Mort aux rats.
Confinement - Jour 6
Ce matin, des lions sont passés devant chez moi. En fait, c'est toute la réserve africaine qui a défilé. C'est à se demander ce qui y reste encore. Il y avait bien des aurochs, des hyènes, des maroufles, des zèbres, et tout le reste de ce que la savane produit de plus sympathique. Mais on voyait surtout les lions. Les autres bestiaux se faisaient tout petits, longeaient les fonds de trottoirs en gémissant doucement, avec le pas pressé de celui qui veut vite trouver une autre cage. Quant aux lions, ils les coursaient, à demi amusés, faisaient mine de leur croquer les côtes, rugissant à pleine voix pour étudier les spasmes de terreur qu'ils inspiraient. Ils s'en lassaient bientôt et retournaient gambader gaillardement auprès de leurs pareils. Ils dansaient sur la chaussée, s'embrassant sans crainte et chantant à tue-tête entre deux quintes de toux. Personne ne sortait pour leur disputer le territoire, au contraire, les gens fermaient leurs volets à leur approche.
Je n'ai pas fermé les volets, jusqu'à ce qu'un gros mâle se poste droit devant ma fenêtre. Il m'a fixé longuement, couronné qu'il était là-dehors. Il a ouvert grand la gueule, comme pour m'y inviter, et a déposé une couche de buée sur mon triple-vitrage. Je lui ai claqué les jalousies au nez. Encore un qui ne m'aura pas ! Il n'aurait pas l'idée de sauter par la fenêtre comme le dromadaire par la porte, on raconte que ces bêtes-là se repèrent assez mal : que ce soit au mouvement (roi du jurassique et du cénozoïque, même combat), à l'odorat ou aux stimuli de la crinière, je me sais invisible pour lui.
Voilà deux jours que je suis assez rassuré quant à l'avenir de ce confinement. En effet, je n'aurais pas pu afficher une telle confiance face aux dangers quotidiens auxquels nous expose la situation de crise, si je n'avais auparavant pu retrouver un certain équilibre dans mon mode de vie, au cours des deux derniers jours. Je me suis organisé tel un grand stratège, en planifiant une série hiérarchique de conditions de confort primaire à remplir. Une fois que ce serait fait, j'avais prévu d'instaurer une nouvelle DIT, Division Individuelle du Travail, que je suis aujourd'hui. Je passe un tiers de mon temps en étude confinatoire, c'est-à-dire à m'assurer qu'effectivement je suis confiné dans des conditions optimales, de sorte que je puisse passer le reste de la journée tranquille. Je consacre un autre tiers à me reposer, pour pouvoir fournir les efforts nécessaires au bon déroulement des autres activités. Enfin, je m'impose de passer le dernier à me divertir, de façon à ce que l'aspect martial des deux autres facettes de ma vie ne ressorte pas trop. Ainsi je me préserve un mode de vie semblablement sujet à toute sorte d'aventures, de facéties frivoles, tandis qu'en réalité je maintiens un contrôle solide. En feignant la spontanéité, je m'assure de mener cette galère à bon port, avec le sourire en prime.
Néanmoins, avant d'atteindre un tel stade, il m'incombait de subvenir à mes besoins les plus primaires, ce qui me semblait pour le moins compromis après le petit incident de vendredi. Je me suis éveillé le lendemain avec une faim de loup et une furieuse envie de nier toute irrationalité. Et en l'occurrence, c'était chose aisée. Ce que j'ai ressenti ce midi-là ne se basait sur aucune forme de réalité ; il s'agissait tout simplement des mauvaises influences combinées d'une conserve puante, du squatteur terrifiant de la veille et d'un joyeux cortège de mornes pensées. Dès lors, je n'avais rien à craindre de ces vapeurs folles qui m'avaient attaqué.
