Chapitre 23 - La fragilité
« Joli coup de filet, mes amis ! » claironne Tasun en accordant son instrument de musique.
Sa voix sonne faux. Les doigts rivés sur une citole à deux manches, il tire sur les cordes tant et si bien que l'une d'elles finit par sauter. Notre excursion dans les souterrains l'a bouleversé plus qu'il n'en paraît. Tasun cache son émotion sous quelques notes étranglées.
Sans commentaire, le Capitaine lui jette un coup d'œil pensif.
La prison est pleine à craquer d'esclavagistes, mais Norwood a réussi à s'échapper. Je pense à la fille aux yeux verts. A-t-elle pu s'enfuir ? Ryön m'a assuré qu'elle ne figurait pas parmi les victimes ou les prisonniers. J'espère qu'elle a su trouver son chemin. J'ai envie de le croire. Quant aux Elfes des Brumes, ils se sont volatilisés. Ryön est certain qu'ils vont rentrer chez eux, mais il aurait aimé leur poser des questions et leur prêter assistance. Depuis hier, il ne cesse de passer la main sur le bout de ses oreilles pour s'assurer qu'ils sont toujours là, intacts. D'après ses explications, avoir les oreilles tranchées pour un Elfe est le signe de la plus grande trahison qui soit. Si cela arrive, l'Elfe préfère mettre fin à son existence plutôt que de vivre dans le déshonneur.
Ysma s'en est sortie avec quelques contusions, mais Hroaar s'est pris un coup d'épée à l'arrière du genou. Il s'en est fallu de peu pour qu'il se retrouve estropié. Ryön est indemne. On ne peut pas en dire du Représentant Kovewalt : des extrémistes Adayoshs, ulcérés par les trafics interdits d'animaux, ont investi ses quartiers du château et tué des gardes Kovewalts avant de jeter leur Représentant du haut des remparts. Les excuses publiques du souffreteux Représentant Adayosh et les mises au cachot ont été insuffisantes pour calmer la grogne. Ce dernier est bien en peine de contrôler sa communauté et le prochain Représentant Kovewalt risque de se montrer intransigeant vis-à-vis de la communauté Adayosh.
Tirelire met un coup de pied dans le tabouret de Tasun pour le sortir de sa torpeur. Cette fois, Ryön se tourne vers lui :
« Tirelire fils de Tiresac !
La colère contenue dans la voix du Capitaine est telle que j'en frissonne. Les petits yeux jaunes de l'horloger le sondent Il grince des dents, mais Ryön ne lui laisse pas le temps de rechigner.
— Saviez-vous qu'un tel trafic opérait dans les souterrains ?
— Vous ne m'avez jamais posé la question ! s'insurge Tirelire. Malédiction ! C'est toujours la faute des Kovewalts, mais est-ce nous qui trafiquons ? Non ! Ce sont les Humains, les Urhoqs, les...
— Il suffit. J'ai compris. Votre mauvaise foi et votre hypocrisie, si elles ne vous gênent pas le moins du monde, sont exaspérantes pour les autres. »
Sur ce, Ryön se tourne pour franchir la porte de l'atelier. Il souhaite s'entretenir avec Chaff et sa mine entendue laisse présager leur réconciliation. Il n'est entre eux plus question de dispute au sujet d'un soi-disant croquis dérobé car l'atmosphère a le goût de la victoire. Le calme revient. La paix s'installe.
L'horloger soupire. D'après ses réflexions ironiques, Chaff serait proche d'un certain gâtisme à force de choyer et de gâter Plume d'un excès de nourriture. « Ma fille, ma belle, ma toute belle ! Non tu ne risques plus rien, plus rien du tout ! Là, là ! » l'imite Tirelire. Selon lui, on entendrait ce genre de gazouillis à longueur de journée au Quatuor... L'horloger maintient que les écus dépensés pour l'achat de la viande auraient dû sertir à payer une taxe.
Sentant la situation dégénérer, je propose de payer pour eux, ce qu'il accepte immédiatement avec une grimace de gratitude.
Tirelire n'a pas le temps de se réjouir : Ryön passe la tête par la porte et lui annonce que c'est la dernière fois que je paie leurs taxes, avant de disparaître de nouveau.
Bougon, l'horloger frappe une nouvelle fois dans le tabouret de Tasun qui a juste le temps de replier ses jambes :
« Maudit Elfe ! J'espère que Chaff lancera un jarret sanguinolent sur le Capitaine !
— Allons, cher ami... chuchote Tasun.
— Puisque c'est ainsi, je vais préparer le thé ! »
Malgré l'implication des Kovewalts dans le développement du marché noir, il n'est pas fâché que les va-et-vient des esclavagistes prennent fin. Tirelire est fier de nous et s'il raille ma totale impuissance au combat, il salue à mi-voix mon courage pour m'être rendue dans un endroit maudit.
