Chapitre 11 - Le roi Elfe
Ryön m'amène devant le Roi Lothràl, au sommet de l'arbre le plus haut. Une procession est organisée lors de laquelle nous sommes salués par une poignée d'Elfes aux chevelures blanches et argentées, comme celle du Capitaine. Ils constituent la garde royale, m'apprend-il. Leurs cheveux ont blanchi chaque fois qu'ils ont subi une perte qui leur a été insupportable. Ils sont ainsi les plus anciens de leur race et les plus habiles en tous domaines. J'ai l'intime conviction que leur impressionnante beauté marquera profondément mon esprit jusqu'à la fin de mes jours. À l'exception de Ryön qui œuvre sur le terrain de la Capitale, ces Elfes de la garde accompagnent le roi dans toutes ses excursions.
L'accès à la demeure royale s'effectue par un escalier monumental sculpté dans un tronc. L'édifice se distingue des autres par sa taille. Chose étonnante, un chêne a poussé à même la cime. Son branchage forme une coupole qui englobe l'espace lumineux où nous sommes reçus. L'altitude est telle que l'air se raréfie. Je dois m'en accommoder alors les Elfes ne paraissent nullement affectés par cette atmosphère.
Haletante, je parviens enfin à la dernière plateforme. Tels des remparts, Edhelís et Ryön se postent entre la cour du roi et moi.
Une porte s'ouvre dans le chêne et un personnage de haute stature, à la lumière aveuglante, s'avance. Mes yeux s'accoutument peu à peu.
Le Roi Lothràl se tourne vers moi.
À sa vue, une répulsion irrépréhensible et viscérale me fait vaciller. Une crampe fige tout mon corps. La panique me suffoque.
Mes jambes se déverrouillent. Je cours vers la sortie et vomis entre deux piliers somptueusement sculptés. Épuisée, je m'en écarte à quatre pattes sous la consternation des gardes et m'adosse à un pilastre, les poings fermés, misérable. Une coulée glaciale glisse le long de mon dos. Ma tête cogne fort.
Il s'écoule un certain temps.
À présent, la main qui effleure la mienne s'apparente à un acte d'embaumement sur ma peau. À l'image de la sève qui se répand dans les nervures d'une plante, je me revivifie à son contact. Finalement mes poings se desserrèrent et j'ouvre les paupières. Ce n'est pas Edhelís, mais Ryön. Il paraît égaré. Je hausse les épaules en signe d'impuissance.
« La Lumière de Lothràl est éblouissante, mais n'avait jamais provoqué une telle réaction chez un Humain. »
La Lumière du roi aussi éblouissante soit elle n'est rien en comparaison de l'aura qui exhale de ce haut personnage. Il m'a plongée dans une sensation d'aversion que je ne n'ai pu maîtriser. Présageant d'évènement futur, je préfère me fier à mon instinct en privilégiant la prudence et m'interdire toute nouvelle réaction désobligeante.
Ryön me lorgne, intrigué :
« Nous réessayerons demain.
— Recommencer cette ascension ? Ah, non ! Faisons-le maintenant, puisque j'ai le ventre vide. »
Apparue à ces côtés, Edhelís me glisse une coupe d'eau dans la main. Ses remarquables iris verts d'eau, de véritables bijoux qui renvoient la lumière dans toutes les directions, m'influent la dose de volonté qui me manquait.
M'étant recomposée une attitude, je m'excuse platement auprès du roi Elfe qui ne paraît nullement gêné de la situation. Mon étrange animosité envers lui et ma nervosité ont fait passer mon retard de sept levers de soleil pour une fioriture. En réalité, ma réaction a choqué la cour de plein fouet, mais nul n'émet la moindre remarque.
À l'instar de ses pairs, le roi est doté d'une beauté éthérée et sans âge. Figure légendaire auprès des siens, Lothràl affiche un port et une allure que l'on peut difficilement oublier. Sa position, sa lignée et ses exploits passés commandent le respect de tous. Un mince cercle d'argent relevé de cristaux scintillants lui ceint le front et sa longue traîne de soie opaline suit ses mouvements. Magnifié par sa prestance, je ne lui trouve aucune expression sur son visage triangulaire, sinon la suffisance et le pouvoir. En témoigne le tracé de ses sourcils qui suivent la ligne de ses yeux translucides, dépourvus de cils et allongés jusqu'aux tempes. Ses traits efféminés sont ciselés aussi finement que les ornementations de la Cité et malgré cela, il m'apparaît froid et austère.
