Chapitre 25 - La Corporation
Escortée par Chaff, Tirelire et Ryön, je franchis la porte de l'imposante bâtisse, le siège de la Corporation des Inventeurs situé à l'ouest de la ville haute. L'édifice est l'un des plus imposants de la Capitale, mais ses architectes ont encore jugé bon de le soutenir par de hautes colonnades en spirales et d'y encastrer un porche décoré à la feuille d'or. La bannière à elle seule, tressée en fils de cuivre décrivant une corde et un compas, laisse deviner la richesse des lieux.
Ryön claque la porte de l'édifice au museau de Kipper. Le chat s'est pris d'affection pour lui sans aucune réciprocité. Il le suit partout, au grand agacement du Capitaine qui a tenté par tous les moyens de le perdre dans la ville. Pour l'Elfe, cette aliénation est contraire aux lois de la nature. Je l'ai surpris le matin même, accroupi en équilibre sur la rambarde de notre plateforme, à feuler sur Kipper : « Ce chat est comme l'eau ! Il s'infiltre partout ! »
Le fauve s'est incrusté chez nous et il est impossible de l'en déloger. Firouze peste de tous ces poils à nettoyer et chasse Kipper dès qu'il pointe le bout de son museau. La veille, elle a retenu Ryön et lui montrant les griffures sur ses bras, ne s'est calmée que lorsqu'il lui a glissé une petite bourse replète dans la poche de son tablier. Je repense à son attitude provocatrice de sensualité. À la seule idée de voir Ryön fréquenter Firouze, je ressens une colère sourde et un chagrin au goût acide que je reconnais comme étant de la jalousie. Firouze a jeté le dévolu sur mon protecteur, la seule personne en qui j'ai confiance dans ce monde.
Nous suivons Chaff dans l'enfilade de corridors pavés de carreaux formant des frises, éclairées par le halo vacillant de chandelles en argent disposées le long des murs. Dans la mesure où mon visage n'est plus inconnu des Inventeurs, les Représentants ont jugé de bon ton de me présenter à la Corporation. Pour la circonstance, l'Inventeur a dompté ses belles boucles et revêtu son tabard pourpre. On a voulu nous conduire avec beaucoup d'égards jusqu'à la Chambre des Réunions, mais Chaff connait le chemin comme s'il avait lui-même taillé la pierre et a renvoyé le page.
En réalité, il a longuement hésité à m'accompagner, par crainte de représailles s'il m'arrivait malheur :
« Les Inventeurs sont les individus les plus arrogants et butés qu'il te sera donné de rencontrer à la Capitale.
Obliquant à l'angle d'un couloir aussi haut que large, il redresse son col d'un geste sec :
— Peut-être aussi les plus dangereux pour toi. Les Inventeurs ont tous des avis divergents et pas un seul de mes confrères n'a l'amabilité de saluer les inventions d'un autre. Notre Corporation est un amas de jaloux égocentriques qui se prétendent les successeurs des travaux de Charles. La vérité est qu'ils ont, depuis sa disparition, échoué à se hisser au rang de son génie et que certains n'hésitent pas à tuer pour s'attribuer le mérite des autres. Faute de preuves, personne n'est inquiété.
— De plus, ils sont racistes, s'empresse d'ajouter Tirelire dans le coude d'un escalier. Ils n'ont accepté d'autres races que pour maintenir le statut de la Corporation, mais vous verrez que l'écrasante majorité des membres sont des Humains.
— Le Comité a rejeté la candidature de Tirelire à quatre reprises, me glisse Chaff à l'oreille en attaquant une nouvelle volée de marches.
— Peuh ! grigne l'intéressé avec dédain.
— La prochaine sera la bonne, mon ami ! l'encourage Chaff, ponctué d'un sourire franc.
Par pure coquinerie, il mouche une chandelle et souffle sur une autre.
— Je ne le sens pas de ce nez-là ! rétorque Tirelire. Vos confrères ne nous aiment pas, moi et mes horloges. Nous leur faisons de l'ombre. Je prends à témoin la Traverseuse de l'accueil qu'ils me réservent.