Restait la faim. J'ai naturellement tendu la main vers d'autres pots pour m'en repaître, ceux qui patientaient dans les placards de la cuisine, mais là encore je suis tombé sur un os : la première conserve dont je me suis saisi m'a aussitôt moussé dans les doigts, en exhalant cette même fétidité qui m'avait fait tourner de l'œil. Cette fois-ci, j'y ai résisté, non sans lâcher la boîte qui s'en est allée gicler par terre. Je me suis précipité vers l'évier, de crainte que la nausée n'aie raison de moi. J'ai fouillé tous les rayons, toutes les étagères, en n'y découvrant rien de plus qu'un obscène amas de nourritures changées en immondices. J'ai tout flanqué à la benne, protégé par un torchon parfumé fermement noué autour de mon nez. Mes provisions ont été ostensiblement sabotées, et j'y ai repéré des traces de déchirures en maints endroits, surtout aux coins, qui ressemblaient à s'y méprendre à de très petites morsures.
Tout ce qui se mangeait dans ma cuisine avait été corrompu. Mon ventre s'est mis à gargouiller, comme je ne l'avais jamais entendu auparavant, des salves de hennissements et de contractions douloureuses qui me firent comprendre un instant les sentiments d'une ânesse sur le point de mettre bas quelque fougueux bardot. Je ne pouvais absolument pas me permettre d'aller faire les courses. Ce serait une prise de risque beaucoup trop importante. Il faudrait tout refaire : l'isolation, l'assainissement, la prise de température systématique sur quinze jours... Et dehors, il y avait toutes ces bestioles, les clubs de pestiférés qui continuaient leurs exactions en plein air, les charniers où l'on entassait les corps des vieillards, tout ce dont ils avertissent au poste... Non, c'était hors de question.
Il fallait donc que j'aille me resservir dans la réserve. J'y avais accumulé assez de conserves pour tenir trois sièges comme celui-là. Je me suis mis en route, farouche comme tous les affamés, et j'aurais sans doute passé la porte depuis longtemps si la peur ne m'avait pas retenu trois pas plus loin. Ce qui avait détruit mes victuailles dans la cuisine même, ayant terminé son ouvrage, avait forcément dû trouver refuge là-bas. En m'y rendant, je me précipitais dans l'antre du lion, à n'en pas douter. Mon sens cartésien a tenté de me rabrouer un instant : je n'allais quand même pas flancher face au petit lutin du placard ! Pourtant j'ai ravisé mon ardeur, méfiance étant mère de sûreté : je n'avais pas inventé les destructions de mon stock de vivres. Tout cela était bien réel, et s'il ne fallait pas forcément chercher du côté du Poltergeist, je faisais face à un nuisible dont je devais me débarrasser au plus vite.
Bien sûr, j'ai pensé aux rats, en premier chef. Au vu des traces de dents sur les conserves, cela devait être un sacré rongeur, plutôt de la taille d'un ragondin, ou d'un castor. A moins qu'ils soient plusieurs. Cependant, ce qui me tarabiscotait au plus haut point, c'était que seules les boîtes avaient été détériorées, et souvent de manière totalement disproportionnée. Pour celui qui aurait voulu en consommer le contenu, il aurait été beaucoup plus simple de se contenter de creuser un trou assez large pour passer le museau, au lieu de sillonner les bords et raboter les coins. Les pots avaient été en quelque sorte limés, comme si l'on cherchait à collecter le plus de poussière de fer blanc.
Du moins, je n'aurais peut-être pas aussi bien repéré cela si je n'avais pas fraîchement en tête l'un des contes de l'hebdromadaire pour biaiser mes théories. Il m'avait fait le récit d'une autre de ses mésaventures dans le désert, lorsqu'il s'était égaré du côté des hommes Souh'khis, de très anciens marchands du temps des Numides et des Maures. Les Souh'khis possédaient de nombreux comptoirs dans toutes les villes de la route de la Soie, et sur le pourtours de la Méditerranée. Ils avaient hérité leur immense pouvoir économique en mariant leurs fils aux princesses de tous les pays, avançant au rythme des conquêtes d'Alexandre, de Rome, puis des mahométans dont ils ont adopté le Dieu, et en s'implantant durablement dans ces territoires même après la chute des différents empires. De Perse à Gibraltar leur nom était célébré sur les carnets de compte, et ils ont officieusement joué le rôle d'une véritable colonne vertébrale pour l'avancée de la civilisation européenne.
