Chapitre II : Libération et libation



Il sortait enfin des vapes dans lesquelles les somnifères l'avaient vautré. Il avait même dû se passer de l'eau glacée sur le visage afin de se sortir de cet état de torpeur. Le jeune homme devrait partir dans les plus brefs délais afin de rejoindre son ami qui l'attendrait les quelques minutes qui représenteraient son traditionnel retard. Il se laissa un bon quart d'heure, cela lui ferait du bien de se promener un peu. Il pleuvait, il ventait, les feuilles valsaient sous les efforts des éléments déchaînés, une atmosphère qui ne pouvait que le remettre d'aplomb.

Il enfila sa veste, ajusta sa capuche, sortit et verrouilla la porte de l'appartement. Quand il arriva dans le hall de l'immeuble, un sourire apparut à la vue de ce qui l'attendait. Ses lèvres s'étirèrent quand le contact fut direct et que sa peau frissonna sous les caresses de l'eau et de l'air. Son cœur brûlait enfin tandis qu'il foulait le sol recouvert d'un tapis de feuilles mortes. Son esprit se déchaîna, il se sentait libre, plus que jamais. Il n'avait jamais compris cette sensation, ni même su l'exprimer. Peut-être le soleil radieux de la cité phocéenne l'avait-il lassé avec le temps ? Quoiqu'il en soit, quand les nuages le couvaient, il revivait, et ce, d'autant plus quand le vent poussait comme les ailes métaphoriques dans son dos. Il vivait, voilà tout.

Ainsi, le trajet fut bref. Trop bref. Il avait donc décidé de s'arrêter un moment en surplomb de la plage et d'observer la furie des mers s'abattre sur la grève sablonneuse. Il était seul au monde, il en était le maître, il en était le centre. L'espace d'un instant. Tout cela ne durerait pas, mais il savourait autant qu'il le pouvait. Il profitait de l'instant. Chaque bourrasque qui caressait sa peau s'infiltrait dans ses veines et propageait dans son corps une vague de chaleur. Il profitait de l'instant. Chaque gouttelette d'eau qui lui parvenait alimentait l'étincelle de vie qu'il renfermait, et gonflait son cœur qui semblait l'absorber. Il profitait de l'instant, mais il s'arracha au charme des éléments, revigoré après ce qui s'apparenterait à une forme de photosynthèse.

Il reprit alors sa route et atteignit finalement l'immeuble dans lequel vivait Baptiste. Il sonna à l'interphone et après un « bip » désagréable, franchit le seuil pour s'attaquer à l'ascension des escaliers. Arrivé au sommet, il fut accueilli avec le sourire. Il enleva ses chaussures trempées, ouvrit sa veste et entra dans l'appartement. Baptiste ne tarda pas à l'invectiver :

« Bon allez, viens, il reste plus grand-chose à faire, mais c'est important et on a plus beaucoup de temps.

— T'inquiète, j'y avais déjà réfléchi, j'ai tout sur ma clé USB.

— Ah super, montre-moi ça ! »

Il lui arracha l'objet en question de la main qu'Adam venait de sortir de sa poche et se précipita dans sa chambre. L'invité ne tarda pas à le rejoindre dans cette pièce, dans le fond de laquelle trônait une baie vitrée qui offrait une vue splendide. Sur le bureau, devant celle-ci, une lumière bleutée signalait la présence d'un ordinateur devant lequel se tenait, assis et concentré, un adolescent qui verrait enfin aboutir un projet de court-métrage qu'il traînait maintenant depuis quelques années. Quand il eut fini sa lecture, il fit tourner sa chaise de bureau pour faire face à Adam et le féliciter pour son travail. Ils pourraient enfin passer aux choses sérieuses : le tournage.

« Bon, du coup, comme on a plus de temps que prévu, faut que je te montre le matos que j'ai réussi à réunir. C'est pas grand-chose, mais on est pas non plus une super production...

— Ça marche. »

Sur ces mots, son hôte fila dans le débarras dans lequel il entreposait son matériel. Il fouilla de longues minutes durant, parmi les cartons, pour tirer tout d'abord la caméra, puis le sang factice, les quelques accessoires de costume, les lampes sur batteries dont il espérait pouvoir tirer un éclairage acceptable et enfin, summum, le fameux clap qui les émerveillait tant. Il retourna alors dans sa chambre les bras chargés, et déposa la tout sur son lit.

