Chapitre 36 - Le Kraï

Sa réflexion instille dans mon cœur une angoisse profonde telle que je n'en ai jamais ressentie auparavant. J'ai été bien naïve. Un instant, je songe à jeter la pierre sur le sentier. Au lieu de cela, je la replace dans ma poche de pantalon.

« Nous l'aimons tous ! poursuit-il de son timbre rauque et sonore. Peu importe les races, y' existe des valeurs universelles. C'est là tout le fondement de Fendôr. Mais le Capitaine lui, y' donne plus de sa personne que n'importe qui d'autre... Y' a refusé le commandement, vous savez.

— Accepter cette charge l'aurait empêché de jouer son double jeu.

Hroaar émet un son guttural. D'une main, il effleure un orme et en arrache une branche morte. Aussitôt, un vol étouffé de battements d'ailes révèle que le sommeil de la gente ailée a été perturbé.

— Je ne crois pas, Traverseuse. Le Capitaine est fidèle avant tout à son expérience et à ce qu'y croit être juste. Y' n'est pas le meilleur soldat mais s'il se fait respecter de tous, c'est parce qu'y est fiable. Je vous l'accorde, y' est comme le vent, insaisissable. Rares sont ceux qui prétendent savoir ce qu'y pense. Mais sa loyauté envers la Capitale est réelle. Y' l'a protège depuis plus de trois cent ans... Il souligne toujours qu'elle manque d'arbres et de fleurs mais où les mettre, ces fichus végétaux quand on a tant de monde à loger ? Rien qu'à voir les chantiers qui se construisent en dehors de...

— Lieutenant, ce n'est pas une conversation que je souhaite avoir avec vous.

— Du Capitaine ou des plans de la Capitale ?

— Aucun des deux.

— Vous voilà mordante, après m'avoir révélé des secrets de guerre ! C'est vous qui cachez votre jeu ! Moi je sais que Chaff vous a apaisée et que le Capitaine vous a insufflé la volonté de survivre dans votre bulle sous-marine. L'Inventeur est mort, j'en suis contrit, croyez-moi. Mais le Capitaine Fíldræl est sûrement encore en vie. Quand même cela ne serait pas le cas, si vous avez du mal à l'accepter, vous ne pourrez jamais le lui reprendre.

— Que savez-vous de mes sentiments, Lieutenant ? Je ne demande qu'à mourir et on m'oblige à m'enfuir ! Organisez au moins un procès sur la place publique, que je puisse divulguer la vérité avant qu'on me guillotine ! »

Hroaar tire sèchement sur les rênes. Le cheval dérape et se cabre, manquant de me désarçonner. À l'arrêt, il piétine en balançant ardemment sa tête et sa queue. Je me suis mordue la langue. D'une main experte, le Lieutenant relâche son emprise et flatte l'encolure en évitant que ses griffes ne s'y plantent. Il secoue les rênes mais vexé, le cheval renâcle en nous éclaboussant de son crin humide. Hroaar l'éperonne pour qu'il se remette au pas. Jamais je n'ai eu à enfoncer mes talons aussi fortement dans les flancs de Cleón.

La voix rocailleuse de Hroaar vibre dans mon dos.

« La Commandante vous aurait assommée pour moins que ça !

Il grogne :

— Y' ne vous a pas suffi que votre ami meure pour que vous vous plaigniez d'être encore en vie ? Vous geignez comme une gosse ! Honte à vous ! Le peu d'individus qui ont de l'influence en ce monde ne doivent pas le gaspiller ! Y' en a comme vous à qui ça tombe dans le bec et d'autres qui ont du sang sur les mains.

Pour un instant, je crois qu'il va mettre fin à la discussion mais il est lancé :

— Dans votre esprit si clairvoyant, pouvez-vous deviner pourquoi y' a si peu de semi-Urhoqs à Fendôr ?

Je secoue la tête, les yeux rivés sur les arbres d'où se décrochent des feuilles brunes et rousses. La poitrine palpitante, je tourne ma langue dans ma bouche pour évacuer le goût du sang.

