Chapitre 18 - La poursuite de l'éphémère
Tirelire nous a donné l'adresse du dénommé Beorhtio sans proposer de nous y accompagner. Chaff s'occupe de son prototype de maison volante, Tasun craint Ysma et Hroaar n'a pas réapparu depuis qu'il s'est interposé dans le probable esclandre causée par Therrar en ville.
Je suis prise de compassion pour Ysma : le collier lui a été envoyé par sa fille. La réaction et les remords de la Commandante attestent de la complexité de leur relation. Ysma le clame haut et fort : elle n'est pas née pour être mère, mais pour être la Commandante et à son avis, les deux sont incompatibles.
Contre sa volonté, Ryön me suit. Le Capitaine n'avait pas prévu cette escapade et laisse transparaître son agacement. Toutefois, il ne peut se résoudre à me laisser entre les mains d'une géante désorientée qui risquerait de me blesser. Ryön ne s'est pas étonné outre mesure de son accès de rage, ce qui laisse penser qu'il a déjà été témoin des désordres psychologiques d'Ysma.
Nous frappons à la porte d'une bicoque située dans un quartier non loin de la boutique du Quatuor, dans la ville haute. Au moment où Ysma s'apprête à frapper, on entend des bruits d'éclats de verre, des meubles bousculés, suivis d'un son sec et d'une sorte de glissement sur le sol comme si quelqu'un s'y traînait en gémissant.
Je m'attends à trouver un vieillard, mais un adolescent gringalet aux cheveux bouclés comme un mouton nous ouvre, la tête rentrée dans les épaules. Ses bras sont couverts de coupures et l'une de ses joues est écarlate. La trace d'une main y est imprimée.
« Bienvenue chez Beorhtio da Núcleo, Mage orfèvre. Astronome à ses heures perdues, se sent-il obligé d'ajouter d'une voix frêle.
— Réparez-vous les bijoux envoûtés ? s'enquière Ysma en lui montrant les débris dans ses paumes grandes ouvertes.
Le garçon opine timidement et s'efface devant nous.
Nous pénétrons dans la demeure mal éclairée aux poutres basses. Ysma jure en se cognant la tête au barreau d'une échelle. À l'instar de Ryön, elle est contrainte d'avancer en pliant les genoux.
Au centre de la pièce trône une table circulaire où sont posés un assortiment de coupelles, fioles, creusets, cambroirs, baguiers, archets, un astrolabe et de multiples bougies aux flammes élancées attaquant vivement la cire. L'atelier est sommairement aménagé, à l'exception d'un gros fauteuil usé et orienté vers une fenêtre étroite. Il flotte une odeur de vieux meuble et de papier brûlé. Les murs lambrissés sont éraflés de toutes parts et le sol en pierre noire, un signe de richesse, est jonché d'éclats de cristal. À leur vue, Ysma se crispe.
Une drille serrée dans sa main noueuse, un homme âgé apparaît derrière de lourds rideaux en boitant. Il nous salue d'un bref mouvement de tête qui dévoile une calvitie. Son visage émacié est paré d'une honorable barbe grisonnante, taillée en pointe et s'étendant fièrement jusqu'à son poitrail. Sur sa figure grave et desséchée, l'homme exhibe des tatouages propres aux Mages. Drapé dans une longue étoffe violine qui le couvre de pied en cap, Beorhtio est bien mis et son apparence se veut soignée, en contraste avec l'allure pouilleuse de son assistant.
L'orfèvre ne porte aucune attention au crâne rouge et échevelé d'Ysma, mais il se concentre sur ce qui étincèle dans ses paumes. Il chausse des lunettes métalliques et, se penchant, écarquille des yeux chassieux.
« Votre bijou a dû passer sous des sabots Adayoshs pour se retrouver dans cet état ! s'exclame-t-il d'un ton peu amène.
Son regard professionnel, grossi par ses verres, évite l'expression contractée d'Ysma.
— Seramus, ma lentille d'agrandissement !
Le garçon aux mèches folles se précipite sur des tiroirs, la tête engoncée au plus profond de son torse.
— Si vous voulez bien déposer les morceaux dans ce récipient, suggère l'orfèvre en tendant un bol en terre cuite à Ysma.