Les Souh'khis se réunissaient tous les dix-neuf ans, selon la révolution d'une comète au nom araboïde, que je n'ai par conséquent pas su retenir à temps, et qui donne également son appellation à la cérémonie en question. C'est à cette occasion que se faisaient les rites de passage, de sorte qu'au premier pèlerinage les garçons étaient accueillis dans la majorité, peu importe qu'ils viennent de naître ou qu'ils aient dix-neuf ans, qu'au deuxième se concluaient les alliances matrimoniales, qu'au troisième l'on procédait à une sorte d'anoblissement des seniors.
Non pas que les hommes Souh'khis n'aient pas le droit de se marier avant la deuxième cérémonie - la plupart prenaient plusieurs femmes dès la majorité, et en avaient nombre de fils légitimes, sans compter les quelques bâtards qui traînaient toujours ci et là - mais la femme qu'ils prenaient alors était la seule en mesure de leur donner des héritiers véritables, car conçus sous la bénédiction de la communauté toute entière, sur leur terre la plus originelle. Les autres enfants du maître seraient dépendants du nouveau-né, leur propre frère, et le serviraient toute leur vie. Ces femmes étaient en général de l'extraction la plus noble qui puisse être, et les plus charmantes brahmanes indiennes se retrouvaient aux côtés des duchesses portugaises. De fait, les fils Souh'khis avaient l'interdiction absolue de se marier à une fille du même clan. Ils s'enorgueillissaient par ailleurs de n'avoir jamais eu aucune fille, que le gêne mâle sourdait de leurs veines, mais on se doute à peu près de ce qu'ils faisaient de leurs nourrissonnes.
Cette grande fête se déroulait au fin fond de leur première propriété, "la ville d'eau" dans leur langage, un antique oppidum bâti sur un oasis asséché depuis des siècles. C'était une forteresse imprenable, toute de palais rebondis qui s'élancent dans les airs et toisent la mer de sable de leur éclat de marbre damassé d'or. Pendant les dix-neuf années qui séparaient chaque rencontre, n'y habitaient que les vieillards, qui étaient plus ou moins tenus de rester sur les lieux après leur troisième consécration, de sorte à y être enterrés dignement parmi leurs pères.
A ce titre, mon dromadaire, qui avait brièvement été réduit en esclavage lors d'une escale en Palestine, avait été sommé de ramener un vieillard de soixante-dix ans et des poussières à son dernier séjour. Le bougre s'était senti d'attaque à mener ses affaires vingt années de plus, mais la traversée du désert - vers son quatrième pèlerinage - s'annonçait peu festive pour lui. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il se rendit compte, au terme du premier jour de traversée, qu'il avait fait l'acquisition d'un rarissime hebdromadaire ! Trop faible pour marcher seul, le vieux décida de planter sa petite tente et d'attendre. Six jours par semaine, il priait. Le jeudi enfin arrivé, il pouvait reprendre la route. Au moins, son dromadaire pouvait lui tailler la bavette. Au lieu d'une vingtaine de jours de chevauchée, on compta plus d'une saison. Bien sûr, gros marchand douillet qu'il était, le maître périt au bout de deux ou trois semaines, lors d'une banale attaque de brigands. Le dromadaire s'est vu réapparaître aux pieds d'un cadavre grimaçant et nu.
