Chapitre 29 - Le son

Longtemps, nous progressons dans l'obscurité silencieuse. Malgré la protection de ma combinaison, le froid est intense, ce qui indique que nous nous trouvons au plus profond des abysses.

Tout à coup, un bruit de grille strie nos oreilles aux aguets. Des points lumineux se mettent à flotter devant nous. Leur faible intensité et leurs mouvements coordonnés signifient qu'ils sont rattachés à des corps. Ces créatures nous épient.

Edhelís ne dit rien. Je la regarde furtivement passer ses mains contre des murs qui me sont invisibles. Elle effectue ainsi le tour de notre cellule, à l'instar de la Gorgone dans l'aquarium de Paramón. La luminosité est désormais suffisante pour que je puisse discerner son visage au teint nacré, manifestement horrifié. À ma grande surprise, nous nous trouvons dans une sorte de sphère hermétique, préservée de l'humidité environnante.

Un nouvel apport d'air respirable me vient. Edhelís me prend dans ses bras et chuchote : « Nous sommes retenus en otages par les habitants de la Faille. Je ne sais comment ces Apsis ont pris connaissance de notre venue. Attendons que cette sous-espèce nous communique ses conditions. Jusque-là, nous devons nous armer de patience. Gardez le silence et limitez vos mouvements pour préserver notre réserve d'air. »

L'Elfe s'assied entailleur et ferme les yeux. Je l'imite. Le regard confiant, elle ajoute :« Le Roi Lothràl nous portera secours. Il nous sauve toujours. » J'envie presque le soutien inconditionnel qu'elle voue à son souverain, mais je préférerais en avoir rapidement la preuve.

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Nous attendons. Je suis au sec, mais je m'abstiens presque de respirer. Prise de convulsions, je lutte contre une ventilation irrégulière. Ma tête tourne.

Edhelís grimace : n'ayant pas prévu de plonger aussi profondément, elle-même se trouve en difficulté. Produire de l'air supplémentaire pour moi l'épuise. La pression de l'eau m'incite à respirer plus fréquemment, ce à quoi mon corps d'Humaine n'est pas habitué. Toutefois, la patience de l'Elfe ne connaît pas de limite : elle renouvelle inlassablement l'air, adoptant diverses postures, comme si cela favorisait la circulation de flux invisibles autour de nous. Cette tâche draine tellement d'énergie qu'elle épargne le moindre mouvement. Son visage est blême, contracté sous la concentration.

Peu à peu, je ressens des effets narcotiques. La plupart du temps, je suis dans un état de semi-conscience, voire de confusion. La vision trouble, j'observe Edhelís qui s'emploie à modifier la composition de l'air dans la membrane. Le moindre changement me provoque des spasmes et des toux, jusqu'à l'évanouissement. Enfin, elle découvre la bonne composition et je parviens à garder les yeux ouverts suffisamment longtemps pour m'ennuyer. Une fois la membrane stabilisée, la guérisseuse l'agrandit pour s'y incorporer.

Le temps passe longuement, sans aucune notion du jour ou de la nuit si ce n'est mon ventre creusé. Je porte la main à la bouche pour me ronger les ongles, une vieille habitude dont je pensais m'être débarrassée.

De temps à autre, une créature vient s'assurer que nous sommes en vie. Sans un mot, elle nous jette du poisson et des coquillages. Edhelís retient sa respiration, traverse la bulle pour les ramasser et revient, les bras chargés. Nous grignotons dans l'obscurité. De l'eau filtrée nous est déposée en petites quantités par nos barreaux. Ryön a refusé de parler de magie, mais pour moi, un détournement d'énergie repoussé à la lisière de mon imagination ne suffirait pas à expliquer une telle situation. Une autre force doit permettre ce miracle.

Edhelís étant imberbe et son métabolisme différant du mien, je ne peux me reposer sur elle pour avoir une idée du temps écoulé. Mon seul repère est la longueur de mes ongles. Nous sommes humiliées, dégradées au plus profond de nos êtres.