Au gémissement de Seramus, on devine qu'il vient de se planter une écharde dans le doigt. Sans prendre la peine de se retourner, Beorhtio soupire lourdement, inspecte le bol et se tourne de nouveau vers nous.
— Commandante, Capitaine, damoiselle, énonce-t-il sèchement en se triturant un lobe d'oreille. La réparation sera onéreuse.
Pâle, Seramus fait volte-face.
Ses traits juvéniles se teintent d'un sentiment de crainte révérencieuse. À pas lents, il s'approche et observe Ryön d'aussi près qu'il l'ose. Au claquement de doigt de son maître, il se remet à farfouiller dans le tiroir. Son expression se mure dans une rébellion muette.
— Fichtre, quel incapable ! Où en étions-nous ?
— Faites au mieux, répond Ysma d'un ton déprimé en sortant une bourse rebondie de son plastron.
— Dans cet ouvrage, le plus difficile sera de reconstituer le vœu.
L'adolescent apporte sa loupe à Beorhtio en manquant de trébucher dans son habit. Sa toilette, trop grande pour lui, aurait mieux convenu à un Hardu ventru.
— Quel empoté ! Ramasse-moi tout ce cristal ! » se fâche le maître.
Le garçon s'exécute en silence pendant que Beorhtio achève son expertise de ses mains ridées et couvertes de tâches de vieillesse. Ses jointures noueuses font danser ses veines bleues et saillantes dans un ballet d'agilité insoupçonnée.
Prise de pitié pour le garçon, je m'avance pour l'aider, mais m'immobilise à la seconde. Derrière la table, je découvre sur le mur une fresque en relief dépeignant l'épopée des Traverseurs. Du noir, du blanc du rouge, du jaune et du vert. Aux pigments des couleurs, j'en déduis qu'elle est ancienne. On a dû utiliser du schiste carbonifère, de l'hydroxyde de calcium, de l'hématite et du silicate de cuivre. Ces éléments n'ont pas survécu au temps et à l'activité de cette pièce. En revanche, en plein milieu du mur, un portail est peint en feuille d'or élimée.
Ryön me rejoint et examine attentivement le dessin. Accroupi, il suit du doigt les lignes et les remonte jusqu'au plafond en dépliant ses jambes. Il ressemble à un chat qui s'étire... Sauf que son étirement ne prend pas fin. À mon coup d'œil incrédule, Ryön se rapetisse et reprend sa taille habituelle, à peine gêné par cette élongation inhumaine.
Son verdict est sans appel :
« Pas d'empressement, Jehanne. Il n'y a plus rien à en tirer. Cela fait des siècles qu'il n'est plus utilisable.
Seramus vient vers nous, de la foulée discrète de celui qui sait se cacher rapidement. Il étend ses bras minces comme des brindilles pour désigner l'encadrement mural.
— C'était un portail, pas vrai ? s'enquiert-il d'un sourire appréhensif.
La déception me gagne. J'aurais espéré qu'il en sache plus que nous.
— Qui l'a dessiné ?
Il hausse ses maigres épaules.
— Mon maître a succédé à ses aïeux. Cet atelier est l'un des premiers de la Capitale, vous savez...
Les mots de la langue commune s'emmêlent dans ma tête. J'ai l'impression de ne plus savoir parler.
— D'où venaient ses aïeux ?
— Marvão, qu'il dit mon maître. Mais on ne sait même pas où c'est.
Le nom du lieu sonne portugais. J'ai le cœur au bord des lèvres.
— Ma branche maternelle, elle, venait de Corcaigh. Ça non plus je ne sais pas où ça se trouve.
Ryön se penche sur nous et ébouriffe la tignasse châtain de Seramus à qui il glisse une pièce.
— Garçon, reste-il des traces des incantations effacées sur cette fresque ?
Seramus empoche l'argent maladroitement.
— Non, répond-il sur un ton d'excuse. Mais Paramón aussi a traqué les portails.
— Qu...
Une main veineuse attrape Seramus par la nuque et le projette contre la table. Son corps rebondit brutalement sur la surface avant que sa tête ne tape contre la dalle. En larmes, le garçon s'enfuit de l'atelier en faisant chuter au passage l'astrolabe. D'un réflexe prompt, Ryön rattrape l'objet de justesse et le repose sur la table encombrée. Pour se tranquilliser, il sort son porte-bonheur et le presse dans sa paume.