Les présentations s'achèvent avec une prudente réserve. D'une voix d'orateur, claire et profonde, Lothràl m'invite à lui exposer le récit de mon arrivée et de ce qui a suivi. Je relate les grands évènements qui se sont déroulés à mon époque après le décès de Charles. L'Elfe me toise de sa fierté royale et laisse planer entre nous le spectre de sa toute puissante autorité. Ce n'est pas un accueil, mais un interrogatoire.
Les doigts entrelacés, il se penche sur moi. Ses yeux me fixent à la manière d'un rapace. Indubitablement, son attitude contraste avec la bienveillance des Représentants.
« Ainsi, votre monde demeure exclusivement peuplé d'Humains.
— Il y a aussi des animaux, des végétaux, des champignons...
— Je sais tout cela. Il m'attriste d'entendre que les Humains sont restés maîtres de leur univers avec la nature pour seul corollaire.
— Majesté, la présence de notre race est suffisante. Nous causons des dégâts à la nature qui...
Il rit d'une voix claire. Puis son regard impérieux se fige.
— Qui vous répond ? Heureusement. Si seulement vous saviez comment l'interpréter ! Vous êtes bien chanceux d'être seuls. Les Humains coupent nos belles forêts pour en faire du bois de charpente alors que s'ils étaient naturellement résistants, ils pourraient comme nous vivre en harmonie avec la nature. Votre monde doit être un véritable chaos.
Je m'éclaircis la voix, attentive.
— Aurait-il dû y avoir d'autres créatures dans mon monde ?
Le roi se retourne et la porte du chêne pivote en silence.
— Seule la nature le sait.
Cet entretien ne peut s'achever de cette manière. La seule motivation derrière l'invitation du roi Elfe était de m'impressionner et de dévaloriser la race Humaine.
— Mon monde n'est pas un chaos.
— Il l'est. Comment pourrait-il en être autrement ? Nul besoin d'être un oracle pour le deviner. Mais ce n'est pas de votre faute. Vous êtes nés ainsi, vous les Humains : avides, colonisateurs et destructeurs.
— Pardonnez ma réflexion, Roi Lothràl, mais il me semble que vous avez des idées préconçues sur la mission que la Confédération m'a confiée. Je suis une Traverseuse, mais vous ne me faites pas confiance. Puis-je en connaître la raison ?
— À l'instar de tous les Humains, vous pensez être quelqu'un de bien et c'est précisément la raison pour laquelle vous ne l'êtes pas. Prouvez votre valeur en vous rendant utile à Fendôr et je reconsidérerai mon jugement.
Blessée, je ne trouve rien répondre. Avant de disparaître, Lothràl braque sa main ivoirine dans ma direction :
— Il m'a été fait part de votre désir de retourner dans votre monde et cela est légitime. Je ne saurais m'y opposer. Grande serait votre fortune si vous y parveniez et nous, les Elfes, n'aspirons qu'à votre bien-être. Nous vous apporterons notre soutien, Traverseuse, à condition que vous remettiez vos inventions à la Cité. Les écrits se perdent chez les Humains tandis que la parole se transmet chez les Elfes. »
Je ne suis pas de taille à contredire une telle superbe, mais j'aimerais percer le mystère de cet intrigant personnage.
On m'invite enfin à prendre congé. Dans mon fort intérieur, je pense ne pas avoir affaire à un Elfe, mais à un prédateur.
≻──── *✧* ────≺
Ryön est soucieux. Je le remarque à ses traits tirés et à son comportement inhabituel sur la terrasse aérienne dont les balustrades sculptées en forme de feuilles s'échouent dans la cascade. Il va-et-vient sur les passerelles, plonge les mains dans un bassin, guette l'horizon et grimpe aux troncs. De main en main, il fait sauter le caillou gris qui lui tient lieu de talisman. Assise sur un banc avec un parchemin et une mine, je ne parviens pas à me concentrer. Je repose mes outils et le rejoins dans son arbre.
Il m'accueille en me tendant la main pour m'aider à me hisser sur les dernières branches.
« Mon entraînement commence à porter ses fruits. Tu deviens une grimpeuse d'exception.
— Aussi bonne qu'une Elfe ?
