36. Rompre le lien


[ Placebo - The Bitter End ]

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Dehors, les agents de police effectuaient des rondes régulières tout autour de la demeure. Savoir qu'une patrouille surveillait constamment le périmètre me rassurait énormément. L'officier Richard m'avait assuré que cette équipe resterait postée devant la maison jusqu'à ce que le coupable soit arrêté. Ils veillaient sur mes proches et moi, jours et nuits, et j'en étais reconnaissante. Quand bien même, il n'y avait pas assez d'effectif pour que des équipes soient également envoyées chez mes amis, raison pour laquelle je m'inquiétais. Si l'homme en venait à se venger mais qu'il n'arrivait pas à m'atteindre, il n'hésiterait pas à s'en prendre à eux. Après avoir fait part de ma requête à l'officier Richard, la seule solution qu'il me proposait était de vérifier de temps à autres si aucun danger ne les guettaient. Il ne pouvait rien envisager de plus.

Par la fenêtre de ma chambre, je jetai un coup d'œil à l'extérieur. Les policiers discutaient à quelques mètres de l'entrée dans l'allée principale. Ma gorge se serra douloureusement et je rabattis le rideau. Le mauvais sentiment d'être constamment épiée, qu'il était tapissé dans l'ombre à m'observer, ne me quittait plus. Je souhaitais seulement trouver un peu d'intimité, mais je l'imaginais me regarder lorsque je dormais. Je ne sortais plus. Mes nuits étaient hantées par son image. Lorsque je me réveillais en plein milieu de la nuit, la sensation de ses bras qui s'enroulaient autour de mon ventre était encore présente. Il partageait mon lit et s'amusait à me tourmenter.

Assise en tailleur sur mon matelas, je déchirai une feuille de papier de mon bloc-notes et pris un stylo. J'éprouvais désespérément le besoin de me libérer. Durant plusieurs minutes, je restai face à cette page blanche, sans trop savoir quoi écrire. Un million de choses me pesaient sur la conscience, me rongeait, et dont j'aimerais me séparer. Puis finalement, je laissai le stylo glisser sur le papier, noircir cette page vierge de ces mots que je n'osais à peine prononcer :

« Mes pieds foulent le parquet froid de ma chambre. Je suis de retour chez moi. J'ai l'impression de revenir quelques mois en arrière, sauf qu'aujourd'hui, tout est différent. Je ne suis plus la même que lorsque j'ai quitté le cocon familial en quête d'indépendance. À cette époque-là, j'étais encore frêle et naïve. Maintenant je suis plus forte et courageuse, alors peut-être que je devrais te remercier ?

Avant, j'étais innocente et je menais une vie sans rebondissements. Et après réflexion, ça m'allait très bien. J'aurais voulu rester cette jeune femme de dix-huit ans qui apprenait encore du monde et qui rêvait d'amour. Rien de tout ça n'aurait dû se passer. C'était ma vie ! Elle n'était pas parfaite mais elle me convenait, et tu n'avais pas le droit de la gâcher !

Puis tu as finalement surgi comme une apparition de l'univers, un signe que l'on m'envoyait. Tu étais tout ce dont je rêvais ; fort, attentionné, et surtout tu m'aimais moi, et pas une autre. Pour la première fois de ma vie je ressentais ce sentiment, celui d'avoir de l'importance. Ta présence me faisait me sentir vivante et ton obsession pour moi me donnait de l'assurance. À tes côtés, je détenais tout d'une femme forte. Je n'étais plus cette gamine que l'on méprisait, dont la confiance en elle avait été piétinée. Avec toi, je me sentais comme dans un rêve éveillé. Je vivais l'une de ces histoires à l'eau de rose, celle que je passais mon temps à lire. Tu m'as fait croire en l'amour. Tu m'as promis le monde. Cette peur s'est petit à petit transformée en un besoin vital, cette illusion d'amour qu'il me manquait.

Tu savais ce que je ressentais. Tu me voyais comme une petite chose faible que tu pouvais manipuler à ta guise. Tu m'as nourri de cette illusion beaucoup trop longtemps, et m'as rendue dépendante. Et puis, c'est là que tout a dérapé...

Alors que je devrais te détester, ce manque me rattrape chaque jour un peu plus. J'erre comme une droguée en plein sevrage. Je lutte pour ne pas craquer, ne pas me nourrir de cette dose si nuisible, celle de te voir. Je m'efforce de faire face à ce manque si malsain, si effrayant... Mais qu'est-ce que tu m'as fait ?