Ysma est partie de l'atelier sans que l'ayons remarqué.
— Je pourrai expertiser la pierre dans votre main, suggère Beorhtio d'un œil intéressé.
Ryön décline poliment.
— Ah ! Fichu soit ce petit-fils... ! ronchonne le vieux Mage dont le sang afflue sur le visage. Je le forme et voyez la reconnaissance que j'obtiens ! Les astres avaient pourtant prédis qu'il serait le plus talentueux de la lignée ! Quel imbécile j'ai été de convaincre ses parents de se saigner pour l'éducation de ce bon à rien ! Bon à rien d'autre qu'à se prélasser auprès des bêtes ! Il les soigne toutes, vous m'entendez ? martèle-t-il, tout congestionné. Jusqu'aux scorpions et aux rats, au lieu de se concentrer sur les pierres ! Et les plantes ? Qu'il m'en parle de ses fichues plantes ! Il a encore dû filer chez cette pourriture de Paramón !
Ryön affiche un sourire ambivalent, les commissures de ses lèvres pointent dans des directions différentes. Hormis ce détail, tous ses muscles paraissent gelés.
— Qu'y a-t-il de mal à prendre soin des bêtes et des plantes ?
— Quel mal ? Cela ruine mon apprentissage ! Vous êtes, par votre nature elfique, un être sage, n'est-ce pas ? Même parmi votre peuple on s'en tient à des principes d'enseignement ! Cet avorton se plaint que les leçons sont trop dures, inintéressantes et il s'échappe dans la forêt pendant plusieurs jours, à des lieues d'ici ! Pas faute de le corriger, mais il ne fait que ce qui lui plaît !
Ryön soutient son regard accusateur.
— La rigueur de votre enseignement n'a pas exclu la sénilité.
Écarlate, Beorhtio suffoque d'indignation.
— Nom du Chêne Doré ! Voyez qui parle ! Sortez immédiatement ! aboie-t-il de ses dents jaunies en nous pressant à la sortie.
— Viens, Jehanne ! Assez traîn...
Je freine des deux jambes alors que Ryön me tire vers la rue. M'agrippant au chambranle de la porte de toutes mes forces, j'interpelle Beorhtio :
— Qui est Paramón ?
Il arrache mes mains de sa porte en me criant dessus :
— Un gourou de l'animisme ! Un Druide clandestin ! Ou que sais-je d'autre ? Maintenant, partez ! Et ne revenez plus ! »
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Ryön s'est mis en tête de retrouver Paramón et Seramus, mais sans succès. Pour l'heure, la Capitale fête son anniversaire et les réjouissances battent le plein dans les rues.
Ce spectacle ne retire rien à mon trouble car le doute me taraude. La même question tourne inlassablement dans ma tête : depuis combien de mois ai-je réellement atterri à Fendôr ? Dans cet espace caché, le temps prend un autre sens. Ici, même la durée des saisons varie.
À en juger par l'évaluation et les projections de Ryön, fondés sur sa propre expérience vécue avec Charles, tous mes calculs seraient faux. Car ce sont deux années et non une seule qui se sont écoulées !
Cette réalité me saisit. Je mesure l'insuffisance de mes travaux et mon manque d'efficacité à faire progresser ce monde. La Doyenne Gurreal avait raison : je ne suis pas à la hauteur de la tâche. Ryön lui, estime que mon manque de perspicacité est révélateur de mon acclimatation à mon nouvel environnement.
Sous les fanions colorés battus par la brise, une Adayosh aux cornes d'ivoire glisse un collier de fleurs tressées autour de mon cou. Je lance en l'air un écu qu'elle attrape au vol, au moment où je surprends un enfant Kovewalt qui s'est empressé de dévorer mes pétales.
Les Elfes ne célèbrent pas leurs anniversaires, mais Ryön m'a attribué un jour symbolique à partir du calendrier commun. Il a choisi celui correspondant à une fleur, mais cette attention me donne un repère que j'aurais préféré oublier. L'avenir s'est assombri d'un coup.