« On a pas de micro ?

— J'ai toujours dit que j'en avais pas, perso, répliqua Baptiste.

— Alors j'espère que ta caméra gère, parce que sinon, on va devoir se doubler en post-prod.

— Déjà, il n'est pas censé y avoir de vent, dredi, donc c'est un bon début. Et puis on verra bien. »

Adamsoupira intérieurement quand il entendit ce jeu de mot d'une qualité douteuse,mais ne releva pas.Après avoir inspecté le matériel et avoir fait tourner la caméra, l'une de celles qui seraient utilisées, Adam prit congé, non sans recommander au préalable de vider la carte mémoire et de charger les batteries.

Une fois qu'il fut parti, Baptiste décida de réécouter les ébauches musicales qu'un autre membre de la bande, Rémy, avait composé afin d'accompagner certaines scènes. Il espérait ainsi imaginer de nouveaux plans. Il acheva ensuite sa soirée par le visionnage d'une superbe série qui l'amena, à défaut de pouvoir l'y renvoyer, dans les années quatre-vingt si chères aux réalisateurs d'aujourd'hui. Quand le générique de fin du dernier épisode défila, il alluma sa lampe de chevet et se leva pour éteindre le lustre qui éclairait d'une lumière inanimée la pièce, qui se réchauffa instantanément.

C'est alors qu'il manqua d'avoir une attaque. L'éclairage, si particulier, faisait apparaître au-dessus de sa tête de lit des marques verticales irrégulièrement espacées qui s'élargissaient à leurs bases. Il se rassura alors quand il s'expliqua ce phénomène par la poussière qui avait dû s'accumuler sur le mur et dont il avait dû ôter des raies en s'appuyant dessus. Comme pour s'en assurer, il passa sa main dessus et sa théorie se confirma. Il pesta un moment contre sa bêtise due à son état psychique après ce nouvel épisode dont l'une des principales forces résidait dans l'ambiance. Sa pulsation cardiaque ralentit peu à peu tandis que sa respiration s'apaisait. Il se coucha, éteignit la lumière et quelques minutes après, Morphée l'enlaçait.

***

Durant toute la matinée, Adam avait fait des recherches. Il était pris dans une quête désespérée, dont les fruits lui permettraient peut-être de comprendre ce qu'il lui arrivait. Car l'ombre avait réapparu. Hier, chez Baptiste. Pendant que celui-ci était parti chercher le matériel. Impression fugace mais le froid soudain qu'il avait ressenti ne laissait que peu de doutes. Il se passait quelque chose. Et il était au centre de ce quelque chose.

Comme nombre d'adolescents, il avait toujours rêvé d'être l'élu d'une prophétie, de se démarquer de ses congénères par un talent caché. Mais maintenant, il avait peur. Peur de cette chape inconnue qui le narguait, qui le torturait, même. Peur de comprendre ce que son inconscient lui hurlait. Alors il cherchait une cause rationnelle à ce phénomène. Le jeune homme voulait se rassurer. Mais tous ses efforts restèrent vains. Rien. Il ne trouva rien. Pas le moindre article, pas le moindre témoignage sérieux, rien. Google n'était pas son ami. Il n'avait de cesse de le renvoyer vers des pages d'occultisme aux rites condamnés. Il finit même par tomber sur le site d'adeptes de la Mort déifiée. Une vague de frissons le parcourut. Absurde. Tout cela était absurde. Rien ne faisait sens. Ridicule.

Les superstitions trouvaient toutefois peu à peu leur chemin dans son esprit. Elles s'insinuaient, corrompaient le rationnel, brisaient les tabous sociétaux hérités de la culture judéo-chrétienne qu'il avait si bien assimilés. Il les repoussait, il luttait, mais il se refusait à se contenter de l'hypothèse du syndrome post-traumatique que son psychologue aurait avancée. Il n'était pas fou. Un malaise épisodique, pourquoi pas. Mais la répétition du phénomène l'inquiétait au plus haut point. Si tout cela ne provenait que de son esprit, ce dernier était indubitablement malade. Ce ne pouvait être le cas. Il l'aurait su, s'il avait été bon pour l'asile. Il y avait sûrement une autre explication. Une maladie visuelle peut-être ? De la fatigue qui provoquait quelque hallucination ? À moins que tout cela ne soit réellement réel ?