— C'est parce que nous, les cousins hybrides trop embarrassants, étions tués par les deux races y' a encore peu. La Grande Guerre fut un déclencheur mais des générations de créatures impures comme moi durent être écorchées pour que la Capitale voie le jour. Ma mère était de Bürtang, une ville à l'ouest du protectorat Kraï. Ce n'est pas une cité mais un amas de huttes de terres empilées, reliées entre el' par un réseau de tunnels creusés à la main. Les Urhoqs sont à l'aise autant sous le soleil que sous la lune, même s'y ne sont pas doués pour les travaux de maçonnerie. Ça c'est peu dire... Enfin, les Urhoqs de la horde de ma mère ne sont pas les plus imposants mais y' sont les plus habiles et les plus futés. El'-même était une experte des filets et des remontées de calamars. Chez les Urhoqs, les produits de la pêche, de la chasse et de la cueillette sont partagés entre les membres du clan et tout le monde mange à peu près à sa faim, contrairement aux Humains. Ceux-là sont jaloux.

— Les Humains sont jaloux des Urhoqs ?

J'ai peine à le croire.

— Y' sont jaloux de leur résistance. Y' sont jaloux à tel point qu'y z'ont fait courir des rumeurs. Y z'ont dit que les Urhoqs ne s'intégraient pas, pillaient les terres et ravageaient les habitats sans relâche à mesure de leur prolifération... Jusqu'à croiser le chemin de la guerre.

— Les Urhoqs sont des nomades, j'ai entendu dire.

— En grande partie, c'est vrai. Mais y' a de longs intervalles de repos, qui peuvent s'étendre sur une génération afin de renforcer la race. Les Urhoqs plantent leurs toiles de tente puis amassent les rochers, pierre après pierre. Les campements deviennent des points de chute, les points de chute deviennent des villages et les villages deviennent des bastions derrière lesquels se protéger. C'est ainsi qu'est né le Kraï. Une terre inhospitalière que toutes les races dénigraient mais sur laquelle les Urhoqs fatigués de l'errance ont prospéré.

Il s'interrompt :

— Ah, les polypores ont bigrement poussé par ici ! Ils dépasseront bientôt les arbres...

En effet, le paysage a changé. De gigantesques champignons, larges comme des éléphants et hauts comme des séquoias, obligent la monture à effectuer des détours parmi les broussailles.

— L'histoire que vous contez est différente de celle que j'ai lue.

— Y' a beaucoup d'histoires différentes. C'est pour faire plaisir à tous, disait ma mère.

— Comment les Urhoqs ont-ils pu aussi vite se reproduire s'ils ont été décimés ?

Hroaar glousse.

— Je ne nie pas l'agressivité naturelle de la race, même envers leurs congénères ! Les Urhoqs atteignent la maturité sexuelle à quatorze ans, c'est l'âge adulte. Les pulsions font ignorer les liens de sang. C'est parfois violent, surtout du côté des femmes. Y' en a qui assomment des guerriers sur des paillasses ou les tirent dans les grottes ! Ma mère a attrapé plusieurs géniteurs de cette façon mais ses petits n'ont jamais survécu plus de quelques saisons. Je suis le seul qu'elle ait vu grandir.

Non sans fierté, il crache au sol.

— Que vous est-il arrivé ?

— Après la Grande Guerre, les Humains de Phare Galeath décidèrent d'apprendre des coutumes du Kraï et dépêchèrent des vagues de mercenaires. Les raids, autorisés alors par la Confédération pour contenir les populations Urhoqs qui affluaient des Dunes d'Errance, dévastèrent la région. Ma mère venait d'être poignardée lorsqu'el' fut capturée, enchaînée, muselée et violée. Comme toutes les mères Urhoqs, elle me possédait, moi, sa progéniture et on ne pouvait pas m'attaquer. Mais à sa mort, ma horde me chassa. Je cherchai pendant de longues saisons mon géniteur par-delà les terres... Mais les Humains du Phare étaient alors nombreux à être des pilleurs et des violeurs.

— Vous l'avez retrouvé ?

— Non. Y' doit vivre encore, quelque part, sans même connaître mon existence. De lui je n'ai que ma naissance et un nom : Khan.

Le nom résonne à mes oreilles comme un glas.

— Ne portez-vous pas le nom de votre mère ?

— Je ne porte aucun nom car ils ne sont pas l'apparat des Urhoqs. Là où j'ai grandi, on n'attribut qu'un prénom choisi par la génitrice.

Son haleine fétide me dévore le nez.

— Dire que vous vous battez aux côtés des Humains...

— Ce sont eux qui m'ont recueilli. À la Capitale, on m'a recruté sans condition autre que mes muscles. Je n'ai pas eu le choix pour survivre et grand bien m'a fait de m'y plier. Les Urhoqs vivent au gré de leurs besoins immédiats en s'aidant de la force brute. Les guerriers qui réfléchissent meurent rapidement ou sont vite promus dans leur bastion. Dans mon malheur de bâtard, j'ai hérité d'une cervelle et j'ai gagné des éperons au sein de la Confédération. Aujourd'hui, je suis le premier Lieutenant semi-Urhoq de Fendôr.