Par honnêteté morale, et pour se considérer tout à fait affranchi, il décida tout de même d'emporter le corps du vieillard jusqu'aux siens, et de lui offrir une sépulture décente. Il ne se doutait pas qu'en procédant de la sorte, il serait à l'origine de la ruine de la légendaire dynastie Souh'khis. Lorsque les yeux du peuple assemblé se posèrent, au terme de trois mois de festins ininterrompus, sur le macchabée pourrissant de leur confrère, tandis que la comète brillait de tout son éclat dans le ciel nocturne, on ne fut pas long à crier à la malédiction. Plus encore lorsque le fatal dromadaire se mit à parler en un arabe limpide pour expliquer ce qui était arrivé au pauvre homme, et disparut comme souvent ça lui arrive. Pour les grands sages présents, la bête leur avait indiqué l'ennemi à éliminer, sinon quoi la colère divine jamais ne s'apaiserait.
On organisa des battues comme on n'en avait jamais vu d'yeux d'hommes : les voleurs du Sahara furent presque tous pourchassés et pourfendus. Or, l'une des victimes étant un frère d'un cousin d'un ami d'un vizir local, qui trempait dans les petits souliers d'Ali Baba et compagnie, de fil en aiguille, une série d'ignobles vendettas vit le jour, auxquelles les Souh'khis répondirent avec bien plus de ferveur qu'il n'en fallait. Les factions filoutes avaient pris l'habitude d'édenter les Souh-khis lynchés par leurs soins, pour récupérer les kilogrammes d'or que ces marchands se faisaient plomber dans la zone buccale. En retour, les Souh-khis ont soudoyé des soudards par centaines, avec pour seul ordre d'arracher les quenottes des commanditaires ennemis, et des femmes et des enfants des commanditaires ennemis, des amis de ces derniers, des cousins des frères de leurs amis et ainsi de suite. Comme les marchands se sont mis à parader avec des robes brodées d'ivoire humaine - quel carnavaux à Venise en ce temps-là ! - la populace qui se sentait encore la mâchoire endolorie ne fut pas longue à se liguer massivement contre les ressortissants sahariens. La sonnette d'alarme fut tirée à la ville d'eau avant que tous les hommes Souh-khis soient liquidés aux quatre coins du monde.
Mais les dommages étaient trop grands : ils ne pouvaient pas s'effacer ainsi de la mémoire d'une génération entière condamnée à la soupe. Le pape appela à la plus grande union sacrée de l'histoire, que l'on tait plus ou moins par les temps qui courent pour des raisons politiques : on monta une croisade où s'entassaient chevaliers, sarrasins, cornacs, assassins et vikings, avec pour seul but de mettre à bas la cité sèche. Ainsi débuta le légendaire siège de la ville d'eau. Personne n'avait les moyens de profaner la forteresse, aussi décida-t-on d'affamer la population. Elle s'était recluse en bien trop grand nombre en ces palais modelés par les orgies. Les anciens demeuraient trop fats pour tenter quelque offensive que ce soit. Le luxe avait corrompu leurs vertus guerrières. C'est pourquoi ils trouvèrent une manière bien à eux de se défendre, dont on espère pouvoir excuser la bassesse par l'urgence de la situation.
Ils eurent beau se lester de leurs enfants et de leurs femmes surnuméraires, ceux qui n'avaient pas été consacrés dans la ville même, les vivres diminuèrent à une vitesse folle. Ces troupes fessues avaient le réflexe de s'empiffrer, et ne s'estimaient repues qu'une fois la panse tendue comme un tambour. Tout bascula lorsque les ennemis, las d'attendre, tentèrent une percée et s'emparèrent d'une part du palais ou gisait la quasi-intégralité des réserves. La famine semblait inévitable.
Or, il y avait dans les sous-sols du palais des kyrielles de rats, qui s'affolaient tout autant de la pénurie que les hommes. Si rien n'était fait, ils remonteraient inéluctablement pour un combat à mort, ce serait à qui emporterait des bouts de l'autre le plus vite. Les enfants Souh'khis commençaient déjà à poursuivre les rongeurs avec des broches. Pour éviter la dégradation imminente de leurs relations, le roi des rats voulut s'entretenir avec un diplomate de la citadelle. Il était aux commandes d'un peuple incommensurable, de ces nobles rats qui ont jadis bu les mers du désert, envahi le monde en répandant la peste. Le moindre petit voleur, qu'il soit marmotte, campagnol, mulot ou écureuil, lui doit un modeste tribut annuel. C'était sans compter sur une coalition de souris anarchistes, des frondeurs entêtés qui avaient profité de l'union des hommes pour acculer les forces monarchiques dans un bastion coupé de tout ravitaillement.
