25 * Le dentifrice dans la cuisine


Agathe

Un mois a passé depuis l'altercation avec ma famille. Le contact avec Arthur et Alexis reste tendu. Quant à mon père, il demeure distant, même s'il n'a pas coupé les ponts pour autant. Je crois qu'il a besoin d'un peu de temps pour prendre conscience des choses.

Zachary observe le bitume d'un œil triste. Son van a trouvé sa place sur le parking de la résidence. Devant nous se dressent trois valises, dont une à moitié pleine. Soit, toutes ses affaires. Il doit s'imaginer que sa vie entière se résume à si peu...

Le sortant de sa transe, j'en tire deux derrière moi, d'un pas enthousiaste. Son regard peiné se pose sur moi, hésitant.

— Aller viens, on va te trouver une place, lui souris-je, disparaissant dans le hall de l'immeuble.

Son pas lourd me suit, se mêlant au bruit des valises rebondissant sur le carrelage. Les portes de l'ascenseur se refermant sur nous, je pose ma tête sur son épaule, nous observant dans le miroir. Ses yeux bleus rencontrent les miens, reflétant une impatience non feinte. En cet instant, il semble presque timide. Un léger sourire étire ses lèvres tandis qu'il baisse le regard, comme pris sur le fait. Le moindre mot risquerait de briser cette ambiance empreinte d'émotions. Silencieusement, je sors de la cage d'acier, l'entraînant dans l'appartement.

— Je ne veux pas te déranger dans...

— Me déranger ? le coupé-je, haussant un sourcil.

Zach laisse échapper un soupir, visiblement mal à l'aise. Voyant qu'il ne répond pas, perdu dans un sentiment de honte inacceptable à mon sens, j'ouvre le placard où sont rangés mes manteaux.

— Tu aimerais les ranger ici ? Ou ailleurs ?

— Là, c'est très bien, murmure-t-il.

Il paraît autant content que contrarié. Je ne sais pas comment interpréter cette réaction inattendue. Comme s'il hésitait à me parler de quelque chose.

— A part mon van, je n'ai jamais eu d'endroit à moi. Je n'ose pas trop bouger tes affaires, avoue-t-il finalement, en se frottant la nuque. Chez moi, tout était rangé au même endroit, je ne sais pas trop comment m'organiser.

— Zachary... Tu fais comme tu le sens. Si tu préfères ranger ton dentifrice dans la cuisine, et bien soit.

Un sourire furtif étire ses traits pudiques.

— Arrête de te tracasser pour ces futilités, bougonné-je, liant mes mains dans son dos.

Déposant mes lèvres sur sa joue, je m'assois à même le sol et ouvre ses valises en grand. Curieux, Saphir vient sentir ses pulls et chemises, montant dans les bagages.

— Tu vas mettre des poils partout, râlé-je en le récupérant contre moi.

Avec précaution, mon compagnon sort ses vêtements un à un. Sentant qu'il a besoin d'autonomie dans cette étape, je le laisse agir comme bon lui semble.

* * *

Enveloppée dans un sommeil profond, un râle empli de douleur me réveille brusquement. Le cœur battant, je découvre Zachary, assis à mes côtés. Le visage dans les mains, tout son corps semble trembler. Doucement, je pose ma main dans son dos, trempé de sueur. Il sursaute vivement. Son regard désorienté trouve alors le mien. Ses yeux écarquillés paraissent briller dans la nuit. Je devine aisément qu'il sort d'un mauvais songe, en reconnaissant parfaitement les signes.

— Tout va bien, assuré-je, même s'il a l'air encore loin dans ses esprits.

À plusieurs reprises, il cligne des yeux, le souffle court. Avec maladresse, je tente de remettre de l'ordre dans ses cheveux ébouriffés.

— Je ne pouvais rien faire, murmure-t-il d'une voix étranglée. Ils me frappaient, ils étaient trop nombreux.

Je n'ai pas besoin de lui poser la question : il parle de son expérience en prison. Immédiatement, mon cœur se comprime douloureusement, sans que je ne sache comment réagir.

— Je n'avais pas la carrure pour me défendre, ils en jouaient. J'étais la « mauviette » du groupe, celui sur lequel ils déversaient leur haine et leur colère, continue-t-il.