L'air disparaît de la bulle à certains moments, auquel cas je me force à l'apnée. Je compte les secondes dans ma tête et bats mes records les uns après les autres. Cette situation perdure et retenir ma respiration devient mon occupation principale. Ma fureur envers ces hommes poissons, les Apsis, s'accroît graduellement.

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Le froid est saisissant et le silence, insupportable.

Je frôle la folie.

Edhelís perçoit mes vibrations. À plusieurs reprises, elle me considère fixement, sans remuer les lèvres. Sa beauté et sa détermination sont redoutables. Nous ne sommes pas constituées de la même façon. Ma mort serait sans doute un soulagement pour elle.

Au fil du temps, la torture psychologique m'oblige à méditer pour ne pas céder à la panique. Je repars dans de lointains souvenirs, remontant de mon enfance jusqu'à la bulle. Ma mémoire n'a jamais été particulièrement fiable, mais cet effort de retraite décloisonne des portes dont je ne soupçonnais pas l'existence.

Puis, une fois que toutes les réminiscences ont été revisitées, je laisse place au vide.

Le vide, toujours, m'a inquiété. La crainte de voir le monde dans toute sa réalité et la certitude de mon impuissance me terrorisaient. Le dessin, naturellement, m'a offert une échappatoire à cette sensation, celle que tout est dénué de sens et que mon existence et ma disparition n'ont pas d'impact sur l'univers, que la nature se suffit à elle-même.

Je pars dans des rêves éveillés. Quel est ce monde ? Pourquoi ai-je traversé ? Est-ce un hasard ? Qui suis-je ? Qu'est-ce que je veux vraiment ? Est-ce que je veux survivre ?

Je me répète cette dernière question : pourquoi voudrais-je survivre ? Ce n'est pas simplement cela : pour qui dois-je survivre ? Si tant est que le temps ne se soit pas arrêté dans l'autre monde, je suis présumée morte. Il est évident que mes proches gardent espoir, mais au fond d'eux, ils le savent : je ne suis plus des leurs. Alors, pour qui vivrais-je ? Pour une Capitale qui me considère comme une ressource, pour le Quatuor qui me voit comme une amie, pour Edhelís et Ryön qui suivent les ordres de leur souverain ?

« Ne t'égare pas en bas. Si la peur t'envahit, apaise ton tumulte intérieur par la médiation et écoute ta voix. Je n'ai guère d'intérêt pour Jehanne la Traverseuse. Mais l'Illustratrice, elle, doit remonter. »

C'est la voix de Ryön. Il est là, quelque part. Il attend. À la surface.

Je vois d'abord ses yeux fendus, puis tous les angles de son visage, de ses pommettes saillantes jusqu'à l'arête de son nez. Il étincelle à un point tel que ses traits disparaissent. Les miens le remplacent.

Il se produit alors quelque chose d'étrange.

J'entends et je vois un son indéfinissable, brut, unique.

Plus j'essaie de l'éviter et plus il s'intensifie.

Ce son est si fort à présent, si lumineux que je comprends ce qu'il est.

Il s'agit de ma résonnance, de mon empreinte.

Je monte, très haut.

Suivant la ligne ascendante et renonçant à tout, je consens à cette connexion.

Au cœur de mon champ visuel, se tient un nœud lumineux aux ramifications éclatantes. À la fois éloignée et proche, attirante et me repoussant de ses bras blancs, la lumière attend ma décision.

Le son m'appelle vers le bas.

Il m'est demandé de redescendre.

Lorsque je me réintègre, les yeux de verre d'Edhelís me scrutent, perplexes.

La réalité n'est pas une fatalité. Je remonterai.

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« Une lune » murmure Edhelís.

