Chapitre 13 - L'aïeul
Un voile se pose sur mes yeux.
« Ferrières ! Je m'exclame. Ferrières !
Ryön recule.
Pétrie d'incompréhension et d'une colère sourde, je me tourne vers lui :
— Fourbe ! Charles et moi portons le même nom !
Mes cris ont suscité les regards intrigués des visiteurs. Ryön me prend fermement par le bras et m'attire derrière un grand oiseau de métal à vapeur. J'ai la gorge serrée.
— Je n'étais pas certain que vous soyez de la même lignée. J'ignorais si Ferrières s'inscrivait comme un patronyme répandu dans ton monde.
— Il ne l'est pas !
Je me suis mordu les lèvres et un goût de cuivre infect s'immisce dans ma bouche.
D'un ton compatissant, Ryön se reprend :
— Charles évoquait fréquemment son fils, Alfred.
— Alfred était le prénom de mon arrière-grand-père ! Où vivait Charles ? Dans quelle région ?
— En Ardèche, dans un lieu qu'il appelait La Souche. »
Un flash m'éclaire en un instant : les rails perdus dans la forêt d'Ardèche. Ils n'étaient pas là par hasard. Charles le Traverseur était mon aïeul et il tramait quelque chose !
Ryön se dresse devant moi, immense avec ce regard glacial qui me calme sur le champ. À voix basse, il m'explique la situation avec patience et indulgence :
« Charles Ferrières est considéré comme le père des Inventeurs et en a créé la Corporation. Héros des derniers siècles, il initia l'ère de la Révolution Industrielle à Fendôr. Et pourtant, ce n'est pas là son unique prouesse : Charles accomplit l'exploit de circuler entre nos deux mondes durant de nombreuses saisons, rapportant régulièrement des inventions.
— Charles a retraversé ? Tu contredis les écrits des bibliothèques !
Il s'assure que notre conversation demeure à l'abri d'indiscrétions et me fait signe de baisser le ton.
— Oui, ses traversées étaient un secret entre lui et moi. Mais plus il voyageait et plus sa santé en pâtissait. Son souffle s'éteignit vers soixante-cinq printemps Humains. Après sa disparition, les portails se refermèrent mystérieusement.
— Comment mon aïeul s'y est-il pris pour traverser les mondes ?
À la façon dont il plonge la main dans sa poche à la recherche de sa pierre porte-bonheur, je devine qu'il n'a pas la réponse.
— Vous habitiez ensemble, pourtant !
— Il me fit simplement promettre de ne pas révéler ses périples. Nous conclûmes un pacte.
— Un pacte ? Que t'a-t-il promis pour que tu dissimules une information aussi capitale à Fendôr et aux tiens ? Et...
Je m'étrangle à moitié :
— À moi ?
— Pardonne-moi. Je n'ai su identifier d'instant propice pour te le révéler. À l'époque, Charles menaça de se tuer si l'information venait à s'ébruiter. Tant qu'il revint et honora son serment, je demeurai fidèle à ma parole. À ton égard, j'optai pour la prévenance, préférant préserver ta quiétude.
Préserver ma quiétude ? J'enrage !
— Tu as gardé ce secret jusqu'à aujourd'hui alors que Charles est décédé. Pourquoi ?
Il se penche à mon oreille pour murmurer :
— Quels malheurs surviendraient, à ton avis, si l'on déclarait qu'il existe une réelle possibilité de retraverser ? Chaque Humain en ce monde descend du tien. Une frénésie dévorante s'emparerait de Fendôr et embraserait ses terres ! Notre Confédération s'est bâtie sur l'autel de nombreux sacrifices au fil de siècles de compromis. Nous ne saurions permettre que nos équilibres politiques, fragiles comme le souffle d'une brise, soient mis en péril par l'écho de telles révélations.
— Comment Charles est-il mort ?
— Probablement dans d'atroces souffrances, répond Ryön.
Son air peiné inhabituel est la preuve irréfutable de son attachement à Charles.
— Étiez-vous amis, tous les deux ?
Il opine, le regard droit.
— Nous l'étions. J'ai failli à notre amitié en le laissant dépérir.
— Que veux-tu dire ?