Je te hais de toute mon âme ! À cause de toi, je ne me sens plus en sécurité nulle part. Je n'éprouve que le vide et l'abandon. Chaque jour est une épreuve de plus à passer. J'ai constamment cette douleur profonde, celle de mon cœur en lambeau. Le pire de tout, c'est que je me déteste. Oui, je me déteste tellement que je ne pense plus arriver un jour à m'aimer de nouveau... Sais-tu au moins ce que cela fait de ne même plus pouvoir se regarder en face dans la glace ? D' éprouver cette répugnance envers soi-même ? Je ne suis incapable de me déshabiller, car quand je le fais, je me dégoûte tellement... Parce qu'à chaque fois que je me regarde, ça me rappelle que je t'ai un jour laissé balader tes mains sur mon corps, et que j'ai aimé ça.

Tu m'as détruite. J'espère que tu en es fier. Tu m'as trop longtemps fait croire que c'était ça l'amour, que j'étais chanceuse de t'avoir. Alors qu'en réalité, je mérite mieux, tellement mieux... Tu m'as manipulé comme un jouet, à présent cassé. Et moi je suis rentrée dans ton jeu, je me suis laissée vaincre. Je me suis soumise à tous tes désirs, même les plus sombres. Tu as rouvert des plaies chez moi avant de les refermer, pour mieux me contrôler. Tu te servais de chacune de mes faiblesses pour m'apprivoiser. Au fond, tu m'as déchiré.

Je ne sais vraiment pas pourquoi je t'écris cette lettre car tu ne vas sûrement jamais la lire. Je pense que je ressentais juste le besoin de rompre ce lien qui n'a cessé de me détruire et qui encore aujourd'hui me poursuit, et te dire à quel point je regrette de t'avoir rencontré. Mais je ne te laisserai pas gagner cette dernière bataille. Je te promets une chose : je me relèverai et je me battrai chaque jour pour triompher.

À ton avis, combien de temps me faudra-t-il pour t'oublier toi, mais surtout, tout le mal que tu m'as fait ?

À jamais.

A - »

Lorsque j'écrivis ces derniers mots, une larme succomba et vint s'échouer sur la page, ce qui fit baver l'encre. Me libérer de la sorte me faisait plus de bien que ce que je croyais au départ. Je considérai la lettre coincée entre mes doigts pendant quelques secondes puis enfin, je quittai mon lit pour la cacher. J'ouvris l'arrière d'un ancien cadre photo, dont j'observai le cliché de mon ancienne moi, celle que je ne serai plus jamais, puis plaçai le morceau de papier avant de le refermer. Ici, personne ne la retrouverait.

Mon père ignorait comment agir face à ça, il me demandait régulièrement ce qu'il pouvait faire pour m'aider à me reconstruire. Sa question restait toujours en suspens car rien ne pouvait réparer ce qui avait été fait. À plusieurs reprises, il avait évoqué la possibilité de prendre rendez-vous chez un psychologue mais je refusais systématiquement. Pour rien au monde je ne m'assiérais devant une personne qui s'efforcerait de m'étudier et de prétendre comprendre mon passé sans l'avoir vécu. Mon père essayait de faire de son mieux, et tentait de concilier la tristesse de sa fille et la décès de sa femme.

Mon téléphone émit une vibration et un énième message sur mon profil apparut. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses personnes demeuraient au courant de mon histoire dans les grandes lignes. Des informations concernant l'homme recherché passaient à la télévision, ainsi que la dangerosité dont il pouvait faire preuve. Le but était de prévenir la population et visiblement sur les réseaux sociaux, la toile s'enflammait. Depuis que les médias s'en mêlaient, mon nom apparaissait dans de nombreuses conversations au sujet de ce mystérieux inconnu. Mon nom ne cessait d'être mentionné et cela me rappelait d'autant plus les récents évènements que j'essayais tant bien que mal d'oublier. Je pris alors l'appareil et le jetai au fond du tiroir de ma table de chevet.

Je me souvins de ces mots qu'il m'avait adressé alors qu'il me dissuadait de le dénoncer : « crois-moi, tu n'as pas envie de constater qui sera le plus rapide, entre moi et la police ». Ils me terrifiaient toujours et me hantaient quant à la décision que j'avais prise. Je prenais des risques. Il m'avait tellement répété que je lui appartenais, et qu'il me retrouverait où que j'aille, sans que je ne puisse m'échapper. Je regrettais de ne pas avoir mis un terme à cette histoire dès lors qu'il s'était introduit chez moi pour la seconde fois, avant que cette histoire n'aille trop loin.