Je m'attendais à ce que davantage de temps se soit écoulé. Les yeux clos, la paix me tient chaud. Au fond des abîmes, retenue prisonnière, affamée, avec pour seule compagnie mon amie muette qui me maintient en vie aux prix de la sienne, ma tension décroit étrangement. Mes longues sessions de méditation soulagent Edhelís qui éprouve moins de difficultés à oxygéner la bulle. Ses traits s'assouplissent, son front se déride et ses doigts se décrispent.

Nous sommes ensemble dans cette épreuve. Nous évitons tout contact physique et solidaires dans notre patience, notre proximité émotionnelle atteint paradoxalement son apogée.

Finalement, lorsque mes ongles se sont tous cassés, des cliquètements nous parviennent aux oreilles.

Les points de lumière s'écartent et une forme sombre se dessine dans l'obscurité.

Une mâchoire conique massive s'anime devant nous, émettant des cliquetis en une tentative de communication. Elle se profile latéralement, illuminant tout son corps. Celle lumière révèle un étrange ballet.

Sur toute leur longueur, les Apsis sont parcourus de motifs luminescents dont le schéma est propre à chaque sujet, tels des tatouages servant à identifier leur individualité. Ce sont des empreintes digitales du corps tout entier. Aucun Apsis ne se ressemble, mais ils sont tous semblables : des créatures marines évoluées, grandes comme trois Humains, dotées de branchies, d'écailles, de dents, de cages thoraciques remarquablement développées, mais aussi de deux bras et de deux jambes reliés au corps par des membranes, formant ainsi des nageoires.

Le spécimen le plus imposant nage tout en gardant sa gueule fermée, donnant l'impression de retenir sa respiration. Mal à l'aise, il déploie sa nageoire pectorale vers le bas, mimant une fuite. Son ombre s'évanouit dans le noir complet, alors que toutes les autres lumières s'éteignent.

Son museau heurte violement la grille.

Il cliquète et après la stupeur, Edhelís se redresse, en alerte. Cette action lui a demandé un effort physique considérable.

Je me suis repliée en chien de fusil. Mes dents s'entrechoquent et mon pouls bat avec une intensité telle que j'ai l'impression que tous le perçoivent.

La mâchoire de la créature s'agite, ses dents se heurtent les unes aux autres. Edhelís essaie de déchiffrer, en vain. Le grand Apsis repart.

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L'ombre revient rôder à toute heure, suffisamment pour que l'intelligence d'Edhelís fasse son œuvre. L'Elfe commence à interpréter les cliquètements, mais sans pouvoir les reproduire.

Je tente de retrouver mon son entendu lors de ma méditation, mais chaque fois, il se dérobe et mon esprit redescend dans la bulle. J'ai compris qu'un autre son m'appelait et bloquait l'ascension au-delà du nœud lumineux.

J'élabore des hypothèses, mais l'une d'elles se hisse en priorité : serait-ce le moi de l'autre monde ? Dans ce cas, le nœud est-il le portail que je recherche ?

Ryön m'a intimé de remonter tandis que le son m'incite à descendre. Je suis désormais perdue entre plusieurs mondes, le physique et le spirituel, entre mon monde et celui de Fendôr.

Edhelís dépérit. Elle me diffuse toute son énergie tout en puisant dans ses réserves pour percer ses communications avec l'Apsis. Nous mourrons bientôt toutes les deux si un miracle ne se produit pas.

C'est en avisant les restes de notre repas que j'ai l'idée de frapper deux coquillages l'un contre l'autre, à a manière des énormes dents de la créature.

La gueule se tourne vers moi.

Les yeux d'Edhelís s'écarquillent. Elle se saisit de coquilles et entreprend de répondre à l'Apsis. Cela fonctionne, si bien qu'ils passent plusieurs heures, à ce qu'il me semble, à entrechoquer dents et coquillages.

À un moment, j'aperçois le corps efflanqué de mon amie se contracter. L'Apsis lui a demandé pour quelle raison nous voulions nuire à son peuple. Edhelís pense avoir mal compris, mais la mâchoire répète la même série de cliquètements.

