Chapitre 26 - La poubelle

Des borborygmes paniqués me viennent aux oreilles. L'Inventeur bouffi lâche sa coupe dont le contenu se déverse sur la table. Les traits congestionnés, il aspire par à-coups sur ses lèvres bleuies. Hébété, secoué de convulsions, il porte les mains à la gorge. Ryön est prompt à le secourir en comprimant fortement son poing sur son thorax pour le faire régurgiter, mais l'Inventeur s'écroule sur la table. Ses confrères se précipitent sur lui, en vain. S'en suit une série de jurons et d'empoignades.

D'un geste, Ryön me soulève de mon fauteuil. Il me donne à peine le temps de saluer l'assemblée.

Une fois dehors, je m'aperçois que l'air extérieur de la ville me réveille instantanément.

« Que s'est-il passé ? Ceci n'était pas une coïncidence. Cet Humain s'est fait empoisonner !

— Je suis de votre avis, Capitaine, approuve Chaff, les sourcils froncés. Qu'était-ce ?

— J'ai senti plusieurs éléments : ricine, salive de fauve cornu, bulbe d'aconit et cèpe du Kraï. Tout cela masqué par des extraits de génépi, de citronnelle et de menthe poivrée ! Comment ai-je pu être aussi crédule ?

— Ne vous flagellez pas. Ce n'est pas la première fois qu'une telle chose arrive, mais aujourd'hui, un avertissement a été donné à Jehanne. Je vous avais prévenu, les Inventeurs ne tolèrent pas la concurrence.

— La Corporation a dépassé les bornes ! Je veillerai personnellement à y remettre bon ordre.

Chaff se dresse devant moi, une main sur mon épaule.

— Jehanne, ils n'oseront plus t'approcher, mais évite à ton tour de les fréquenter, exception faite de mon atelier, n'est-ce pas Capitaine ?

Ryön hoche la tête, exprimant ainsi sa pleine confiance :

— Vous leur avez donné matière à réfléchir. Méfiez-vous d'eux également. Vous pourriez être la prochaine victime.

— Je suis visé depuis une dizaine d'années, Capitaine. La vérité est que je compte autant d'ennemis que de partisans. Me tuer reviendrait à scinder la Corporation... Qui n'en a pas les moyens.

— Voilà qui est habilement joué, souligne Ryön en plissant les yeux.

— Je n'en reviens pas qu'ils aient critiqué ton enthousiasme créatif !

— Nombreuses sont les idées rejetées, mais il est rare que celles valables tombent définitivement dans l'oubli, me rassure Chaff. C'est par ce biais que j'interviens au sein de la Corporation.

— Par la controverse ?

— Exactement. Plus ces idées seront débattues par les Inventeurs et plus il y aura de chances pour qu'ils les trouvent convaincantes et les développent, que ce soit avec ou sans moi. Cela m'évitera des frais de recherches et au final, les résultats verront le jour.

Ryön a un sourire en coin :

— Tel est votre mode opératoire... Les progrès sont lents, mais la vérité finit par l'emporter.

— À une condition : les Inventeurs doivent être prêts à suivre des protocoles légitimes. Mais le premier d'entre eux, notre règlement, est constamment bafoué.

— Tirelire en a fait les frais.

— Les découvertes et les inventions choquantes, telle ma maison volante, sont des leviers pour susciter l'intérêt du public et obtenir son soutien, ce qui peut conduire à un financement plus important. C'est la marche que devrait suivre la Corporation, mais vous en avez été témoins, elle fonctionne à l'opposé de ce que l'on attend d'elle.

Chaff me plaque un baiser sur le front :

— Tu as été très courageuse. Je ne manquerai pas d'informer Tirelire que tu l'as défendu. Merci, amie.

— As-tu reçu des nouvelles de Tasun ?

— Point. Mais n'ayons pas d'inquiétude. Tasun et Plume forment une excellente équipe et à cet instant, je suis certain qu'ils ont déjà parcouru bien du chemin. »

Chaff nous quitte pour retourner à la boutique.

Encore bouleversée par l'assassinat, je ressens le besoin de marcher.