Soudain, il ferma le clapet de son ordinateur portable d'un coup sec pour aller s'asperger d'eau. Il resta de longue minutes, le visage enfoui dans ses mains, à se vider l'esprit. Il devenait fou, voilà tout. Il avait abusé des « creepy pastas », si bien qu'elles lui étaient montées à la tête. Le manque de sommeil s'ajoutait d'ailleurs au phénomène. Sans compter le choc post-traumatique subséquent l'attentat dont il avait été témoin.

Tout cela lui faisait perdre la boule, si bien que ses yeux le trahissaient, habilement trompés par son cerveau trop usité à l'étrange et au paranormal pour ne plus savoir différencier la fiction de la réalité. Il ne fallait pas se voiler la face, il était fou, maboule, aliéné, taré, cinglé, timbré, givré, voilà tout. Simple.

Il prit une grande inspiration et alla s'asseoir sur le canapé, saisit la télécommande et zappa jusqu'à tomber sur un programme qui lui permettrait de véritablement se vider la tête. Ce n'était pas ce qu'il manquait. Il se sentait mieux, bien que sa jambe droite ne cessât son numéro de métronome. Le temps passait, sa foi en l'humanité diminuait, mais du-moins parvenait-il enfin à passer à autre chose. Ainsi quand son estomac le rappela à l'ordre n'osa-t-il pas quitter l'écran des yeux, quitte à se contenter d'un repas à base de chips qu'il se fit violence d'aller chercher.

Après deux longues heures d'anesthésie cérébrale, il avait même oublié ce qui l'avait poussé vers ces émissions. Il se leva donc, puis, après avoir chassé l'engourdissement de son corps, il éteignit la télévision et retourna dans sa chambre. Il décida de dessiner, sans délibération, poussé par son instinct. Il aimait dessiner. Le travail manuel l'aidait à se vider l'esprit. Alors il couvrit de nombreuses feuilles de dessins pulsionnels. Nul besoin de réflexion. Nul besoin de soin. Seul comptait la catharsis. La libération, en soi. Alors il enchaînait. Son poignet le brûlait. Il persévérait. Il persista jusqu'à ce que la douleur ne soit plus tolérable.

Adam réalisa, alors. Il jeta un coup d'œil alentour et put ainsi voir ces dizaines de feuilles éparpillées sur le sol. Ses dessins étaient variés, allant de la faux aux cyprès, en passant par quelques cranes. Mais le motif qui prédominait restait l'ombre. Il en fut choqué. Il balaya tout ce qui traînait sur son bureau d'un revers de main et fit valser sa chaise qui roula jusqu'au fond de la pièce avant de basculer au sol avec fracas. Il se laissa alors tomber à genoux au beau milieu de son œuvre et fut pris de sanglots. Recroquevillé sur lui-même, secoué par des spasmes, il aurait ému une pierre. Il tentait d'atténuer le son qui franchissait ses lèvres malgré lui mais n'y parvenait pas. Ses barrières avaient été balayées, et il ne comprenait toujours pas par qui, par quoi, pour qui et surtout, pourquoi.

Il redressa sa tête, courba son dos, contracta ses muscles, écarta les bras et, tandis que les larmes chutaient encore de ses yeux rougis perdus bien au-delà du plafond qu'ils semblaient fixer, il serra la mâchoire d'une force inouïe avec un gémissement comme s'il tenait à s'assurer qu'il était encore bien lui-même. Et il l'était. La densité du flot lacrymal se fit alors suffisamment forte pour que son visage ne puisse plus tout contenir, et alors quelques gouttes vinrent se perdre au sol. Le jeune homme s'immobilisa dans cette position des plus inconfortables pendant de longues minutes, comme s'il avait été en méditation. Il parvint de cette manière à se calmer. Il fut finalement interrompu par la sonnerie de son portable qui lui annonça l'arrivée d'un SMS. Il se releva, non sans difficultés, saisit son portable et lu le message en question :

« Hey, toujours ok pour demain ? RDV à Pastré vers les 10h ?»

Cela eut pour effet de rappeler au jeune homme l'engagement qu'il avait pris et qu'il ne se sentait pas le courage de ne pas respecter. D'autant plus que son absence susciterait des questions auxquelles sa fierté et sa pudeur lui empêcheraient de répondre. Il prit une profonde inspiration, et tapa sa réponse :

« À demain ».

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