Chapitre 19 - L'aide
La fête de la Capitale est à son comble et rutile de couleurs sous les guirlandes de papiers et de fleurs des prés. La sécurité a été renforcée en raison des rues gorgées de monde. Le défilé de brocards et d'or sur la grande estrade vient de s'achever. Placée au pied de la scène, j'ai pu discerner jusqu'aux ornements des bottines, espadrilles, babouches, ghillies, mules, albarcas, sandales et sabots des émissaires.
Non loin, un banquet extraordinaire se prépare dans les cuisines du château. Ryön m'a rapporté que j'y serai l'invitée d'honneur. Pour me convaincre de ne pas m'y rendre en traînant les pieds, il m'a glissé à l'oreille quelques-unes des douceurs qui y seraient servies. Dix services seront nécessaires, entrecoupés d'entremets durant lesquels des spectacles égaieront les conviés. Le Capitaine a évoqué un hypocras aux graines de paradis pour adoucir des jambons de bélier ainsi que de la chair de sèche assortie de sept sortes de potages de légumes, sans oublier la très réputée eau de source des Elfes pour accompagner des vautours, des faisans et des coquillages ou encore un vin de pêche pour associer les saveurs des flans à la cannelles et des oranges frites.
Soudain, la Doyenne Gurreal harangue la foule dans une attitude impériale et me désigne du doigt. Elle articule haut et fort mon véritable nom : Jehanne Ferrières.
Le cauchemar ne se fait pas attendre.
La rumeur se propage tel un feu en s'amplifiant. Des milliers de regards brûlants de curiosité ou de stupéfaction se braquent sur moi. Des gardes Adayoshs armés, vêtus de grosses mailles de métal me font traverser devant une foule de sarafanes, bustiers, kurtas, tabliers ethniques, corsages brodés, châles tissés, jupons superposés, tuniques à motifs, parures en perles, manteaux de soie, robes cylindriques, voiles transparents, tresses enrubannées, serre-têtes dorés, hautes coiffes coniques, bérets à gros bourrelets et bandeaux de plumes et d'os. J'atterris sur l'estrade.
Je comprends mieux à présent, pourquoi j'ai trouvé cette jolie robe grenat sur mon lit ce matin !
Chancelante, le front perlé de transpiration, je fais face à l'impressionnante population.
On me présente. On rappelle mes modestes contributions. Mais on parle surtout de Charles, le Héros de la Confédération. On me laisse tout le temps nécessaire pour rivaliser avec ses exploits. Qu'on se montre patient avec moi, j'ai toute la vie pour me mettre à son niveau.
La foule en liesse me renvoie des tonnerres d'applaudissements. Le plancher vibre. Abrutie, je redescends, la vue voilée. On me touche, on me prend les mains, on s'incline, on se frotte à moi et je suis sur le point de vomir.
Sa jupe relevée aux mollets, les joues rose vif et le souffle court, Firouze joue des coudes et me tend les bras. Je la repousse en un réflexe. Excédé, Ryön m'attrape, m'entraîne à l'arrière de la scène et me fait asseoir de force.
Ma tête bourdonne. À rebours, les sensations de l'attentat dans la serre me reviennent. Je parviens à articuler :
« De l'eau.
— Je reviens » m'assure Ryön.
Sa voix est lointaine. Ma respiration siffle et mes mains se tétanisent. Je me recroqueville en me concentrant sur une file de fourmis noires qui évite mes bottines en feutre. La colonne d'insectes décrit un grand arc de cercle autour de moi, même si quelques fourmis sortent parfois du rang.
Au lieu des explosions et du vacarme des structures métalliques qui s'écroulent, je reconnais le timbre angélique de Tasun qui a pris ma place sur l'estrade. Je devine que Tirelire l'accompagne en jouant du pipeau et que Chaff a mis en route des boîtes à musique. Ils font diversion. Ils avaient tout prévu. J'entends les Représentants, déjà ivres, insister pour que le Capitaine se joigne à eux. Mais Ryön a dû se retrancher dans l'ombre, surveillant la foule le temps qu'on lui apporte de l'eau.
Derrière les gardes armés qui m'entourent, surgit une frimousse adorable sous une tignasse en bataille. Le garçon est perché sur des palettes de bois entassées en quinconce. Le front et les joues rougis par le soleil, il me fait de grands signes de bras.
« Psssst ! Psssst ! Traverseuse !
— Seramus ! ».
Les gardes me laissent me frayer un chemin jusqu'à Seramus. L'adolescent paraît surpris que je me souvienne de son nom et manque de dégringoler en descendant de ses palettes. Je maintiens les cageots tant bien que mal, le temps que ses bottes terreuses atteignent le sol ferme. Il s'essuie rapidement les mains sur ses guenilles toutes crottées.
« Alors, vous êtes bien la Traverseuse ? Celle qui a inventé les briquets ?
J'acquiesce d'un mouvement de tête. Le garçon est dans tous ses états.