Au cœur du tourbillon des festivités grandioses, les Représentants ont organisé un bal public et invité les suzerains de tout Fendôr. Ils sont là, sous nos yeux, plusieurs dizaines d'individus magnifiquement parés, salués par une foule en liesse. Tous portent les attributs de leurs localités. On applaudi les gens du Zahel et du Val pour avoir entrepris un si long trajet. Le même accueil est réservé aux Kovewalts venus de Derhavaten, aux Hardus de Thaldrûm, de Dûnedor et du Haut Karzak, aux Adayoshs du Plateau Nokomis et des Prairies Vertes, aux Urhoqs du Kraï et aux Gnömes d'Ethelys. Une poignée d'Elfes a répondu à l'invitation depuis la Cité, la Forêt d'Erogwin et même celle d'Escëlind. Tous ont traversé la moitié de leur globe pour se rencontrer et raffermir leurs liens diplomatiques. À mon grand soulagement, Lothràl est absent et a mandaté Melröd.
Cette fête me laisse le vague à l'âme. Le roi Elfe ne m'a plus sollicitée et mon unique lueur d'espoir pour quitter ce monde réside dorénavant en ce mystérieux Paramón.
La tristesse et la confusion me gagnent lorsque je pense à ces derniers mois passés auprès de Ryön. J'ai travaillé, observé et dessiné sans relâche et sa présence, à la fois douce et vibrante m'a emplie de sérénité. Notre attachement l'un pour l'autre ne fait plus l'ombre d'un doute. Sa bienveillance m'enchante et notre entente si naturelle tisse des liens de plus en plus solides entre nous.
Ryön m'a confié qu'il avait depuis longtemps perdu sa capacité à apprécier l'instant présent, un état dont il estime qu'il résulte de son grand âge. La lassitude le ronge parfois.
En effet, la longévité des Elfes peut se muer en un fardeau pesant, mais cette tendance porte également en elle la noblesse de leur identité : une longue espérance de vie enrichit le monde elfique de connaissances et de lumière. Leur conscience collective et leur mérite résonnent dans l'âme de ces êtres évolutifs qui traversent les âges par amour pour les générations futures. Malgré cet objectif louable, les guerres apportaient aux Elfes l'éventualité de périr prématurément, mais l'Armistice leur a confisqué cette soupape.
Depuis sa confession, je me suis mis au défi de stimuler Ryön et d'égayer son existence au quotidien. J'ai saisi au vol chaque expression de son visage, son attitude, ses émotions, postures et gestuelles. À son insu, j'ai capturé la grâce de ses traits et les ai croqués dans mes carnets. J'ai renoncé aux plans d'aspirateur et de plaques de cuisson car Ryön est devenu ma source d'inspiration à part entière. Peu à peu, cette multitude d'esquisses a livré ses secrets en révélant un portrait de lui que nous ne connaissions ni l'un ni l'autre.
Encore aujourd'hui, mes mains s'appliquent à tant de précision que mon cœur bat davantage à chaque page tournée. C'est à travers mes yeux et l'exercice de mes coups de crayon que Ryön se redécouvre. Il s'amuse à se retrouver dans ce jeu de miroirs dont il ne soupçonnait pas les dimensions cachées.
Mon acharnement a porté ses fruits. Désormais, son regard tout neuf se joue du mien et jour après jour, il rit de bon cœur à l'instant retrouvé. Sa joie couronne tous mes efforts car une passerelle s'est finalement bâtie entre nos mondes. Grinalím le confirme : en dépit de la crise de l'Exposition Universelle, elle ne l'a jamais vu aussi heureux.
Chaff aussi apprécie mes palettes de couleurs et mes profusions de détails. Je l'aide à mettre sur papier ses idées. Un trait graphique par ci, une proportion réajustée par là et il renverse sa boîte à outils dans un éclair de génie : supporte-fiole rotatif, balaye-rue tiré par des chevaux, arroseur automatique, pointeur d'entrée, grattoir vertical mécanique pour retirer les puces, tout y passe. Ses visières de protection rabattues sur ses bésicles sont noires des fumées de son chalumeau. À défaut d'être utile à la Capitale, je le suis auprès d'un véritable Inventeur qui parvient enfin à faire durablement tourner son atelier.
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Merci de votre lecture !
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