« Ryön, mon statut de Traverseuse me ferme toutes les portes au lieu de les ouvrir. Sous couvert de causeries et d'études de projets, on jauge mes capacités avant de me refouler, soit pour incompétence, soit pour mes excès de zèle.

— C'est de bon ton. Tu viens d'un autre monde et t'étonnes de ne trouver ta place nulle part ?

— Je me suis mal exprimée. N'ai-je pas le droit de prétendre à un endroit calme où me reposer en paix, sans risque d'être épiée ou menacée ?

— Pas le moins du monde. Souviens-toi, Jehanne, que tu n'as pas à te justifier de ton existence. Tu es libre d'être qui tu es vraiment, comme tous les êtres de tous les mondes. Mais aujourd'hui, tu peux être fière de toi. D'autant que je puisse en juger, ton action pour Tirelire était admirable.

— À défaut d'être une Traverseuse compétente, je suis donc une bonne personne ? »

Sans répondre, il escalade une gouttière et disparaît derrière un toit.

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Huit jours après que Plume ait décollé et le lendemain de l'incident au sein de la Corporation, Beorhtio pénètre comme un coup de tonnerre dans la boutique du Quatuor sans un regard pour nous. Il incendie Tirelire.

« Où est mon petit-fils ? tonne-t-il de sa voix orageuse.

— Vous en avez mis du temps ! grésille l'horloger en mâchonnant une galette de blattes desséchées. Il est parti rendre un Faune à son arbre. L'un de mes associés est avec lui, il ne craint rien. Venez ami, nous avons à parler. J'ai entendu des paroles fort encourageantes au sujet de votre petit-rejeton. Il m'en coûte de l'admettre, mais il a un côté attachant. Vous est-il déjà venu à l'esprit qu'il était n'était pas Mage, mais Druide ? »

Distinctement, j'entends Beorhtio suffoquer d'indignation avant qu'il ne disparaisse dans l'arrière-boutique avec Tirelire, armés de tasses de thé.

De mon côté, je m'esquinte à chercher des idées. Je n'ai jamais aimé lire. Les seuls ouvrages que j'aie dévorés foisonnaient d'images et de photographies. Mais la bibliothèque de la Capitale, qui aurait selon moi dû être renommée archives, m'éclaire sur le fonctionnement de ce monde. Lorsque je suis fatiguée d'esquisser, de colorier, d'aider Tirelire à la boutique, de fuir Firouze, de suivre l'enseignement de Ryön et de dorloter les chevaux à l'écurie, je me rends à la bibliothèque. Ce que je préfère, ce sont les cartes et pas un Gnöme ne me refuse un parchemin.

C'est dans l'un deux que je réalise que la grande majorité du verre de Fendôr provient du Kraï, le Pays Urhoq. Les maîtres artisans sont passés experts dans l'art de la transparence et du miroir. Proche de cette région, celle d'Edhelís est particulièrement boisée par endroits. Soudain, le dernier projet de Briant me revient à l'esprit. Il a passé les dernières semaines de notre cohabitation à reprendre les maquettes de l'héliodome d'un fameux ébéniste alsacien.

Je le sens, je tiens la prochaine idée.

Chaff devra mettre de côté son projet de foyer volant car il va devenir l'Inventeur de la maison bioclimatique fendôrienne. Il s'agira d'une habitation construite en verre et en bois, de forme géométrique, qui suivra la course du soleil de sorte qu'il y fera toujours une température agréable, par temps de froid comme de chaleur.

Dans la seconde où j'ai terminé d'exposé le projet, Chaff a déjà déplié sa table de dessin. Nous passons des journées et des nuits entières à discuter du projet et petit à petit, Ryön me délaisse pour réendosser son rôle de Capitaine dans la ville. Ma présence l'a trop longtemps retenu de missions qui lui sont chères.

