Faucheur [tw: mort, armes]
Le texte suivant est écrit du point de vue d'un personnage tiré du roman fantastique Le Monde Mort (disponible sur mon compte @CaptainC0smic).
Les eaux du Styx clapotent paresseusement autour de ma barque. Si noires qu'on croirait plutôt naviguer sur de l'encre, elles exhalent des bouffées de brume blanche dont l'odeur déroutante mêle parfum salé d'océan et relent sulfureux de l'Enfer. Des gouttes de jais aussi épaisses que du sang tombent lourdement de la chaîne qui tire l'embarcation à contre-courant. L'autre bout se perd dans des rideaux de brume impénétrable. On y voit guère qu'à quelques mètres à la ronde. Juste assez pour deviner les ombres brouillées des deux autres Faucheurs qui m'accompagnent cette nuit, debout comme moi à la proue de leur barque, leur long manteau noir virevoltant derrière eux au moindre souffle.
Je les ai brièvement entr'aperçus sur le quai avant d'embarquer. À ma droite se trouve Tiara, une collègue bien plus jeune que moi. Elle serre nerveusement les mains sur sa faux qu'elle tient en biais devant elle, prête à fendre l'air. On la reconnaît facilement sous son lourd capuchon noir à son menton orné d'un piercing en forme de pointe. Elle a une façon assez singulière de travailler, en s'adressant beaucoup aux âmes dont elle a la charge, pour tenter de les rassurer et leur expliquer ce qui leur arrive. Elle m'a confié une fois qu'elle essayait simplement de faire passer un bon moment aux autres. C'est intriguant, mais je suis bien incapable d'autant de compassion. Je n'ai jamais vu ce genre de dévouement chez un autre Faucheur. Nous considérons généralement qu'il est inutile d'essayer de rendre la moisson moins pénible pour les âmes.
Tu aurais dû être un ange, Tiara...
J'imagine que les anges avec des piercings font mauvais genre, alors on a fait de Tiara un ange de mort. Le rôle de Faucheur me va étrangement bien, à moi aussi.
L'homme à ma gauche, quant à lui, est large d'épaules mais plus petit que moi, affublé d'un bec de lièvre. Je le connais de vue depuis beaucoup plus longtemps que Tiara, mais son nom m'échappe. Il m'a toujours semblé assez négligent. Il a d'ailleurs lancé sa faux au fond de sa barque avant d'aller se planter bras croisés à l'avant. Cela dit, je comprends qu'il ait envie de maintenir cet instrument de malheur le plus loin possible tant qu'il le peut. J'ai toujours des sentiments assez contradictoires à l'égard de la mienne.
Elle se dresse à mes côtés comme à son habitude, dans ma main gauche, ma bonne main. Le manche en bois d'if est certes noueux mais poli à la perfection par des centaines d'années d'usage. Quant à la lame en acier, si effilée qu'on s'y couperait juste en passant le doigt sur le tranchant, elle ne s'est jamais émoussée. Comme moi, elle a traversé les âges sans aucun changement apparent. Je sais que j'ai la mauvaise habitude de la faire tourner sur elle-même quand j'attends debout. Un simple mouvement de poignet et le manche glisse contre ma paume sans s'arrêter à son contact. Il se peut que certaines personnes aient malencontreusement reçu le plat de ma lame en pleine figure parce qu'elles se tenaient trop près.
Comme toutes les armes, on nous serine qu'il vaut mieux ne pas s'en servir ; et comme toutes les armes, on en use et abuse quand même. On en vient à oublier le pouvoir que la faux représente entre nos mains. Officiellement, on l'utilise au cas où il n'y a pas d'autre moyen de forcer les âmes à nous suivre. En réalité, le coup part sous un peu n'importe quel prétexte : quand l'âme est agaçante, quand on est en retard, quand on en a jusque-là de ce travail.