À son œil vide, je saisis qu'il se déleste de ce poids maintenant, sans vraiment en avoir conscience. Alors je suis l'oreille qui lui faut, même si cela s'avère terriblement douloureux.

— Je n'avais rien fait pour mériter ça, je ne pouvais pas me protéger. Ça durait une éternité.

Tandis qu'il me raconte la souffrance vécue dans ce milieu pénitentiaire, ses joues sont baignées de larmes. D'un geste tremblant, je les efface. Aujourd'hui encore, je ne peux pas cautionner toute la violence qu'il a pu subir. Il est trop bon pour ce monde de brutes...

Et il poursuit son récit, me contant toutes ces horreurs qui me transpercent l'âme. Tant d'années de déchirement... Sa peine semble immense. J'essaye de l'embrasser par ma force, afin de le laisser en paix.

D'un coup, il paraît revenir dans notre réalité et se rendre compte de ce qu'il vient de me dire. Une expression d'effroi étire ses traits. Puis de dégoût, pour lui-même. Il se lève du lit, trébuche sur le tapis et manque de tomber. Se rattrapant au mur, il court presque jusqu'à l'entrée où il enfile ses chaussures.

— Zach, où vas-tu ? m'inquiété-je.

— Besoin d'air, souffle-t-il avant de claquer la porte.

Je pourrais lui courir après et tenter de le raisonner. Nous sommes en plein hiver, il fait un froid de canard et il est uniquement vêtu d'un T-shirt en coton. Seulement, ma présence risquerait de l'étouffer plus qu'autre chose. Alors je prends mon mal en patience, effectuant les cent pas dans le couloir.

Comment puis-je l'aider à surmonter ces épreuves ? Nous nous côtoyons depuis plusieurs mois à présent. Sa vision de lui-même a évolué, il s'autorise plus à se dévoiler comme il l'entend, peu à peu. Néanmoins, ces traumatismes vécus là-bas resteront gravés dans sa mémoire à tout jamais. Tout comme le décès de ma mère sous mes yeux. Et je vois bien que sa peine est immense, qu'il a du mal à l'éponger. Jusqu'ici, il ne m'avait pas parlé de ces accès de violence à son encontre. Évidemment, je me doutais que cette période n'a pas dû être simple à vivre. Mais, j'étais loin de m'imaginer qu'il ait pu autant en pâtir physiquement.

À ce moment-là, ma haine contre Ezequiel montre encore d'un cran.

Le regarde Zachary traduisait autant de honte que de tristesse. Avec un brin de révolte, ce coup-ci. Laissant échapper un long soupir, je me concentre sur un saladier qu'il a laissé dans le salon, ne sachant pas où la ranger.

Mon dieu, Zachary, que mon cœur déborde d'amour pour toi...

Et voilà que je pleure à mon tour, complètement déboussolée. Les hommes que j'ai pu côtoyés se sont constamment montrés vaillants, refusant de laisser entrevoir une seule faille. Cela m'a toujours agacée, j'avais l'impression de ne pas totalement les connaître.

Aujourd'hui, Zach me bouleverse, je n'ai pas l'habitude de ça. Pourtant, il ne demande que ça : être écouté et surtout, entendu. Je suis capable de lui offrir, je lui dois bien ça.

Tout à coup, la poignée se tourne et la porte s'ouvre sur lui : les joues rougies par le froid, l'air hagard.

— Viens, m'exclamé-je, m'emparant de sa main glacée.

Sur le canapé, je récupère mon plaid et l'enroule dedans. À présent, il paraît plus calme, réfléchi. Il grelotte, mais fait mine de rien alors je lui tends un de ses pulls qui traînait là. Il l'enfile sans rechigner. Puis Saphir trouve naturellement sa place sur ses genoux, lui servant de bouillotte.

— J'ai d'abord pensé à te demander d'oublier tout ce que j'ai bien pu te raconter, avoue-t-il subitement, fuyant mon regard.

L'émotion est trop grande pour moi. Presque timidement, je pose ma paume sur la sienne, à peine réchauffée.

— Puis je me suis dit que tu allais faire partie de ma vie, encore longtemps. Et je ne veux pas que tu angoisses à chaque fois que je sors la nuit, pour respirer.

