Chapitre 33 - Les Fondateurs des Mondes
Nous sommes désormais seuls, isolés de la cour et des oreilles indiscrètes. Jamais je ne me suis sentie aussi vulnérable. Lothràl s'assied sur une liane, plus grosse que les autres, en forme de balançoire. Avec un temps de retard, je réalise qu'il s'agit du trône. Malgré l'importance du meuble végétal, le roi reste monumental.
À cet instant, je réalise que la race elfique est extrêmement éloignée de celle des Humains. Elles ne partagent qu'une vague ressemblance physique mais les mettre sur le même plan reviendrait à comparer une tige de diamant avec une épingle en plastique.
« Si vos jambes faiblissent, vous pouvez vous asseoir.
Après un coup d'œil circulaire, je comprends qu'à part le trône, il n'y a nulle part pour prendre place. Le roi espère-t-il que je m'installe sur le sol ? Certainement.
Puisque je reste plantée debout, il ferme les yeux et reprend :
— Les affronts que vous proférez visent à me blesser et à m'humilier devant mes sujets. Mais vos insultes demeureront vaines. Je vous estime, car en tant que Traverseuse, vous êtes une créature rare en ce monde. Toutefois, j'insiste : je ne tolérerai plus de manque de respect.
La tête renversée contre l'écorce, il énumère, las, comme si tout ceci étant sans importance :
— Revenons à Maître Ashkåm... Manquement grave aux règles corporatistes des Inventeurs, création d'une arme de destruction massive, incitation à l'incident diplomatique racial, trahison envers la Capitale, déloyauté envers Fendôr... Et provocation au génocide. Vous comprenez tout cela, n'est-ce pas ?
Quelque chose s'écroule en moi. Mon cœur bat à tout rompre. La sueur ruisselle sur mes tempes en grosses gouttes. Il n'a pas pu...
— Ces chefs d'accusation considérés isolément furent suffisants pour conclure à la peine capitale. Leur agrégation précipita le verdict des juges. Le traître fut exécuté il y a de cela cinq couchers de soleil. Il me semble que vous dormiez.
Je rugis, trempée de moiteur, la voix engloutie dans les sanglots. Lothràl m'apparaît tel qu'il est réellement : une créature n'ayant pas la moindre idée de ce qu'est le bien et le mal. Son indifférence justifie toutes les cruautés.
— Vous êtes un monstre !
Il fronce les sourcils :
— Je vous entends, Traverseuse. Pour autant, je ne vous comprends pas. Nous avons entrepris mille négociations pour vous sauver, vous une Humaine parmi tous les êtres du continent ! Nous avons mobilisé toute la Confédération ainsi qu'un peuple étranger au Traité, et de tous les propos, vous choisissez un odieux qualificatif à mon encontre ! Non, vraiment, votre raisonnement demeure énigmatique.
— Moi, il y a une chose que je comprends de vous : vous n'aimez pas vous salir les mains !
Quelque chose me heurte de plein fouet. Un courant d'air frais me pénètre jusqu'aux os.
Lothràl n'a pas esquissé le moindre geste mais l'espace d'un instant, j'ai discerné son expression : son visage s'est peint de fourberie. Au premier clignement d'œil, sa beauté séraphique a repris le dessus. Était-ce sa véritable apparence ?
Nos silences traduisent une opposition radicale. Finalement, le roi expire un soupir plein d'indulgence.
— J'aime ce monde, persiste-t-il. Des mesures sont parfois nécessaires pour préserver son équilibre. J'en suis navré, croyez moi. Les Elfes sont les premiers défenseurs de la vie à Fendôr. Que vous en doutiez démontre que nous avons beaucoup à apprendre l'un de l'autre. Regardez-moi. Que voulez-vous exactement ?
Je trouve déplaisante cette façon qu'il a de retourner la situation en sa faveur. Son tempérament est possessif comme si Fendôr et ses habitants étaient sa propriété. Mais le fait est que je ne trouve rien à exiger de lui. Il en profite pour poursuivre :
— Les Humains et l'ensemble de la Confédération sont rassénérés que je m'occupe de ces basses besognes. Vous m'accusez de maux pour lesquels les autres espèces me témoignent de la gratitude.
Le roi tente de m'amadouer mais je reste sourde à cette tentative. Je me concentre sur les battements de ma poitrine pour chasser l'impression de froid :
— Vous parlez d'équilibre tout en étant persuadé de la supériorité des Elfes.
Lothràl éclate d'un rire sans joie qui me retourne l'estomac :
— Ah ! Vous le reconnaissez, au moins.
Je suis bouleversée, emplie de désarroi, mais incapable de ressentir la peur. Un curieux filet d'air glacial s'infiltre dans ma gorge alors que les mots s'en échappent :
— Lothràl, vos aspirations ne peuvent et ne doivent pas être concrétisées dans la réalité.