***

Un bruit me tira de ma sieste et j'émergeai progressivement du brouillard. Mes membres étaient encore engourdis, emmêlés dans les draps de mon lit. Un instant fut nécessaire pour me remettre les idées en place. Je m'étais assoupie de fatigue après avoir déchargé toutes mes émotions négatives. Un bâillement m'échappa lorsque je m'étirai. Dans l'encadrement de la porte, je vis ma sœur debout avec un sourire qui étirait ses lèvres. Elle me demanda mon approbation pour entrer puis vint s'asseoir au bout de mon lit. Je compris que ce qui m'avait réveillé était le son de ses coups contre le bois de ma porte.

— Je ne voulais pas te réveiller, s'excusa-t-elle face à ma mine endormie.

Elle semblait reprendre sa vie en main et aller beaucoup mieux. Contrairement à ces derniers jours, elle revêtait des vêtements autre que ses pyjamas et ses cheveux qui lui arrivaient aux épaules étaient disciplinés et bouclés. Elle remontait la pente et j'étais contente de constater qu'au moins l'une de nous deux s'en sortait.

— Comment vas-tu ? demanda-t-elle d'un ton compatissant. J'ai vu les messages sur les réseaux sociaux...

Comme une bonne partie d'entre eux, cette histoire l'intriguait et elle désirait en savoir plus. Nous n'avions pas vraiment eu l'occasion de discuter depuis ma déposition aux policiers, ni abordé le sujet de nouveau. Cela ne m'étonnait pas qu'elle soit tombée sur les messages qui mentionnaient l'affaire, mon histoire faisait la une en ce moment : Une adolescente victime d'un insatiable stalker durant des mois consécutifs. De quoi effrayer la toile... Jusqu'ici j'entretenais l'espoir que mon cas reste secret mais une histoire de ce genre finissait forcément par fuiter. Le seul soulagement qui me réconfortait était que le lycée était bientôt fini, et je n'allais pas être obligée d'y retourner avant les examens. Je me demandais seulement ce qu'Evan en pensait, s'il m'en voulait de lui avoir tout caché...

— L'affaire se répand dans toute la ville, dit-elle comme si je n'étais pas déjà assez au fond du trou.

— Sans blague...

— Des journalistes sont même devant la maison !

— Quoi ?

Je bondis de mon lit pour me rapprocher de la fenêtre. Discrètement je tirai le rideau et en effet, une dizaine de journalistes se bousculaient les uns les autres, postés au grillage de la demeure. Une injure franchit mes lèvres lorsque je me rendis compte que si l'affaire se propageait autant, il n'y avait vraiment aucune chance que mon agresseur n'ait pas vent de cette information.

— Ils se battent tous pour obtenir le témoignage de cette adolescente tout droit sortie d'un roman de Stephen King!

— Ils sont là depuis longtemps ? paniquai-je toujours en épiant l'extérieur.

— Je dirais un peu plus d'une heure... Tu sais, tu me fais vraiment penser à Carrie* ; mystérieuse, étrange, différente des autres et recluse chez elle comme un monstre à trois têtes. Ton histoire ferait un bon scénario pour un thriller !

Je lui lançai un regard assassin. Ce n'était pas le moment de plaisanter ! Depuis que la police nous protégeait, elle semblait prendre cette histoire à la légère, elle qui flippait lorsque je lui avais annoncé.

— Papa a ordonné aux policiers d'essayer de les faire partir, mais ils ne semblent pas disposés à obéir, grimaça-t-elle. Techniquement, ils sont dans la rue et tant qu'ils ne franchissent pas le portail, ils ont le droit de rester.

— Et tu penses qu'ils vont finir par décamper ?

Je rabattis le rideau dans un soupir, pourquoi fallait-il que ça m'arrive à moi ? Décidément, j'étais maudite. Chaque fois qu'une chose semblait se régler, une autre apparaissait, me rappelant toujours cet homme que je tentais d'effacer de ma mémoire.

— Je ne sais pas, avoua-t-elle calmement, mais ils vont bien finir par se lasser, non ?