À ce moment, les deux volets d'une porte massive s'écartent par un mécanisme actionné d'une manivelle. Un Adayosh au poil gris s'est appuyé dessus pour nous ouvrir.
Un Humain d'envergure aux cheveux poivre et sel bouclés à la façon des perruques s'avance. Entre deux âges, le front poli et le tabard rebondi sur son ventre, il paraît fier de son importance.
— Capitaine, Traverseuse, Maître Ashkåm.
Je tourne la tête vers Chaff, incrédule. Son nom est sur toutes les lèvres en ville et je n'ai jamais pris la peine de le relier à Chaff.
L'Homme dévisage Tirelire sans vergogne et redresse le menton crânement :
— Vous, Kovewalt, sortez. Vous n'avez pas été convié.
L'horloger s'avance, un cahier sous le bras.
— Je me nomme Tirelire, fils de Tiresac. Je viens vous présenter pour la cinquième fois ma candidature.
— Vous devez prendre rendez-vous. Dehors !
— Si je puis me permettre, Tirelire est mon associé. Il ne manque à son esprit éveillé qu'un seul titre pour lui permettre d'exercer pleinement son activité, le défend Chaff.
— Ce monsieur devra prendre rendez-vous.
Une rage sourde se dessine sur la figure biscornue de Tirelire. Il brandit sous ses yeux un papier.
— Le voici. Ce jour-ci à cette heure-ci.
— Où est le tampon du secrétaire ? s'enquière l'Inventeur de toute son arrogance.
Les yeux ronds, l'horloger, examine sa feuille.
— Malédiction ! peste-t-il. Le morpion l'a oublié !
— Alors reprenez rendez-vous et sortez !
Un éclair menaçant dans ses iris jaunes, Tirelire fait un mouvement en avant :
— Sale Humain ! Je vous trairai la rate !
Chaff lui barre le chemin.
— Je suis désolé, ami.
Dans un dernier élan, Tirelire s'approche de l'Humain pour le renifler.
— Vous mentez ! Sale bipède imberbe ! Encore pour ma pomme ! Maudits soient ces...
— Je vous accompagnerai et m'assurerai que votre rendez-vous soit pris correctement, en accord avec le règlement » lui promet Chaff non sans décocher un regard noir à son confrère.
Excédé, Tirelire fait demi-tour et s'en va d'un pas pressé.
Nous pénétrons dans la Chambre des Réunions. C'est une grande salle marquetée de bois aux somptueuses tentures représentant des schémas d'inventions. Une table ronde aux moulures enchâssées de pierreries est illuminée par un imposant lustre en cristal. Des bouteilles s'entassent sur des plateaux en laque, parmi des coupelles de fruits mûrs, d'amandes et d'olives.
À notre entrée, les regards convergent vers nous. Toutes sont masculines et Humaines, à l'exception de trois Gnömes et de l'Adayosh gris. Ryön se tient à l'écart en affichant sa réserve.
Les présentations faites, Chaff se vautre négligemment dans un fauteuil tendu de tissu précieux et, d'un geste convivial, m'invite à m'asseoir à ses côtés.
On nous propose une dégustation d'eau-de-vie fruitée que Ryön décline d'emblée, la main calée au fourreau de sa dague. Chaff et moi-même rejetons poliment la proposition, autant par précaution que par défiance.
Autour de la table, les chamailleries vont bon train à qui prendra la parole le premier. Si fait, je me retrouve rapidement assaillie de questions. Chaff m'est d'un grand secours : il conclut quelques bribes de conversations saisies au vol, connait le verbe à employer pour répondre aux interrogations et rétorque par des parades afin d'échapper à des commentaires perfides non sans tenir lui-même les propos les plus provocateurs de l'assemblée.
Après ces querelles langagières, un Inventeur empâté s'extrait de son fauteuil et s'avance vers moi avec une démarche de dindon. Un coup d'œil vers Ryön et je m'assure que l'homme est inoffensif. Il me serre la main avec effusion.