Ryön me lance un regard entendu :
— Souviens-toi des affres que ta traversée infligea à ton être, consumant ta force vitale. Imagine retraverser à vingt reprises. Charles se prit de passion pour ce monde, il revint toujours avec des idées.
— Seulement des idées...
— Il n'apporta jamais avec lui d'ouvrage ou d'artefact. J'eus l'audace de lui souffler de trouver du repos quelques temps à La Souche, mais ses oreilles n'entendirent jamais mes paroles.
Il désigne le fond de la serre.
— Cette statue le représente peu de temps après qu'il se soit rétablis de son troisième voyage. Il survécut grâce aux soins intensifs prodigués par Edhelís. Ignorante de la vérité, elle ne soupçonna point ses voyages, tandis que Charles tissait un mensonge de fausses rechutes. En réalité, si l'on considère la fragilité de sa nature humaine, ses voyages étaient trop rapprochés et son corps s'affaiblissait. Un jour, il disparut et nous ne le revîmes plus jamais.
— Personne n'est informé de notre lien familial ?
— Seuls mon souverain, Edhelís et moi en sommes instruits. À ton réveil, lorsque tu prononças ton nom, elle soupçonna que tu fus sa descendante. Pour les Elfes et les êtres de ce monde, tu es encore Jehanne Falyair.
— Falyair ? Vous avez changé mon nom avec l'accent elfique ! »
Je reste muette, mais mon indignation est à son comble. On me vole maintenant mon identité ! Je veux rentrer. Revoir mes proches. Sentir leur chaleur. Entendre leurs voix. Embrasser Briant. Je donnerais n'importe quoi pour que cela arrive.
Abrutie par la nouvelle, je me laisse guider par le Capitaine jusqu'à l'emplacement du Quatuor, où je m'effondre sur une caisse à l'arrière de la tente. Chaff a écoulé le stock de briquets grâce à Tasun dont le chant envoûtant a charmé de nombreux visiteurs. Pourtant, il n'a fait que réciter dans son dialecte des recettes de cuisine : pain aux crustacés, patates douces fumées, poisson macéré dans des tubercules râpés... De son air franc et sans détour, Chaff invite désormais les curieux à passer à la boutique dans quelques semaines, le temps qu'il fabrique de nouveaux briquets. Des larmes joyeuses brillant dans ses yeux doux, Tasun trépigne car le fruit de cette vente fera prospérer la boutique le temps que Chaff élabore sur une nouvelle invention. Le fait est que si l'Inventeur est à la hauteur de ses projets et déborde d'imagination, il vit au jour le jour et entraîne les finances de la boutique dans son sillage. Chaff vit comme moi l'instant présent, ce qui pousse Tirelire à des crises d'anxiété grandioses à base de jets d'asticots dans la figure.
Le rideau tiré, les bouches de Chaff et de Tasun se mêlent sous l'œil exaspéré de l'horloger qui commence à emballer quelques horloges et boîtes à musique invendues. Assise sur ma caisse, je sens mon cœur se serrer.
Pourquoi des rails dans la forêt ? Comment mon aïeul a-t-il retraversé ? Briant aurait tout de suite compris, lui.
Cela fait si longtemps que je n'ai pas pensé à Briant. Je me rappelle ses baisers volés, sa tendresse et ses rires interminables en cascade, ses yeux pétillants, ses idées géniales, sa patience infinie pour monter des maquettes, les nuits blanches passées ensemble à travailler sur nos projets pour l'école, sa capacité à réussir ses examens en ayant pris une cuite la veille. Je les revois, ses cheveux dorés en bataille au réveil, sa démarche oscillante jusqu'à ce qu'il ait pris son premier café, sa manie de ranger les pots de confiture dans le lave-vaisselle et son portable dans le réfrigérateur, sa passion pour repeindre les murs de l'appartement tous les six mois et construire des meubles au milieu de notre minuscule salon. Je repense au nombre de fois où j'ai marché sur des vis et me suis tapée la tête contre des planches en équilibre instable sur les portes. Tout cela me manque terriblement.
Je me lève et d'un trait et traverse la serre.
À ce moment, un éclair déchire le plafond.