Il élude d'un mouvement de main.
— Plus de Majesté ? J'imagine que vous me détestez réellement. Ah ! Vous avez tant changé depuis votre arrivée dans ce monde ! Qu'Ashtar vous a-t-il infligé pour provoquer pareille métamorphose ?
Son ton se fait péremptoire :
— Que vous-a-t-il dit ?
— Il m'a révélé que vous l'aviez trahi.
Bras en avant, le roi déplie ses longues jambes et s'avance. Son étoffe argentée froisse délicatement sous sa démarche aérienne. L'idée me vient de m'enfuir mais je n'ose pas lui tourner le dos.
À la place, j'ai un mouvement de recul qui le fait réagir :
— Que cachez-vous ?
— De mon séjour dans la Faille, je n'ai connu que l'obscurité et un peuple persécuté.
L'air glacé me pétrifie les muscles. Mes jambes sont sur le point de flancher. Le roi est si près que je sens son souffle éthéré dans mes cheveux. Sa proximité soulève en moi une nausée.
— Vous vibrez de façon plus haute que la plupart des Humains. Vous êtes réceptive à la méditation et ses bienfaits s'épanouissent merveilleusement en vous, reconnaît-il.
Surprise, je hoche la tête. Qu'entend-il exactement par là ? Il poursuit :
— Serait-ce lié à l'enseignent d'Edhelís ?
Muette, je peine à réagir.
— Elle est une professeure émérite, glisse-t-il. Vous ne mesurez pas votre chance.
Malgré l'inconfort, j'articule :
— Une fois de plus, vous détournez le sujet de la conversation. Plus je vous regarde et plus je me doute que vous n'êtes pas seulement concerné par le statut des Elfes. Vous accordez davantage d'intérêt aux portails que vous ne l'exprimez ouvertement !
Une lueur de satisfaction habite ses yeux d'acier.
— Tant de mots. Vous avez bien appris le fendôrien mais vous me faites perdre mon temps. Quelle ironie ! Moi qui croyais en vous !
— Comment utiliseriez-vous les portails si vous le pouviez ?
Je déglutis nerveusement :
— Envisagez-vous de détruire mon monde ?
Le roi rejette la suggestion d'un élégant mouvement de main :
— Votre monde ne m'est d'aucun intérêt. Des Humains, des Humains à perte de vue et aucun savoir ! Quel ennui ! Non, jadis les Elfes se virent confier une mission, et il est temps pour eux de récupérer leur outil.
Soudain, je comprends :
— Vous, les Elfes, avez créé les portails !
Le sourire charmeur, il susurre :
— Cela est faux. Il s'agit d'un savoir dont nous avons hérité de nos aïeux, les Fondateurs des Mondes.
Mon esprit s'ébranle.
Désormais peu sûre de mes convictions, je recule d'un pas :
— Les mondes physiques tels que nous les connaissons n'ont pas été créés. Ils sont dérivés de phénomènes naturels.
— Qu'est-ce que la nature pour vous, Humaine ?
Le roi me scrute avec intensité :
— La naissance des mondes se perpétue à l'infini. À tout moment, certains meurent tandis que d'autres naissent. Rares sont les occasions lors desquelles ils se rencontrent et ces interactions sont délibérément provoquées. Pour quelle raison à votre avis ?
Une bourrasque d'air me gifle. Déroutée, je considère Lothràl qui s'en retourne s'asseoir. Une fois adossé à son trône, il m'offre un sourire condescendant :
— La race des Elfes dégénère.
— Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?
— La race qui se trouve en face de vous est l'une des plus anciennes, sans être la première. Ce dont je vous entretiens à présent n'est un mystère pour personne. Il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'un aspect des mondes que nombreux oublient au fil des millénaires : les premiers Elfes sont immortels. Nous les descendants, n'en sommes que de pâles reflets, et ceux qui errent dans la Brumes nous sont encore inférieurs à bien des égards. Les Fondateurs des Mondes ont...
— Ceux que vous appelez les Fondateurs des Mondes n'existent pas.
Une sensation de froid intense pénètre mes narines. Je suffoque et immédiatement, l'air redevient tiède. Immobile, Lothràl se tient droit, dans toute sa superbe :
— Qu'en savez-vous ? Quel âge avez-vous ? Quel savoir possédez-vous ? Moi, je sais. Il y a une raison pour laquelle les premiers Elfes, les Immortels, franchissent les mondes : pour les purifier et les rendre meilleurs. Telle est la volonté ultime des Fondateurs.
— Ce que vous dites est faux car dans ce cas, mon monde connaîtrait les Elfes... Ainsi que d'autres espèces.