Quelques jours plus tôt, j'ai surpris le Capitaine à l'œuvre en pleine rue alors que j'effectuai des achats pour Chaff. Il poursuivait un voleur, un homme jeune, mais costaud qui filait par les toits. Ryön courant plus vite, il l'a rattrapé en quelques bonds. Le voleur a tenté de lui asséner un coup de couteau, mais le Capitaine, excellent en combat rapproché, l'a en un tour de bras projeté sur une cheminée. L'homme a roulé jusque dans la terre battue. Ryön a décoché une flèche dans sa cuisse et dévalé la façade avec une telle célérité qu'il a semblé courir à la verticale. Sans se formaliser des râles, le Capitaine a plaqué le moribond en le maintenant avec une imparable prise à la gorge. À ce moment, il m'a fait peur comme cela arrive quelques fois, lorsqu'une lueur traverse ses prunelles glaciales. Le voleur virait au violet quand alertée par le bruit, la garde a déboulé pour l'incarcérer. D'un geste désabusé, Ryön s'est épousseté avant de s'évanouir par les toits. Au souper, il n'a fait aucune illusion à cet évènement, mais m'a félicité pour avoir soufflé à Chaff l'idée de l'héliodome.

Il y a des jours sombres où ma propre existence à Fendôr me déstabilise et d'autres monotones où aucune idée créatrice ne me traverse l'esprit. Certains, fades, ne laissent place qu'à l'ennui et à l'attente. J'ai hâte que Ryön et moi repartions ensemble visiter les ateliers d'artisans qui ont besoin d'aide pour révolutionner leur quotidien.

Un soir, en rentrant de la taverne de Grinalím, je fais une découverte bienvenue. Éméchée, je cogne mon coude contre la tête de lit sculptée. Celle-ci sonne creux. La boiserie se déboîte. À l'intérieur, sont cachés quelques rouleaux de papier. Je les déroule un à un : ce sont des schémas.

Je crois que Charles est en train, une nouvelle fois, de me sauver la vie.

La plupart des notes sont sans intérêt, mais sur l'une d'elles, il a écrit le mot poubelle en lettres capitales. Il décrit celle-ci comme un récipient en bois garni de fer blanc visant à recueillir les ordures ménagères. Deux inventions en un espace de temps réduit ! C'est magnifique, d'autant plus que je dispose désormais d'une cachette pour dissimuler la clé du coffre où son renfermé mes propres dessins.

Je saute du lit et vais toquer à la chambre de Ryön pour l'enquérir de la bonne nouvelle. Comme aucun bruit n'en sort, j'y risque en œil. Elle est plus petite que la mienne, plus sobre aussi. À la vue de la bouteille vide qui git au pied du lit à colonnes et des oreillers froissés après que Firouze soit venue ranger, un frisson glacial me descend l'échine. Ryön n'est décidément pas celui qu'il prétend être. Et ce lit, il aurait pu être le mien. Il aurait aussi pu être celui de Briant. Je sens des larmes me piquer les yeux.

Ryön me surprend.

« Il n'y a rien à fureter en ces lieux, je l'ai déjà fait savoir à Firouze.

Le cœur bondissant, je me retourne en me prenant les pieds dans le tapis en peau de mouton. Ryön me louche dessus. Il a le teint cireux et les yeux gonflés.

— Ce n'était pas mon intention.

Le Capitaine me devance d'un pas titubant et après s'être cogné plusieurs fois au chambranle et contre les murs, trébuche sur la bouteille vide. Il s'affale en travers de son lit, tête la première. Malgré la finesse de ses proportions, l'Elfe doit peser lourd car les colonnes tremblent sous sa chute.

— On dirait que ton prodigieux sens de l'équilibre te fait défaut...

— Si le dessein de fouiller ma chambre ne t'anime point, que fais-tu ici ? Ne t'investis-tu pas aux côtés de Chaff dans les travaux de l'héliodome ?

À cran, je contrôle la crispation de mes poings. Mes jointures blanchissent.

— Il aura besoin d'énormément de temps pour finaliser les calculs et réaliser une première maquette. En attendant, je vais proposer une poubelle aux Représentants.

Ryön flaire l'air, mais écœuré de sa propre haleine, pince le nez.

— Une poubelle ? Quel joli nom ! J'espère qu'elle est toute aussi ravissante !

— Autant que les jupons de tes employées ?

Il se relève sur un coude, l'expression froide.

— Y a-t-il un sujet particulier que tu souhaites aborder avec moi ?

Je sais, avec une absolue certitude, que m'aventurer avec lui dans cette discussion ne servira pas.

— Nous parlerons lorsque tu auras décuvé. »

Je claque la porte. 

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Merci de votre lecture !

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