— Félicitations.

Mon ton est plus amer que je ne le voudrais.

— Traverseuse, j'étais seul et n'étais pas aimé. Tel n'est pas votre cas. Si vous le réfutez, je vous détesterai pour de bon et vous marcherez jusqu'au relai.

Il se racle la gorge et crache encore sur le bas-côté :

— Un autre conseil lorsque vous arriverez à la Capitale. La Commandante pourrait, plus dans un souci de discrétion que par pitié, vous introduire par une entrée militaire. Si ce n'est pas le cas, ne levez pas les yeux sur la muraille. La tête de feu l'Inventeur Chaff Ashkåm est sur une pique. Quand je suis parti, la décomposition était déjà bien avancée. »

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Au sud-ouest de la piste crottée, le point relai est un vallon ombragé en bordure duquel aucun arbre ne pousse. De l'autre côté, un ravin barre la route. Seul un ruisseau au doux son d'écoulement émerge en contrebas, derrière un bosquet. Un sentier en pente raide repart vers le nord, seul chemin visible pour rejoindre la Capitale.

Parvenus trempés au bosquet, le ciel commence à s'éclaircir. Une lumière froide perce les nuages tandis que les gros cumulus gris se massent à l'est. Hroaar est malodorant à s'en évanouir et je suis plus qu'heureuse de changer de compagnie.

Un destrier à la robe noire paisse tranquillement près d'un ruisseau. Adossée à un arbre, une géante blonde attend debout, occupée à polir son glaive. Elle nous voit arriver au moment où nous l'apercevons. D'un geste, elle rejette sa lourde cape en arrière

« Vous êtes en retard, dit-elle avec flegme en guise de salutation sans interrompre son polissage.

À son ton, on devine qu'elle s'ennuie terriblement. Ses cheveux ont repoussé et cachent les croûtes sur son crâne. Hroaar saute au bas de sa monture qui caracole immédiatement vers le ruisseau où elle boit à grands traits. Je suis encore sur la selle. Sans me prêter attention, le Lieutenant attache la longe à un arbre frêle, juste assez proche pour que son cheval puisse continuer à se désaltérer. J'en profite pour en descendre sans risquer un rodéo.

— En retard mais en un seul morceau. N'en êtes-vous pas ravie ? Moi je n'ai cessé de penser à vous depuis que nous nous sommes séparés...

Ysma lui adresse une grimace. Elle se lève, glaive au poing. L'histoire des armes m'est inconnue mais il est évident que ce glaive, maintenant que je l'observe attentivement, est de haut lignage. Son pommeau et sa garde en laiton sont richement décorés dans des motifs entrelacés qui rappellent la tempête en pleine mer. Même la gouttière centrale de la lame est gravée. Surprenant mon regard, la Commandante le rengaine lentement dans son fourreau et rajuste la sangle de maintien de son arme. Elle porte un habit en laine épaisse ainsi qu'une grosse pelisse de voyage.

— Détendez-vous, Traverseuse, m'intime Hroaar. Vous avez un peu de temps pour vous dégourdir les béquilles.

— Très peu, le contredit Ysma. Nous partons dès que les chevaux auront bu. Nous ne devons pas nous faire prendre. Les Elfes doivent s'attendre à ce que nous nous cachions. J'ai choisi cet endroit exposé. Pour sûr, ils n'auront pas idée de nous y chercher mais il faut nous hâter. »

La Commandante sort une pipe de sa botte, la fourre du tabac que lui tend cérémonieusement Hroaar, allume le fourreau avec un briquet et tire dessus férocement. Cette femme possède des poumons aussi effroyables que le reste de son allure guerrière. À l'examiner, Ysma a le bras musclé et la poitrine développée sur ses jambes démesurées. Elle paraît à l'étroit dans son corps sans armure pourtant, il se dégage d'elle une sensualité inattendue. Je remarque qu'elle porte le collier de sa fille. Beorhtio l'a parfaitement réparé.

Elle tend sa pipe à Hroaar, qui en échange, lui lance sa gourde. Ils se jettent des coups d'œil entendus. « Lieutenant, au rapport ! » grommelle-t-elle.

En quelques minutes, Hroaar fait la synthèse que j'ai pris des heures à raconter dans le détail. Je cherche un endroit propre et sec pour m'asseoir mais faute de le trouver, finis par rester debout.

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Merci de votre lecture !

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