Un éclair de malice traverse les yeux du roi. Mon nez se remet à saigner.
— Vous me l'avez confié vous-mêmes : les Humains ne sont pas seuls dans votre monde. N'avez-vous pas évoqué des animaux, des végétaux et des champignons ? Pensez-vous que d'autres espèces soient indispensables ? Non.
Le regard de Lothràl se fait perçant :
— Ce que les Immortels disséminés dans votre monde attendent, c'est votre évolution. D'après ce que je constate, vous en êtes encore très loin.
Penaude, je serre les dents en pressant ma manche encore blanche contre mon nez.
Il reprend :
— Trêve d'Humains et de votre monde envahi ! Avant cela, disperser les Immortels nécessite un outil.
— Les portails.
— Je vous ai dévoilé la vérité. Hélas, les Immortels ont confisqué ce savoir à mes ancêtres. Il est manifeste qu'il s'agit d'une épreuve infligée à ma lignée, et il est grand temps que nous récupérions l'accès aux portails pour démontrer aux Immortels que nous, leurs héritiers, sommes dignes de perpétuer leur dessein.
— Vous n'avez nul droit de purger ce monde, ni aucun autre !
Lothràl plisse les lèvres :
— Je n'aspire point à ôter votre vie. Je veux vous renvoyer, vous, les Humains, les Urhoqs et les Hardus, toutes espèces invasives que vous incarnez, dans vos mondes respectifs.
Je tique.
Sans répondre, il ajoute :
— S'agissant des espèces originaires de Fendôr, les Kovewalts rentreront sous terre d'où ils n'auraient dû émerger, les Gnömes marcheront de nouveau sur leurs contrées ancestrales et les paisibles Adayoshs repeupleront leurs belles prairies. Les autres espèces suivront le pas. Ce monde a depuis bien longtemps périclité. Seuls ceux qui s'opposeront à la volonté des Fondateurs des Mondes périront.
Je rectifie :
— À votre volonté ! Vous êtes... Vous êtes...
— Regardez nos jardins : ils ne peuvent fleurir s'ils sont ensevelis sous les mauvaises herbes.
— L'impact de Charles vous a terrifié. Il vous a démontré que votre race n'était pas maîtresse de ce monde, que les autres espèces pouvaient éclore sans son aide, et que les Humains, eux aussi, pouvaient traverser !
Ses yeux à la froideur transparente du verre me dévisagent :
— Je dois admettre que je me méprenais à votre sujet. Vous déduisez mes desseins avec une perspicacité remarquable, capitule-t-il en élevant ses sourcils longilignes. Il est dommage que votre opiniâtreté soit si prononcée.
— Vous serez dénoncé.
— Par qui ? Par vous ? Nul ne prêtera croira en vos paroles, car vous êtes dans l'erreur. Non seulement m'avez-vous outragé, mais vous doutez des intentions louables de ma race. Vous êtes étroite d'esprit. Les miens et moi-même œuvrons pour le bien en nous entourant de ceux qui embrassent cette vision. Pour moi, vous êtes désormais éteinte.
Mon saignement de nez se transforme en hémorragie. La pièce danse devant mes yeux.
— Lâche !
— J'en suis tout le contraire. Souvenez-vous qu'en ce monde, tout peut vous tuer, mais je peux m'y employer le plus efficacement. Vous pourriez bien avoir perdu votre seule chance de rester en vie.
En un pas, le roi est sur moi.
Il saisit une de mes mèches et la lisse du doigt, comme une caresse, à la façon de Ryön.
Incapable de bouger, ma tête irradie :
— Il est vrai que vous ressemblez beaucoup à Charles, cet Humain que j'appréciais pour sa finesse d'esprit et son potentiel. Vous avez cependant des caractères très distincts... Lui était habile manipulateur, et a presque réussi à m'égarer de ma voie.
— Aucun monde n'a besoin de purge ! Aucun Fondateur si tant est qu'il existe ne souhaiterait pareille ignominie !
Mon sang se répand à présent sur la dalle. Lothràl se baisse et empoigne mes cheveux à la racine de la nuque, m'obligeant à le regarder dans les yeux. Une touffe reste coincée entre ses doigts. Il est si près qu'un clignement de ses cils pourrait m'atteindre.
— Vous semblez défaillir, Traverseuse. Que vais-je faire de vous ? Exécution publique ? Bannissement ? Perpétuité ? Laissez-moi y réfléchir. J'aimerais au préalable vous confronter à ma Lumière lorsque vous aurez récupéré tous vos esprits. Il se redresse en élevant la voix par-delà l'entrée. Edhelís, accourez ! La Traverseuse se trouve mal. »
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Merci de votre lecture !
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