— Je me suis dit aussi que c'était étrange qu'une Humaine ait l'accent elfique !
— Qu'y a-t-il, Seramus ?
— Chez Beorhtio, vous étiez comme... Aspirée par la fresque. Vous cherchez un portail, je parie !
Oscillant entre l'inquiétude et l'excitation, je me contente de confirmer son assertion.
— Oui, j'en cherche un. Sais-tu quelque chose à ce sujet ?
— Je ne suis pas sûr, mais il y a des notes chez Paramón. Je n'ai pas réussi à les déchiffrer, mais elles mènent au marché noir.
— Où est le marché noir ?
— Dans les souterrains. Je n'y suis jamais allé, c'est dangereux, il paraît. Mais c'est de là qu'il ramène ses marchandises et ses renseignements, s'empresse-t-il d'ajouter. Les portails sont tabous et tout ce qui est prohibé, on le trouve au marché noir.
Un regain de méfiance m'arrache à mes désillusions :
— Tu sais que je suis placée sous la protection du Capitaine. Il pourrait arrêter Paramón sur-le-champ.
— Il ne le fera pas. Le Capitaine aussi semblait intéressé par le portail.
— Il rend avant tout des comptes à la Capitale. Qui te dit qu'il ne vous dénoncera pas, toi et Paramón ?
— Le Capitaine est bon et juste. Tout le monde le sait.
— Pourquoi m'aides-tu, Seramus ? Combien d'argent demandes-tu ?
Sa frimousse anguleuse se décompose.
— Rien. Aider une Traverseuse, c'est une occasion unique dans une vie. Vous ne vous réalisez pas à quel point vous êtes célèbre ! Et vous... Vous auriez vu votre visage quand vous avez compris que le portail n'était plus dans la fresque ! Ça m'a ému, comme lorsqu'une bête a une patte prise dans un piège. Parce que vous êtes piégée dans ce monde, pas vrai ?
Devant mon silence, Seramus se justifie encore :
— Quand je vous ai vue sur l'estrade, rouge comme une pomme, ça m'a tout retourné. Vous n'êtes pas à votre place.
La remarque me tire une grimace. Ce garçon a beaucoup trop d'empathie. Il se racle la gorge, soudain enroué.
— Vous ne voulez pas de moi, c'est ça ? Je comprends... souffle-t-il dans un filet de voix. Je n'essaie pas de vous rouler. On pourrait faire venir un Kovewalt pour vous rassurer... Mais lui il en demanderait, de l'argent.
Il s'apprête à exécuter une courbette pour s'éclipser lorsque je le retiens par le bras.
— Comment obtenir ces notes ?
— Je peux les emprunter pour vous, mais ce n'est pas dit que vous arriverez à les déchiffrer. Moi, j'y ai passé des jours sans réussir...
— Les emprunter, hein ? Ce ne serait pas la première fois, n'est-ce pas ?
Il a un sourire gêné.
— Paramón ne me laisse rien toucher qui ait de la valeur. Surtout pas les livres. Alors, je les enlève discrètement et je les remets à leur place. Il ne s'est jamais aperçu de rien.
— Tu sais donc lire.
— Oui, Maître Beorhtio m'a appris.
Malgré son éducation, Seramus me paraît bien naïf. Face à mon indécision, ses yeux noisette se font insistants :
— Alors vous venez ? »
Mon ventre se noue légèrement en pensant que j'enfreins le commandement du Capitaine. Mais la proposition de Seramus est trop alléchante pour y résister. Les riverains sont encore massés sous les arches banderolées. Aux sons de trompettes, certains se sont mis à danser. Sans plus réfléchir, je file avec l'adolescent.
Une fois échappés du centre de la ville, celle-ci paraît dépeuplée. Nous empruntons au pas de course un labyrinthe tortueux de ruelles. L'atmosphère de la ville basse est chargée d'odeurs nauséabondes et de geignements discordants. Des mendiants croupissants et pouilleux tentent l'aumône dans des chemins dérobés, mais nous les dépassons sans un regard. Mon souffle râpe ma gorge. À plusieurs reprises, je manque de trébucher sur les pavés déchaussés. Enfin, haletants, nous parvenons à une allée qui empeste l'urine et les excréments.
« Nous y sommes ! » halète Seramus.
Les lèvres asséchées par la course, je pose les mains sur mes cuisses pour reprendre ma respiration. Sentir tout mon corps travailler me réconforte. Il est encore là, prêt à me servir.
La boutique de Paramón est une caverne mal éclairée à l'air fétide. Les pavés, incrustés de crasse, exhibent une texture grasse et sont souillés de diverses taches. Les meubles, quant à eux, portent le poids de la négligence, enveloppés dans une saleté accumulée au fil du temps, tandis que des toiles d'araignée pendent de manière spectrale aux poutres noircies.