« Que diriez-vous, Traverseuse, de rejoindre notre Corporation ? propose-t-il, le sourire élargi sur sa figure bouffie par l'alcool.
Des exclamations indignées et un tollé d'applaudissements retentissent de concert. Chaff se renfonce dans son dossier, les mains croisées sur sa poitrine. Il me lance une œillade amusée, visiblement peu disposé à me dépêtrer de la situation.
— Vous vous sentez légitime à nous voler notre travail ? Si c'est le cas, autant devenir membre de notre Corporation, se justifie l'Inventeur.
— Maître, je n'ai pas choisi de tomber du ciel.
— C'est ce que vous prétendez ! Mais qui nous dit que vous n'avez pas cherché à vous introduire dans notre monde pour nous voler notre savoir ? réagit l'un de mes détracteurs.
— Sornettes ! rétorque l'autre à ma place. Qu'en serait-il de toute l'histoire des Traverseurs grâce à qui nous sommes ici aujourd'hui ? Vous remettriez en cause la parole de nos ancêtres !
Sourde à leur querelle, j'ai une pensée pour l'exclusion révoltante de Tirelire. De même, les griefs et la récrimination à mon sujet m'exaspèrent. J'entends ma voix vibrer d'une colère contenue :
— Je vous remercie de votre invitation, mais ne devrais-je pas au préalable prendre rendez-vous pour déposer ma candidature ?
— Qui a jamais parlé de prendre rendez-vous ?
— Votre confrère, ici présent, vient de l'exiger d'un horloger Kovewalt.
L'Inventeur joufflu fait la moue.
— C'est que les Kovewalts sans-le-sou sont connus pour être fort pernicieux. Je suis certain que ce sont eux qui ont inventé ces drôles de panneaux de signalisation qui sillonnent la ville ! On ne peut plus circuler dans la grande rue sans céder la priorité à tout le monde ! Avant, on nous la donnait à la simple vue de notre uniforme !
Le cœur révulsé, je m'efforce de contenir mes émotions :
— Avec tout le respect qui vous est dû, les panneaux sont de ma suggestion. De plus, si je devais candidater, ce ne serait qu'après que le dossier de Tirelire fils de Tiresac aura été dument examiné. Cet horloger est de loin le meilleur de la ville et vous priver de ses services me paraît inconsidéré pour une Corporation aussi prestigieuse que la vôtre.
— Les Kovewalts cherchent à s'accaparer nos secrets ! Nous devons avant toute chose les interroger, mais ils se soutiennent mutuellement...
Dans un mouvement d'humeur, Chaff se lève de son fauteuil.
— De quels secrets parlez-vous ? Les tanneurs sont plus utiles à Fendôr que notre Corporation !
— Comment osez-vous, Maître Ashkåm? Vous qui vous êtes endetté auprès de nous jusqu'au cou pour financer votre maison volante !
— Vous êtes un dilapidateur ! s'exclame un autre à la figure aiguisée.
— Ce projet saugrenu est voué à l'échec !
— Vous conformerez-vous un jour aux lois de la physique ?
Chaff tend le cou, bouche ouverte, souffle coupé. Il se reprend rapidement :
— Exiger d'un Inventeur de se montrer conformiste ? Comment le briquet et l'éteint-feu auraient-ils été inventés si personne n'en n'avait cherché l'utilité et fait fi de votre logique ? Cette guilde est gangrenée jusqu'à la moelle ! Vos cœurs sont vaniteux, vos esprits ignorants et vos yeux cupides !
Je crains un esclandre, mais me réconforte de savoir Ryön dans la pièce. L'Inventeur aux cheveux perruqués siffle entre ses dents :
— Comment osez-vous insulter ceux qui ont toléré vos folies dépensières ?
— Vous n'avez que les écus à la bouche ! Les engrenages des Inventeurs ne tournent plus qu'aux pièces d'or et aux fesses rebondies !
— Répétez encore cela et je vous passerai par l'épée !
— Vous devrez alors puiser dans la caisse d'assistance commune pour me dédommager.
