, d'une conserve de l'autre. Je n'ai rien remarqué. Je me suis installé à table. Là encore, rien. Il a fallu attendre le vide qui se fait dans la conscience à l'instant même qui précède la mastication, ce bref retour de l'instinct. C'était le coup de sonde de l'horloge interne qui, quand l'heure sonne, demande aux tripes : "Vous avez faim ?". Elles répondent, et, peu importe ce qu'elles répondent, on mange. Tir de sommation, consommation. Ce minuscule instant de creux a laissé en moi l'espace nécessaire pour entendre, pour écouter, et si vous saviez comme je m'en veux de m'être laissé allé à sentir !
J'ai entendu une palpitation, faible et douce, une palpitation de petite bête qui dort, étouffée au fond de son trou. Je l'ai entendue, et du moment où je l'ai écoutée, elle s'est imposée à moi de plus en plus distinctement. ça battait plus fort, plus vite, en un crescendo obsédant. Je me suis mis à fermer les yeux, croyant décourager mes tympans de me faire leur cruel rapport. Je sentais le bruit me pénétrer par à-coups, gagnant en assurance, comme si deux grosses sangsues s'étaient lovées aux deux coins de ma tête, et se glissaient entre les entrelacs de ma cervelle, où elles promenaient leurs crochets noirs. Il fallait que cela cesse. Elles entraient par paire, un couple à chaque battement, et chacune cherchait son amante en saccageant mon crâne. Il fallait que cela cesse. Ayant trouvé leur promise, elles l'enlaçaient comme deux langues d'amoureux détachées de leur base, se serraient, luttaient, et bientôt elles s'entre-dévoraient avec passion, crachant partout un sang noir qui compressait mon front. J'allais exploser à tout instant : j'ai dessillé les paupières, et la vue m'est revenue avec tout le reste.
Je tenais dans mon poing gauche la même conserve que je m'apprêtais à ouvrir, et je la serrais si fort qu'elle écumait par les bords, d'une mousse brunie de rouille, pestilentielle et nauséeuse. Mes sens ne me trompaient pas : c'était bien cette boîte qui palpitait depuis tout à l'heure, elle me vrillait les os, et malgré tous mes efforts je ne parvenais pas à la lâcher. J'avais l'esprit encore empreint d'images peu ragoûtantes, de celles qu'ils montrent au poste pour dissuader les gens de succomber au nihilisme : des demi-êtres à peine humain, des têtes grimaçantes aux corps de nourrissons, des siamoises écorchées dignes des vielles foires aux monstres, ceux qu'on entrevoit quelquefois sous les sièges du métro, ou qu'on entend gémir doucement, parce que les contrôleurs les y ont poussé pour qu'ils ne gênent plus la circulation...
Tout cela, mon affolement le plaçait dans la conserve, le comprimait pour concocter un concentré de panique innommable. Je n'avais qu'une seule peur, que le couvercle saute, tel un Jacques dans la boîte arrivé au terme de sa mélodie, et avec lui une flopée de petits cœurs filandreux, d'où gesticuleraient des griffes palmées. Je m'imaginais des forêts de palmiers rouges et chauds, des pattes d'oies tendues vers le ciel. Ils se balancent au gré du vent, et déchiquettent leurs voisins trop gourmands, et font l'amour en se trouant l'écorce d'un coup de lance. Je veux manger leurs cœurs, alors des humains vêtus de vert s'aventurent dans leur taïga rouge. Les chasseurs leur tirent dessus. Les déracinent. Les charcutent. Il n'en prennent que les cœurs et le reste est dévoré par les bêtes. Je trouve leurs cœurs par grappes au rayon conserve pour dix-neuf francs. Et je les mange. Simplement, d'habitude, je ne les vois pas bien. Je ne les écoute pas non plus. D'habitude, tout ce que je fais, je les mange.
Ce midi, je ne les ai pas mangés. Les vapeurs m'ont emporté longtemps. Au soir, je les avais finalement fichus à la poubelle, sans jamais les ouvrir. C'était juste une boîte périmée, après tout. Le reste n'était qu'un effet secondaire de la surprise de la veille. Je ne suis pas dans mon assiette ces derniers temps, aussi comprendra-t-on que les aliments n'y aillent pas volontiers non plus. J'ai aéré une deuxième fois, et j'ai jeté le sac poubelle par la fenêtre.
ça m'avait coupé l'appétit pour la journée.
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