Seramus ne me le cache pas, la plupart des objets vendus ont été mis en gage ou volés. Les étagères et les tables de fortune croulent sous le poids d'outils étranges. Le plafond est très haut, balayé de tentures et de rideaux ternis par la poussière. La pièce sent fort la bête et le renfermé.
« Comment me justifier si Páramon découvre que les notes ont disparu ? se demande Seramus en se mordant un ongle bruni de boue.
Pâle, il me jette un coup d'œil inquiet. Sa détermination prend le dessus.
— J'aviserai !
Tout noueux qu'il est, l'adolescent se décide et soulève de lourds ouvrages dans un coin de la pièce. Il en sort un morceau de toile plié en quatre.
— Les voilà !
L'excitation me gagne. Une sensation grisante, celle du risque et de la découverte, me prend aux tripes. Seramus souffle de la poussière pour recouvrir l'endroit où il a extirpé le morceau de parchemin et ne laisser aucune trace de son chapardage.
— Je ne sais pas qui est Paramón, mais il saura que quelqu'un lui a volé ce document. Quand reviendra-t-il ?
— Il est en ville pour assister à la fête. C'était le moment où jamais, réplique le garçon. La dernière fois, il est revenu des souterrains avec des brûlures et ne risque pas d'y retourner de sitôt. Avec un peu de chance, il ne remarquera rien. Juste...
Sans gêne, il déplie mes doigts et dépose le carré de papier dans ma main.
— Vous pourrez me le rapporter chez Beorhtio ? C'est trop risqué ici.
Je n'ai aucune envie de retourner chez le Mage, mais en l'absence de photocopieuse dans ce monde, je devrai remettre ces notes au garçon.
— Entendu. Merci, Seramus. Si tu me cherches, tu pourras me trouver auprès du Quatuor, à l'arrière, dans l'atelier. Sais-tu où se trouve la boutique ?
— Bien sûr. Tout le monde a entendu parler d'eux. Il paraît qu'une grosse poule livre leurs colis !
Avant que j'aie pu esquisser un sourire, Seramus enchaîne :
— Je peux vous poser une question ?
— Je t'en prie.
— Vous qui connaissez les Elfes de près, vous les trouvez comment ?
Pressée, j'énonce le premier adjectif qui me vient.
— Impressionnants.
— Moi, ils me font peur. Leur apparence... On dirait qu'ils existent pour surpasser toutes les autres créatures. Vous savez, dans les premiers temps, les Traverseurs leur ont prêté de drôles de surnoms.
— C'est-à-dire ?
— Succube, kitsune ou qrinah pour la femelle Elfe. Incube, dorlis ou faru rab pour le mâle, récite-t-il d'un air savant. J'ai aussi lu faux-anges et bons-démons.
— À bientôt, Seramus. »
Troublée par cette énonciation, je lui tape sur l'épaule et fonce à la taverne de Grinalím. Inutile de rentrer à la maison affronter une Humaine délatrice et un Elfe incube qui veut me mettre au cachot.
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La tavernière a le sens du spectacle et de la fête. Elle a fait clouter aux poutres des ribambelles de guirlandes florales et disposer de somptueux bouquets sur les tables. Un orchestre hétéroclite joue tout son soûl au milieu de la pièce autour duquel valsent les Gnömes serveurs juchés sur leurs patins à roulette, transportant vins, bières et liqueurs lorsqu'ils ne sont pas eux-mêmes trop abîmés par l'alcool. Grinalím leur a exceptionnellement fait goûter ses largesses. Elle-même danse autour des tables en entraînant les clients par les bras.
La Hardu plantureuse accourt au moment où je franchis le seuil. Ses mains dodues relèvent les pans de son tablier, découvrant des mollets gros comme ses bras.
« Le Capitaine vous cherche partout !
Elle hèle d'une voix forte un Gnöme encore sobre et lui murmure à l'oreille. Celui-ci retire ses patins, enfile une petite veste et s'éclipse par ce qui ressemble à une grande chatière creusée dans le mur.
Grinalím se retourne sur moi en faisant des non de la tête et en roulant des yeux.
— Ma petite, vous allez passer un sale quart d'heure. Prenez une part de gâteau au miel et une bolée de cidre. Je vous les offre.
Sa bouche charnue parfaitement dessinée se plisse :
— En fait deux bolées.
Elle plisse les yeux puis souffle :
— Je vais chercher une carafe ! Installez-vous et ne bougez plus !
— Avez quelque chose de plus fort ? Je vais en avoir besoin. »
Moins d'une heure plus tard, le Capitaine fait irruption dans la taverne, la main crispée sur sa dague. Ses cheveux neigeux sont en bataille, ses yeux tirés luisent comme ceux d'un tigre et sa lippe n'a jamais été aussi courbée vers le bas. Il est terrifiant.
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Merci de votre lecture !
N'hésitez pas à me donner votre avis sur cette histoire !
Je vous souhaite un bel été ! ;)
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