Mais le roi Rongemaille était un des membres fondateurs de sa race, un rat grand comme un loup capable de transcender les misérables conditions de sa progéniture dégénérée : il apprit à ses fidèles à se nourrir de toutes choses, jusqu'au métal qui les rendait particulièrement résistants. Ils les entraîna à la guerre comme aux temps ancestraux, et les arma convenablement. Vous auriez vu ces rats à dents de sabre ! Ou de cimeterre, pour être plus précis. D'autres munis de massues au bout de la queue ! de griffes empoisonnées ! de balistes dorsaux ! On comprendra aisément l'impression qu'il fit sur l'émissaire Souh'khis, surtout lorsque la garde rapprochée le força à ployer les genoux.
Rongemaille savait que les hommes avaient entassés dans leurs tours assez d'or pour les nourrir durant le reste du siège. Il proposa un marché : l'or, contre ses services, qui ne manqueraient pas de faire fuir les assiégeants, et de récupérer autant de nourriture qu'il faudra. Le diplomate n'avait pas bien le choix ; il accepta. Aussitôt, l'armée souriquoise déferla sur le trésor, et l'emporta dans les tréfonds de la terre. Le roi tint parole, et le soir même, les assaillants qui n'avaient pas été dévorés étaient en déroute dans le désert, à la merci des hyènes.
La ville d'eau existe toujours, simplement ensevelie sous des siècles de tempêtes de sable. Son siège n'a officiellement jamais pris fin, et il en est parfois fait mention dans des bulles papales très confidentielles, ou dans les journaux intimes des sages confucéens. Les hommes Souh-khis eux-mêmes se savent condamnés s'ils pointent le nez hors de leur terrier. Depuis mille ans, ils survivent dans la ville d'eau, seulement approvisionnés par les rats. Ils restent d'ailleurs leurs principaux fournisseurs en or.
Comme les marchands se lamentaient quant à la manière de survivre maintenant qu'ils étaient condamnés par l'entière communauté humaine, Rongemaille se tourna vers les montagnes de dents arrachées qui traînaient dans les sacs. Un marché fut conclu à nouveau. Dès lors, une faction de souris fut engagée pour collecter les dents des enfants. Les hommes Souh-khis se sont avérés d'excellents artisans, et ils fabriquent des dentiers d'une qualité admirable. Ayant vidé gratuitement les bouches des jeunes, ils s'attellent désormais à remplir celles des vieux, monnayant quelques deniers. Les immenses bénéfices leur permettent de subvenir à leurs besoins, et de rembourser les dettes souricières en rachetant les tonnes d'or nécessaires à l'alimentation royale chaque année. Si vous écoutiez plus attentivement les histoires qu'ont à vous souffler les dentiers de vos anciens, vous y sentiriez des relents de sable et de soif qui vous laisseraient rêveurs.
Cela, mon dromadaire l'a ouï de la bouche d'une musaraigne de ses amis, décédée il y a bien longtemps.
Je redoutais fort que je sois confronté aux mêmes circonstances qui ont eu raison de l'humanité des Souh-khis. Que la bête qui se terrait dans ma réserve de nourriture soit un des nobles protorats, un de ces Ratapons pontificaux à qui il ne faut pas chercher de noises. Eh quoi ! Jusqu'ici le dromadaire avait-il l'air de me mentir ! Cette vermine privilégierait le métal au végétal -- c'est pourquoi il serait friand de mes conserves. Ce n'était par conséquent pas un ennemi, pas un rival : nous pouvions aisément partager, puisqu'il ne me vole rien de ce que je peux manger. Je devais donc avoir plus de jugeote que les marchands. Mon ennemi à moi ne partira pas aussi facilement, je le sens qui gratte aux vitres un peu plus chaque jour... la maladie ne s'en ira pas de sitôt. Je me devais de compromettre un tant soit peu ma fierté, le temps de retrouver un équilibre, d'en apprendre plus sur l'écornifleur pour enfin m'en débarrasser sans bavure. N'a-t-on pas souvent besoin d'un plus petit que soi ?