Je m'attarde sur quelques-unes de mes ecchymoses consécutives à ma projection sur la toile de la tente. Dans l'urgence, Ryön m'a empoignée si violemment que mes bras portent encore les empreintes violettes de ses doigts. Le Capitaine s'en est voulu de m'avoir laissé des marques. Or sans son geste, je me serais peut-être fait tuer dans la cohue. Ryön est ainsi : ses exigences sont trop élevées autant envers lui-même que vis-à-vis des autres.
« Tirelire, peut-on blesser les Elfes ?
Sa bouche se plisse en une grimace moqueuse.
— Bien sûr. Ils ne sont pas en acier ! Mais experts pour esquiver les coups encore faut-il parvenir à les toucher. Et ça... Ah ! Tendre des pièges, c'était ce qu'il y avait de plus efficace, à l'époque, il paraît. Immobilisés et sans boucliers, les Elfes étaient à la merci d'une sarbacane de Kovewaletau !
— Les Elfes ont leurs failles, ajoute doucement Tasun. Leur ouïe et leur odorat sont si développés qu'ils sont vite étourdis en cas de surexposition. Le Capitaine est un champion parmi les Elfes, mais il lui aura fallu bien du temps pour s'accoutumer à la ville. Il a personnellement formé toute la garde elfique de la Capitale, mais aucun Elfe ne rivalise avec lui.
J'acquiesce :
— Grinalím est de ton avis. Ces fragilités justifient leur isolement, selon elle. Le Capitaine aurait un tempérament hors norme qui lui permettrait de côtoyer quotidiennement les autres races.
Tasun écarte les bras d'un geste fataliste.
— Le Capitaine est soldat avant tout, souligne-t-il. Il doit pouvoir batailler en prenant tous les risques.
Je jette un coup d'œil à la porte de l'atelier :
— Chez les autres races, on repère les durs aux cicatrices des combats. Dans le cas des Elfes, il est impossible de différencier les militaires des artistes, des marchands, des artisans ou des intellectuels car ils sont tout à la fois.
Tirelire part d'un rire grinçant.
— Vous en parlez gentiment, mais il faut dire les choses : les Elfes jugent sévèrement les autres races en les traitant de rustres et d'incapables. Il n'y a guère que le Capitaine qui nous offre un semblant de mansuétude et d'impartialité.
Je me mords l'intérieur de la joue.
— Tout de même... Les Elfes jouissent d'une jeunesse hors du commun. Le visage du Capitaine n'a pas subi la moindre altération avec le temps.
Tasun a un regard compatissant à mon égard. Il lève le bras vers une étagère, repose sa citole, attrape une cithare et fait langoureusement courir ses doigts en jouant sa mélodie préférée.
— Vous enviez les Elfes, Jehanne. Vous ne devriez pas. Les années glissent sur leur peau, mais elles laissent des traces dans leur cœur. Ils sont exposés à plus de mal que de bien.
— Ce sont des fossiles vivants ! le coupe Tirelire.
— Telle est la loi de leur nature. Ce sont des êtres piégés par leur condition.
— Ryön n'est piégé que par sa double fonction de protecteur de la Cité et de la Capitale.
— Les Elfes de l'âge du Capitaine ont l'air jeune et vieux tout à la fois. Ils possèdent la vélocité des adolescents, la robustesse des trentenaires, les expressions des personnes matures et le regard d'un lac millénaire. Vous le voyez aussi. C'est déstabilisant, n'est-ce pas ?
Je hoche la tête.
Le luthier repose son instrument, sirote d'une main le thé et repose la tasse sur le comptoir chargé :
— Les ancêtres d'un Elfe sont si éminents que dès sa naissance, le jeune porte sur ses épaules un fardeau considérable, celui de se hisser au moins au niveau de ses parents, qui comptent déjà des siècles d'expérience.
— Vous parlez d'un poids ! Malédiction ! approuve Tirelire. Mieux vaut naître en plante. Ou en beau champignon vénéneux.
Les yeux souriants de Tasun m'interrogent. Le bronze de ses iris se démarque du bandeau bleu outremer qui orne son front, son préféré parmi sa collection de motifs en batik. Tous ses bijoux de tête sont bleus. Il aime rappeler que les différentes nuances de cette couleur se reflètent dans les eaux calmes de son pays natal.
— Que feriez-vous, Jehanne, si vous étiez quasiment immortelle ?
— Je ne réfléchis pas de cette manière. La planification n'est pas mon fort et avec une vie courte, j'ai moins de chances de m'ennuyer.
— C'est la perspective que le Capitaine aspire à adopter, m'apprend Tasun.
Il soupire :
— Pourquoi croyez-vous qu'il cultive un petit jardinet de fleurs, là-haut à la Cité ? C'est un adorateur de l'éphémère, cet idéal qu'il n'atteindra jamais parce qu'il est trop occupé, lui, à prévoir l'avenir et à le garantir.
J'ignorais que Ryön cultivait des plantes à la Cité.
— Vous y êtes déjà allés, à la Cité ?
— Nous n'avons jamais eu cet honneur. Mais sous son armure, le Capitaine nous parle souvent de ses fleurs...