Même dans ces circonstances, il préfère penser à ce que je ressens...

— Ça suffit, m'interposé-je, sous son regard interloqué. Je veux que nous parlions de toi, pas de moi.

— Mais je.. enfin, bégaye-t-il, pris de court.

— Je sais que tu veux bien agir. Seulement, il faut que tu extériorises ce que tu gardes en toi depuis trop longtemps. Je veux t'écouter, lui assuré-je, cajolant ses phalanges.

— Ah bon ? s'étonne-t-il.

— Zach...

Les sourcils froncés, il baisse la tête sur le chat qui miaule dans sa direction.

— Je fais moins de cauchemars qu'avant, ils sont moins réalistes, confesse-t-il difficilement. Par contre, je ne comprends toujours pas ce déchaînement de violence... Peut-être que j'avais mal agi ?

— Non, ils avaient simplement besoin de passer leur colère sur quelqu'un et c'est tombé sur toi.

— Mais moi, je n'avais envie de ça.

— Évidemment...

— Je suis sûr que mon frère aurait fait partie de ces gens-là. Lorsqu'il me rendait visite, il voyait dans quel état je me trouvais. Et il n'a pas agi, rage-t-il, serrant les poings.

Malgré moi, un sentiment de haine intense me traverse le corps, comme chaque fois qu'Ezequiel intervient dans nos discussions.

— J'avais peur, souffle-t-il. Me retrouver dans cette cellule, privé de tout, pour quelque chose que je n'ai pas commis, c'était atroce. Ces quatre murs gris et humides me rendaient fous. Pourtant, quand j'ai pu en sortir, je me suis senti complètement perdu. Trois années enfermé m'avaient retirés tous mes repères. La porte s'est refermée derrière moi et je n'ai plus su quoi faire. Dans sa vieille Citroën, mon père m'attendait. J'espérais trouver un tant soit peu d'affection, seulement il a instauré une distance entre nous qu'il conserve encore aujourd'hui.

Entendre ses mots me révoltent. Pour autant, mon paternel n'a pas forcément agi d'une meilleure manière. Comment rejeter une personne comme Zachary, qui a tout sacrifié pour son frère ? Qui a un tel devoir de sa famille qu'il a tout donné, sans réserve ?

— Quand je me suis retrouvé dans ma chambre d'adolescent, tout me semblait obsolète. La décoration, les vêtements, ... Plus rien ne me correspondait. Pire, je ne savais plus comment organiser ma journée. Je vagabondais dans les rues, sans but ultime. Chaque matin, je retrouvais mon père dans la cuisine, avec son regard réprobateur. Le soir, je sortais avec mon frère et ses amis, sans grand entrain. Aujourd'hui encore, j'ai parfois l'impression d'avoir un boulet accroché au pied et de ne pas savoir ce que je fiche là. Je regarde le temps passer, sans savoir quoi en faire. Pendant sept ans, il m'est passé entre les doigts. J'ai l'impression d'avoir raté une décennie de ma vie.

Alors que je m'apprêtais à répliquer, il me devance, souriant :

— Mais il m'en reste encore beaucoup, alors tant pis.

N'y tenant plus, je me blottis dans ses bras, le cœur gros. Face à son discours, je ne trouve aucune réponse adaptée. À la place, je l'écoute et cela paraît lui convenir. Peu à peu, il se détend et le soleil se lève, réchauffant nos visages. Un long moment de silence passe, apaisant nos mœurs. Son odeur m'embaume tandis que son corps recouvre une température normale.

— Et si tout ça avait pour seul but de me mener à ce bonheur, ça valait le coût, susurre-t-il dans mon oreille.

— Je t'aime, bredouillé-je, trouvant que seuls ses mots auraient de la valeur en cet instant.

— Moi aussi, souffle-t-il contre mes cheveux.

Et si toute cette souffrance n'avait servi qu'à m'amener à ses côtés ?

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Bonsoir !

Ce chapitre, un peu plus long que d'habitude, avait pour but d'avoir le vécu carcéral de Zachary. Ça me paraissait important !

J'espère qu'il vous aura plu :)

Bonne soirée,

Fantine

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