Je connais désormais suffisamment Edhelís pour sentir qu'elle est décontenancée. Elle ne répond rien et l'Apsis s'éclipse une nouvelle fois.

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La cellule s'ouvre. J'entends une voix qui ne possède ni timbre, ni consistance. Elle résonne dans ma tête, me sommant de sortir seule. Par de brefs signaux, je le fais comprendre à Edhelís. Avec appréhension, je quitte la bulle en apnée et franchis les barreaux. S'étant ressaisie, mon amie me poursuit, mais se heurte à la grille verrouillée.

Dans ma panique je happe un air d'abord inexistant, qui petit à petit, s'infiltre dans mes poumons. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le grand Apsis a reproduit une poche d'air pour me permettre de respirer et ce, en abondance de sorte que je remplis mes poumons pour la première fois depuis longtemps.

J'ai perdu en muscles, mais je nage au mieux de mes capacités dans le sillage de l'Apsis. Ma combinaison abimée reste isolante et me permet quelques étirements. J'ignore la souffrance de mes membres endoloris pour emprunter la voie au milieu de coraux éclairés de la même bioluminescence que celle du corps de l'Apsis. Les courants chantent sous mes mouvements maladroits. Mes membres sont ballottés sous les grondements sourds des courants et les sons métalliques distants propres aux abysses. Je suis calme, j'ai accepté ma mort.

« C'est pour cela qu'Humaine sortir. »

Encore cette voix dans ma tête ! Sans intonation, elle est comme une intuition qui se matérialiserait à mes oreilles. Serais-je douée d'une capacité d'écholocation ? Peu probable. L'Apsis, en revanche, pourrait être doté de facultés qui me sont inconnues.

Qu'ai-je à perdre à tenter de répondre en formulant ma réponse mentalement ?

« Est-ce vous qui parlez dans ma tête ?

L'Apsis continue de se mouvoir dans le dédale, ses longues nageoires se tordant habilement dans les entrelacements de coraux tranchants.

— Esprit à esprit.

— Comment est-ce possible ?

— L'esprit parle une langue propre. Sans manigances.

J'ai passé tant d'heures à me questionner sur le sens de certains phénomènes à Fendôr que je n'en suis plus à un près.

— Pourquoi tant d'efforts à communiquer avec les coquillages ?

— L'esprit elfique résiste. Pas d'autre alternative.

— Où m'emmenez-vous ? »

Nous débouchons dans un espace aveuglant. La faune sous-marine est éclatante de couleurs si vives que je prends un moment pour m'y habituer.

Je rouvre les yeux. Mon sang se fige.

Long de cinq mètres environ, l'Apsis nage autour de moi de façon concentrique. Ses coudes sont repliés, leurs membranes s'enlaçant pour former des nageoires. La caudale s'apparente à celle d'une baleine, mais la dorsale triangulaire, ses branchies et son long museau ne laissent pas de doute sur sa parenté aux squales. Ses écailles sont pourpres. Ryön m'a indiqué que cette longueur d'onde était la première couleur absorbée par l'eau. L'Apsis peut ainsi se fondre facilement dans son environnement.

Il plonge brusquement vers le bas, se rendant imperceptible. Lorsqu'il réapparaît, son ombre menaçante en forme de torpille n'est rien en comparaison de sa redoutable gueule conique. Celle-ci est son arme primaire. Moi, je ne suis pourvue que de pieds et de mains.

L'Apsis s'approche. Ma gorge bat frénétiquement. Dans l'obscurité, j'aurais juré que ses pupilles noires étaient circulaires, mais à la lumière vive, elles se dessinent en double vé.

Ma surprise est totale lorsque, au lieu d'ouvrir ses mâchoires pour me dépecer, l'Apsis déplie ses bras se terminant en mains pourvues de doigts irréguliers.

« La Faille. » 

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Merci de votre lecture !

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