Je n'eus d'autre choix que de croire à l'hypothèse de ma sœur qui se montrait bien optimiste. Morgane tapota la place à ses côtés et je m'exécutai. Mon attention dériva vers le décor impersonnel de ma chambre depuis mon déménagement. Mon père avait au moins eu l'obligeance de débarrasser la pièce de toutes ses affaires, après qu'il l'ait transformé en bureau. Si je devais vivre ici un petit moment, j'aimais autant avoir un lieu qui me ressemblait et dans lequel je me sentais chez moi. Mon lit avait repris sa place au milieu de la pièce, mon géniteur avait ajouté des nouveaux draps, un miroir et quelques objets personnels qui se trouvaient dans le grenier. Les quelques exemplaires de mes livres que j'avais emporté avec moi demeuraient soigneusement rangés sur mes étagères et je reprenais peu à peu mes marques.

— Tu es au courant que tu pourrais littéralement écrire un livre sur ce que tu as vécu, ironisa-t-elle pour détendre l'atmosphère. Glauque, terrifiant... Ce serait un best-seller !

— Tu dois penser que je suis folle, soupirai-je vis-à-vis de cette situation complètement dingue.

— Au contraire, réfuta ma sœur, mais je ne comprends pas la raison pour laquelle tu as laissé cet homme agir ainsi avec toi, et malgré la peur... que tu continues même de le protéger !

Il m'était impossible de lui en vouloir car si je me retrouvais à sa place, les mêmes questions me traverseraient l'esprit. Elle souhaitait seulement combler sa curiosité et en tant que sœur, elle s'inquiétait pour sa cadette.

— Tu sais que tu peux tout me dire...

D'un geste nerveux, je replaçai la manche de ma chemise à carreaux sur mon épaule. La chair de poule recouvrit la peau de mes jambes nues et j'attrapai la couverture que je remontai jusqu'à la hauteur de mon short de pyjama.

— Tu sais ce que ça fait, de se sentir seule et délaissée ?

— C'est ce que tu ressens ? articula-t-elle à mi-voix entre une affirmation et une question.

— C'est ce que vous m'avez toujours poussé à éprouver. Toi, papa, maman... Il était le seul à m'apporter l'attention que je désirais.

Une lueur triste dans son regard s'anima et ses lèvres se pincèrent. Elle devait certainement songer à son comportement à mon égard depuis toutes ces années, et à la méchanceté dont j'avais écopé pour une raison inconnue. Aussi loin que je me souvienne, j'avais toujours désiré lui ressembler. J'adorais ma sœur et elle était en quelque sorte mon modèle. Puis petit à petit, elle avait commencé à suivre l'exemple de ses copines de bonnes familles. Elle adoptait des goûts de luxe, méprisait toutes les personnes qu'elle ne jugeait pas à la hauteur et bientôt, même sa propre sœur n'était plus assez bien pour traîner avec elle.

— Pourquoi tu ne m'en as jamais parlé ?

— On ne peut pas dire qu'on entretenait la meilleure relation qu'il soit, avançai-je avec regrets. Pour une raison qui m'échappe, tu m'as toujours méprisé alors que je réclamais seulement ton attention. Quand tu me regardais, j'avais toujours l'impression de ne pas être ssez bien pour toi, ou pour faire partie de la famille. Tu restes quand même ma grande sœur et depuis petite, je voulais juste te ressembler.

Une larme coula au coin de son œil et elle l'essuya précipitamment, émue par mes paroles. Je ne reconnaissais plus ma sœur depuis sa dispute avec Louis. Elle avait complètement changé d'avis concernant sa manière de vivre qui reposait principalement sur la superficialité.

— Tu te trompes Allison, déclara-t-elle avec indignation, je ne t'ai jamais jugée comme tel ! C'est même tout l'inverse ; je suis jalouse de ta générosité et de ta gentillesse. Ce que je préfère chez toi c'est que tu restes toi-même. Tu n'éprouves pas le besoin de ressembler aux autres pour leur plaire. Tu es tout ce que j'ai toujours voulu être.

La surprise se lisait clairement sur mon visage quand elle me débita ces mots que je n'aurais jamais imaginé l'entendre prononcer.

— Je suis sincèrement désolée d'avoir pu te convaincre du contraire. Je t'aime, murmura-t-elle en me prenant dans les bras.

Je croisai mes bras derrière son dos, et enfuis ma tête dans le cou de ma grande sœur, profitant de ce moment dont j'avais tant rêvé.

* Personnage fictif du roman Carrie de Stephen King.


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