Une énorme explosion propulse les étals. De la fumée noire et épaisse se répand dans l'habitacle suffocant. L'incendie se propage rapidement en calcinant la végétation. Les visiteurs courent dans tous les sens, tel des rats pris au piège. Dans la panique, la foule se pousse des coudes pour chercher la sortie, rendue invisible par la fumée. Les visiteurs renversent violemment les machines et piétinent les plus faibles.
Le bâtiment est en train de s'effondrer. Je sens à plein nez l'odeur acide de la chair brûlée. Un sentiment de fin du monde me gagne. Des enfants pleurent. Des gens tendent leurs bras ensanglantés sous des gravats. Partout on s'époumone et on supplie sous les écroulements. Dans la cohue, je me retrouve clouée sous des murs de verre éclatés et des plaques de métal.
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Le bruit est assourdissant.
Je rouvre les yeux, en pleurs de voir mes mains tailladées par des éclats de verre. Mes pauvres mains !
Plus important : je suis en vie.
Quelqu'un hurle mon nom : « Jehanne ! Jehanne ! Par ici ! Regarde-moi ! Regarde la lumière ! Je suis au bout ! Rampe ! N'abandonne pas ! Rampe ! »
Je la vois, la lumière argentée. Elle ne peut émaner que d'un Elfe. Elle ne peut émaner que de Ryön.
Je me mets en mouvement. Mes paumes s'ouvrent de plus belle sous les cailloux et les morceaux de métal. La douleur est aigüe et persistante. À bout de souffle, je me traîne, jusqu'à la petite ouverture. Là, Ryön me réceptionne. Sa chevelure luxuriante m'enveloppe. Les flammes lèchent sa cuirasse sans l'atteindre. Il me rétablit de force sur mes jambes tout en continuant à me soutenir par le bras. Puis, vivement, il enfile son heaume et donne des commandements. La garde des Elfes s'aligne de part et d'autre de la serre pour freiner l'avancée des flammes. Positionnés à genoux, en appui sur leurs boucliers triangulaires et alignant leurs épaules, ils permettent aux visiteurs de les escalader comme des escaliers pour franchir le barrage de feu.
Une main agrippe la cheville du Capitaine. Un brûlé qui a perdu une jambe le supplie de l'achever. Sans hésiter, Ryön l'exécute. Un autre lui demande d'abréger ses souffrances. De façon fulgurante, il lui enfonce sa dague dans la nuque.
Térébrantes, les déflagrations se poursuivent. La sueur, le sang, les morceaux de corps carbonisés et de matériaux déformés s'amoncellent dans ce qui subsiste du dôme. Ryön donne un nouvel ordre et immédiatement, les Elfes reculent à l'unisson vers la sortie. Le Capitaine jette un regard en arrière, me soulève et détale à leur suite. J'ai l'impression d'halluciner tant ses jambes me paraissent interminables. Tout défile à grande vitesse. Léger comme le vent, fort un roc, il évite adroitement les obstacles alors que ses pieds ne semblent même pas toucher le sol.
Le soleil brûle et je n'entends que des lamentations. Les lieutenants de toutes les races se pressent devant le Capitaine en piétinant les décombres. Entre chaque directive, Ryön retire d'un geste mécanique les bouts de verre coincés dans mes plaies. Il ne m'accorde aucun regard. Chaque morceau ôté me tire des larmes et des gémissements. Mon front est moite de transpiration. J'en oublierai presque l'odeur de la chair brûlée.
Ysma arrive au galop. Elle saute littéralement de son cheval et fait signe à Ryön qu'elle prend le commandement.
Le visage dur, comme taillé dans un bloc de granit, le Capitaine se baisse pour me saisir le bras. Je fais mine de me relever et l'interroge :
« Le Quatuor ?
D'un coup sec, il me retire un gros bout de verre fiché dans le biceps. L'extraction m'arrache un cri. Ryön me laisse retomber les fesses sur le sol.
— Ils se sont échappés grâce à Plume.
Je soupire de soulagement en secouant ma robe brûlée. J'ai bien mérité qu'il me laisse choir.
— Qu'est-ce que c'était ?
— L'acte d'un terroriste Adayosh. Nul doute qu'il a été calciné.