J'ai expliqué cet impératif à la porte de ma réserve, dans l'espoir absurde que cette chose m'entende et me comprenne. Je lui ai promis de lui fournir ce qu'il fallait, en échange de quoi elle n'aurait qu'à pousser une conserve devant la porte à chaque fois que j'y toquerais. J'ai supputé qu'il devait s'agir d'un rongeur moderne, une sorte de cyber-rat, qui s'est adapté en mangeant ce qui traînait sans qu'on s'en formalise. Et ne blâme-t-on pas les bestioles de ce type pour ce qu'elles détériorent tout ce qu'on tasse de câbles et fils dans nos panières ? Elles rongent tant de fils parfois que l'on comprend mieux la formation des royaumes amazones ! Enfin, c'est la vanne que je ferais si j'avais quelqu'un à qui la dire, mais je m'en abstiens car aussi, elle n'est pas vraiment drôle, et puis car je n'ai personne à qui la dire.
J'ai donc servi comme il faut messire le rat, avec toute une gamme de couverts de qualité, et une déférence de laquais qui m'a moi-même fait sourire, après-coup. A ce rythme je n'en aurai plus de rechange dans un ou deux repas, et il faudra trouver des substituts. Mais enfin, je ne voudrais pas mécontenter mon nouvel épicier, puisqu'il ne me dit pas combien coûtent ses soins, je le paie grassement par défaut. Car oui, mon stratagème a fonctionné : j'ai patienté quinze minutes avant de m'en retourner à la réserve. J'ai doucement ouvert la porte, ne laissant passer qu'un mince rayon de lumière. De là, je pouvais apercevoir toute une collection de grand-mères, de celles qui sourient à pleines dents sur les pots de confiture "Mère Michelle" (dont le chat me serait de grande utilité en pareille occasion, mais bon, elle l'a perdu), les cassoulets "Tante Marie" (dont le bain me manque beaucoup dans cette période de disette), les petites boîtes de sardines Unetelle... Elles semblaient sourire pour de faux, comme pour m'appeler à l'aide sans avoir l'air d'alerter leur ravisseur. J'ai laissé ces infortunées otages du rat dans les étals de la réserve, non sans leur promettre de revenir au plus promptement mettre fin à la tyrannie qui les oppresse.
Ce sont ces regards de détresse que j'affronte tous les midis et tous les soirs. Et, tous les midis et tous les soirs, je détourne les yeux pour enfoncer mon poing dans l'obscurité, où je mets la main sur une conserve que m'a laissée mon allié de fortune. Je referme alors la porte en jurant.
Le dromadaire savait-il ? Était-il au courant pour le rat, ou a-t-il eu l'intuition miraculeuse de me raconter son aventure chez les Souh-khis pour m'éclairer dans les heures sombres ? Peut-être même qu'il l'a laissé rentrer avec lui... qu'il a permis à mille et une autres sales bêtes d'infester ma demeure tandis que je dormais paisiblement. Les mots de l'hebdromadaire s'imposent à mon esprit comme s'il était devenu mon Nostradamus personnel... et au vu des autres histoires, je crains pour le reste de la semaine. A moins que toutes les précautions que je prends ne soient que pures fictions, et que je monte en épingle quelques récits finalement assez étrangers à la réalité...
Vivement jeudi, qu'enfin je puisse l'expulser d'ici, et avec lui toutes les idées malsaines dont il a souillé mon confinement ! Mort aux chiens du désert ! Mort aux rats ! Mort à tout le reste, sauf à moi.
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