— Oubliez-vous que vous n'étiez qu'un individu de basse extraction avant de rentrer dans nos rangs ?
Chaff se lève entièrement et embrasse la salle de ses bras, accusateur :
— Avez-vous oublié notre mission ? Nous favorisons le développement de la Confédération et protégeons la renommée de notre groupement !
À cette remarque, certains se mettent à glousser. La puissance de Fendôr est dans les pleines mains des corporations, comme les investisseurs le furent pleinement au XIXème siècle sur la classe ouvrière de mon monde. Les Représentants ont beau être les décideurs finaux, ils doivent finement composer avec les corporations pour maintenir une harmonie qui ne tient qu'à un fil. Orfèvres, mages, bouchers, vignerons, boulangers, maçons, couvreurs, menuisiers, druides, apothicaires, tisserands, bardes, chasseurs-pêcheurs, laboureurs, juristes, forgerons, verriers, armuriers, marins... Il y en a une cinquantaine, classées par groupes de métiers, mais nulle n'est aussi puissante que la Corporation des Inventeurs.
— Où sont vos inventions ? reprend Chaff après avoir fusillé du regard les mufles. Rien de valable n'a été créé en ces lieux depuis que feu Charles le Traverseur a disparu !
Il se courbe sur la table, fait le tour des membres du conseil et tape son index pour imprimer chaque mot dans les esprits :
— Votre orgueil est démesuré en comparaison de votre créativité ! Vous refusez chaque suggestion, freinez l'intégration des races urbanisées et fanfaronnez avec votre prétendu génie pour masquer votre manque d'ingéniosité. De nos jours, nous nous contentons de réparer ce qui a déjà été inventé. Charles le Traverseur aurait honte de nous ! Cessez de vous regarder le nombril ! Sortez visiter les ateliers et allez à la rencontre des artisans ! À l'heure actuelle, les Gnömes agriculteurs inventent plus de machines que vous ne l'avez fait en un quart de vie Humaine !
Une profusion de sifflets et de contestations accueille son sermon. Un pli sévère marque le front de Chaff qui se cale dans son fauteuil. Les bras croisés, il tape du pied sous la table, mais à sa grande satisfaction, le débat est lancé.
L'Inventeur qui nous a accueillis grimace allégrement :
— Nous inventons, Maître Ashkåm. Contrairement à vos façons de faire, notre règlement stipule que nous devons avant tout veiller à la sécurité de la population.
— Le règlement ne doit pas nous faire oublier la raison pour laquelle cette corporation fut fondée. Pour être bienveillants, justes et visionnaires, nous devons rivaliser de talents et mettre en évidence toutes nos incertitudes pour mieux les dompter. Par-dessus tout, nous devons être honnêtes lorsque nous doutons de nos projets. Et moi, chers confrères, je suis certain de mes plans.
— Les bons Inventeurs doivent aussi se résigner à l'idée de ne pas être toujours entendus et compris. Ils ne doivent pas non plus prendre leurs croyances personnelles pour argent comptant... Et de l'argent, nous en manquons à cause de vous !
— Je n'ai pas besoin de votre approbation pour inventer.
— C'est vous qui parlez d'inventions alors que vous ne fabriquez que des boîtes à musique pour votre... Votre...
— Mon partenaire, Tasun Prathong, luthier de son état. Vous parlez à tort et à travers car pour votre gouverne, je fabrique ces petites merveilles sur mon temps libre. De plus, votre propre épouse m'en a achetées. Elle n'a pas été difficile à convaincre.
— Je vous ferai bouillir les dents !
— Paix, chers confrères, tempère l'homme-dindon. Buvons à l'attention que porte la Traverseuse à notre estimée Corporation. »
Quelques coupes se lèvent et il vide son verre sans me quitter des yeux. Je peine un instant à me rappeler que Chaff m'a dissuadée de toucher au mien.
Des borborygmes paniqués me viennent aux oreilles. L'Inventeur bouffi est secoué de violents spasmes.
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Merci de votre lecture !
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