Ryön me jette un regard qui me fige sur place :
— N'agis plus jamais de la sorte. Si tu t'enfuis de nouveau, je me verrai contraint de te confiner. »
En un sifflement, il appelle à lui la garde elfique. Une trentaine de soldats répond à l'appel sous leurs armures lisses et scintillantes malgré les chocs et la poussière. Ryön leur adresse quelques mots et tous s'alignent face au bâtiment qui continue de projeter des flammes. Face aux débris fumants, leurs torses se soulèvent en une unité parfaite. En un souffle, tous ensemble, ils font changer le vent de direction. Les flammes sont happées par une gigantesque bourrasque. Elles sont ensuite éteintes par l'eau recueillie dans le Ciliren, jetée à pleins bacs par des Urhoqs. La fumée noire se disperse lentement dans l'air.
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« Qui sont ces terroristes ?
La Doyenne Gurreal redresse sa parure nonchalamment et me considère de ses yeux noirs. Du front à la naissance du cou, une ligne jaune safran est tracée verticalement sur son visage brun. C'est sa façon d'accueillir la catastrophe : elle a peint la frontière entre la vie et la mort. En sa qualité de chamane, elle n'a que peu de temps à nous accorder. Son peuple se presse devant la herse du château pour la supplier de l'impossible : apaiser les âmes et les esprits errants, partis trop tôt dans la fumée de l'explosion.
— Ce sont des Adayoshs rebelles qui se plaignent de l'industrialisation des plaines, lâche-t-elle. Leur vulnérabilité aux moindres changements naturels leurs causent des maux.
— Ils ne sont peut-être pas suffisamment écoutés ?
— La règlementation est stricte et protectrice de leurs terres, mais des intrus profitent de failles de notre système. Nous déployons des efforts inégalés pour prévenir les incidents, mais nos ressources demeurent limitées. À défaut de pouvoir prélever davantage d'impôts, il nous incombe d'étendre le Traité du Chêne Doré à d'autres races. Les négociations sont si longues...
La voix de Gurreal est singulière. Sans être particulièrement forte, elle est posée et pleine d'aplomb. Le reflet des torches accentue l'entrelacs de ses rides en y traçant des stries d'une couleur terre d'ombre. Sous ses abords flegmatiques, sa prestance et sa fierté sont sans équivoque.
Ses quartiers aux panneaux boisés n'ont rien d'extravagant pour une personne de sa stature. Il y a des pots en terre cuite çà et là, des statuettes en bronze ou en ivoire, une lampe à cupule, une cloche double, des poignards en pierre sertis d'incrustations et des encensoirs. Il plane dans l'air une forte odeur d'herbes médicinales.
Le menton relevé, elle offre à notre vue son tatouage géométrique, une carré qui spirale à l'infini. Dans la culture des Mangroves, cette marque garanti l'accès au monde des esprits à son trépas.
La Doyenne se tourne lentement vers Melröd, le Représentant des Elfes qu'elle a invité à s'asseoir à ses côtés pour nous recevoir.
— Le Capitaine de notre Capitale, Ryön Fíldræl, a sauvé de nombreuses vies grâce au barrage des Elfes et à leur courage. Efficacité, tactique et bravoure... Sa réputation ne dément en rien ses aptitudes à protéger la population. Nous devrions mettre en commun cette tactique.
Elle pivote vers Ysma :
— Commandante, vous vous entretiendrez en ce sens avec le Capitaine dès que le décompte final des morts et des blessés aura été dressé.
Les intéressés opinent.
— Traverseuse, reprend Gurreal, vous étiez sûre de votre fait lorsque vous avez inventé le briquet. D'après l'enquête, la mèche de la bombe a été allumée avec cet outil. La production de briquets est suspendue jusqu'à nouvel ordre.
Piquant un fard d'embarras, je secoue la tête. Mon invention du briquet se voit condamnée alors que la mèche aurait pu être allumée de n'importe quelle autre façon !
— En attendant, connaissez-vous un système d'extinction de flammes ?
Mon rougissement s'accentue. L'extincteur me vient à l'esprit, mais je n'ai aucune idée de la manière dont il fonctionne. J'en parlerai à Chaff lorsqu'il sera rétabli.
— En cas, laissez-nous. »
Ryön, Ysma et moi nous éclipsons de suite.
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Merci de votre lecture !
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