Tirelire renifle d'un air approbateur :
— Les Elfes des Brumes sont moins masochistes. Eux ont fait un pas vers la nature, pour de vrai. Slurp. Au fait, ça ne vous a pas donné d'idée, toute cette agitation dans les souterrains ? Notre trésorerie se porte assez mal. À ce galop, slurp, nous allons encore devoir nous serrer la vis... Malédiction ! »
Tasun roule les yeux au plafond avant de décoller de son siège et d'aller accorder d'autres instruments. Tirelire est doté d'une langue bien pendue, prompte aux monologues sans fin, surtout lorsqu'il s'agit de finances. Sa vie entière tourne autour de sa Philomène, de ses filles et de ses chiffres. Je le laisse déblatérer, toute à mes pensées.
Mon sentiment est mitigé. Puisque j'ai fait chou blanc dans les souterrains, je vais devoir m'en remettre à Lothràl pour trouver un portail éphémère. Avant cela, je dois dénicher une invention. Je suis là, à me creuser la tête avec Tirelire et Tasun, lorsque Ysma fait irruption dans la boutique en soulevant Seramus par le col à quelques centimètres du sol.
Le gamin a l'œil au beurre noir et toute une partie de son visage est tuméfiée et violacée, accentué par l'étranglement qu'il est en train de subir. Ses bras et ses jambes sont striés de marques de coups.
« Cet épouvantail vous cherche, Traverseuse !
Elle lâche Seramus qui court vers moi en haletant.
— Tirelire, fils de Tiresac, je vous remercie de m'avoir fourni l'adresse de Beorhtio. Je suis passée à sa boutique pour m'enquérir de la réparation de mon bijou. Cet orfèvre accomplit des merveilles !
Les mains dans le dos, le Kovewalt adresse à Ysma une moue caustique.
Je place mes mains sur les épaules frêles de l'adolescent pour calmer ses soubresauts. Visiblement sous le coup d'une forte émotion, il hoquette sans pouvoir s'arrêter.
— Seramus, si tu cherches les notes...
Ysma pivote et explose d'un rire gras.
— C'est donc lui, le valeureux guerrier ? Quel âge as-tu, morveux ?
Seramus baisse la tête et bafouille d'une voix à peine audible.
— Qua... Quatorze printemps. »
Je jauge Ysma. Si je le pouvais, je lui ferai manger une horloge de Tirelire.
Tout pâlichon, Seramus me rappelle mon petit-frère, Valentin, lorsque nous étions gamins et que nous chahutions dans les arbres. Il tombait toujours le premier.
J'attire le garçon dans l'atelier où Chaff, l'œil encore un peu poché par son altercation avec Firouze, continue de lancer des bouts de viande saignante à Plume. Celle-ci les attrape au vol en glougloutant de contentement, tandis que Ryön réprimande Chaff en lui conseillant de ne pas dénaturer Plume de son instinct de chasseuse. L'orage entre eux est passé car Chaff, dans un éclat de rire provoquant, envoie un morceau directement sur les bottes de Ryön. Plume se jette aussitôt sur le Capitaine en un caquètement à faire fuir un sarthak.
Je me détourne d'eux.
Les traits crispés de Seramus, noircis par les coups, prouve qu'il a été non seulement battu, mais qu'il a aussi beaucoup pleuré.
« Les notes sont avec la Commandante.
Tout son corps bleuté se recroqueville.
— Ce n'est pas la raison de ma venue, Traverseuse.
Dans ses hoquets, il a du mal à s'exprimer. Ses mèches châtains se collent à la sueur ruisselant sur sa peau, qui reprend par endroit sa carnation blanche comme de la craie
— Aujourd'hui, j'ai rompu mon apprentissage auprès de Beorhtio. Vous pouvez le constater, mon départ ne l'a pas enthousiasmé...
J'étouffe un juron.
— Alors, poursuit-il, je suis allé chez Paramón. Mais il ne m'attendait pas. Dans la pièce du fond, il y avait une trappe. Et sous cette trappe... Oh ! Je ne sais pas à qui parler ! Je ne connais personne à la Capitale. Pardonnez-moi, Traverseuse !
Je le prends dans mes bras. Ce garçon me touche. Sa sensibilité, sa maladresse et son malheur me font l'effet d'un tremblement de terre.
Seramus se réfugie dans le creux de mes épaules cagneuses. Celles de sa mère auraient été plus rassurantes et confortables sans doute. D'un geste mécanique, j'essuie les larmes qui roulent sur ses taches de son. De vieux souvenirs remontent. Valentin se blessait si souvent... Mon petit-frère me manque.
L'adolescent tremble, fiévreux. Il peine à reprendre son souffle.
— Il faut que vous voyiez, ça. Je ne peux pas le faire seul... Il faut la sauver avant que Paramón ne la cache ! Il est parti pour le moment.
La terreur lui brise la voix, mais il brandit sous mon nez un trousseau de clés :
— La... La Commandante, elle doit venir aussi. Ou le Capitaine. Quelqu'un d'autorité. Quelqu'un de la Garde ! »
Il ne parvient pas à nous en dire davantage.
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Merci de votre lecture !
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