Je suis peut-être sur le point de m'en servir. Pour ce que j'en sais, cette moisson se déroulera au beau milieu de l'océan, probablement suite à un naufrage. Nous travaillons rarement en groupe, ce qui explique d'ailleurs que personne n'ait décroché un mot jusqu'à maintenant. Cela laisse présager un certain nombre d'âmes, beaucoup de gens qui meurent au même endroit et au même moment. Rien à voir avec la guerre toutefois, auquel cas nous serions beaucoup plus, et on nous aurait fourni une deuxième faux chacun. C'est un spectacle fascinant, un Faucheur qui fait tournoyer ses deux lames dans une danse assassine au milieu d'un champ de bataille pour pouvoir moissonner tout ce qui meurt dans les quelques mètres à la ronde, au milieu du feu et des cris, du sang et de la fumée. Cela fait des dizaines d'années que je n'ai pas eu ce plaisir, je dois manquer d'entraînement. Dans les cas comme ceux-là, il n'y a pas d'autre moyen pour mener les âmes à bon port. Si la mer est trop agitée, par exemple, il faudra en passer par là.
Un soupir de lassitude m'échappe. J'ai conscience que j'en viens à penser aux gens comme à un troupeau de bétail, et même si beaucoup ne méritent pas plus de considération, j'aurais préféré ne pas trouver cela normal. J'ai affaire à tout le monde. Parfois cela me dérange. C'est qu'ils ne m'ont rien fait, après tout, et je les terrifie sans même le vouloir. Certains m'attendent depuis longtemps et ne posent pas trop de problèmes. Ceux qui viennent à moi de leur propre volonté sont parfois déçus, d'autres se jettent dans mes bras et pleurent de soulagement. Ceux que je surprends ont beaucoup plus de mal à accepter leur sort, ce qui rend parfois l'usage de la faux nécessaire. D'autres seraient bien en peine de me résister, faut d'avoir seulement conscience de ce qui leur arrive. Les enfants, parfois si jeunes que j'en ai souvent porté dans mes bras jusqu'au bout du voyage.
J'aurais presque de la sympathie pour tous ceux-là, mais ils sont loin d'être majoritaires. Le reste m'ennuie plus qu'autre chose. Je les connais, à force. Ils me supplient, me menacent, m'insultent... Jusqu'à me faire apprécier ce que je leur inflige. J'aimais déjà tuer dans ma vie d'avant, même si c'était différent. Je ne le faisais pas sans raison, comme maintenant. Seul le destin semble décider de mes victimes, et il arrive que ce soit mérité. C'est alors une occasion de se défouler.
Oh, et les croque-morts. J'adore faucher les croque-morts. On se comprend, eux et moi. Notre charge pousse le reste du genre humain à nous isoler. Pourtant, le travail doit être fait et ceux que nous dégoûtons seraient bien embêtés si nous arrêtions du jour au lendemain.
Je secoue la tête et tente de reprendre mes esprits. Naviguer sur le Styx m'inspire toujours des réflexions pleines d'une sérénité morbide, mais j'ai tendance à m'y perdre. Et nous approchons du but.
Un grondement sourd me parvient, étouffé par la brume. Le bruit se rapproche. Tiara s'est redressée, aux aguets. Bec-de-Lièvre ramasse précipitamment sa faux. Ils ont l'air si anxieux. Un irrésistible sourire me monte aux lèvres tandis que ma main gauche se crispe sur le manche de ma faux. Il est temps de devenir cet être sans visage que tout un chacun redoute de croiser, vers qui les regards terrifiés se lèvent quand l'heure est venue. Je n'ai pas beaucoup de mal à me l'avouer : j'apprécie qu'on me craigne. Le cynisme, l'humour noir, mon humeur généralement sinistre, tout cela fait partie de moi et correspond presque trop bien à la charge que l'on m'a confiée.
Le monde semble alors exploser autour de moi. La brume se dissipe dans un éclair rageur, le spectacle d'une mer déchaînée s'offre à mes yeux, et le grondement d'un orage m'emplit les oreilles. Alors que ma barque chevauche les vagues, je songe à la prochaine moisson. Je serai seul, et sur la terre ferme cette fois, on m'en a déjà informé. Dans un hôpital. Plus de calme en perspective, mais je risque alors de trop penser. Ne jamais se laisser attendrir. Ces âmes ne sont que de passage dans ma longue, longue existence. Un jour ce sera mon tour, on m'autorisera enfin à déposer ma faux, à laisser derrière moi les moissons...
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