— Non, jamais, sourit-il.
— Je me contenterai d'être Humaine dans ce cas.
Les bras suspendus, je ramène mes genoux, lance une jambe latéralement et me retrouve à cheval sur une branche plus solide. À cette hauteur, la vue est imprenable sur la cascade. Le temps de trouver mon équilibre, je me mets à l'écoute des clapotis d'une chute d'eau à proximité.
« Quelque chose t'a perturbé, outre mon malaise devant le roi.
Les rayons de lune éclairent sa peau d'une teinte argentée.
Il penche la tête, ennuyé :
— Tes dessins de Traverseuse doivent être remis à la Confédération et non à la Cité. Le partage des connaissances est l'un des piliers essentiels de la paix à Fendôr et l'un des fondements du Traité du Chêne Doré. La directive contraire de mon roi me surprend.
C'est donc ce conflit intérieur qui l'agite.
— Tu trouves cela mal.
— Il n'y a pas de bien et de mal. Il n'y a que des êtres qui pensent que les uns peuvent exister sans les autres.
— Toi, Ryön, as-tu déjà fait quelque chose de mal ?
Son visage se ferme.
— Tu devrais peut-être solliciter une audience auprès de ton roi et exprimer tes préoccupations.
Il acquiesce, la bouche serrée. Son regard se fixe au loin :
— La situation est plus complexe qu'elle ne le paraît. Mon instinct me trompe rarement. Je n'ai pas encore une vision précise de ce qui se trame, mais je flaire les ennuis. »
De notre perchoir, nous repérons la gracieuse silhouette d'Edhelís qui s'avance tel un cygne sur une eau calme. Elle nous a cherchés. À son appel, nous descendons de l'arbre.
Ryön sort de sa manche un parchemin enroulé : c'est le dessin du bosquet. Il le montre à Edhelís à qui il s'adresse à voix basse en elfique. Troublée, la guérisseuse secoue la tête et lui rend le dessin comme s'il lui avait brûlé les mains.
À mon approche, ils engagent la conversation en fendôrien. Tout porte à croire qu'ils ont eu un désaccord. Ryön se dresse de toute sa taille, droit comme une flèche. Son ton est cassant :
« La maîtrise de tes propres choix te fait défaut, Edhelís. Il faut te les dicter.
Il inspire sans m'accorder un regard :
— Jehanne, nous repartons dans trois levers de soleil. »
Sur ce, le Capitaine empoigne une échelle de roseaux et descend avec agilité en direction des racines.
Edhelís paraît dévastée. Son long cou laiteux se courbe comme une herbe. La dureté des paroles de Ryön a dû la heurter plus que je ne l'imagine.
« Vous vous sentez bien ?
Comme il est étrange de vouvoyer Edhelís alors que je tutoie le Capitaine !
L'Elfe s'assied sur le banc et étend ses longues jambes fuselées dans l'eau du bassin.
— Ryön affectionne davantage la Capitale que la Cité. Là est ma peine, de l'attendre, de me réjouir de sa venue puis de le voir repartir avec entrain vers les bêtes de fer. Pourtant, plus de six cent saisons se sont écoulées depuis que je lui ai ouvert mon cœur.
Je m'en doutais.
La beauté d'Edhelís s'intensifie lorsqu'elle pleure et sa mélancolie fend l'âme. Comment Ryön a-t-il pu lui résister ?
— A-t-il compris vos sentiments ?
— Il s'en doute, mais me juge probablement trop jeune. D'ailleurs il me traite avec la tendresse réservée à une enfant.
Elle saisit une larme dans ses doigts et souffle dessus comme si c'était un flocon.
— Nous les Elfes ne prenons qu'un seul partenaire. Nous consacrons du temps à choisir notre élu, mais nul n'a attendu autant que moi.
Je lui passe une main dans le dos. Aussitôt, je comprends que ce geste n'est pas approprié et la retire prestement.
— Ne le prenez pas en mal, mon amie, reprend Edhelís d'une voix empreinte de chagrin. Il existe un dicton chez les Elfes selon lequel ceux qui cohabitent avec des Humains se dénaturent et s'enlaidissent.
— Bien qu'il m'en coûte de l'admettre, cela ne m'étonne pas.
— Contrairement à Ryön, je suis originaire de Menelríl, la Citadelle devant la Chaîne des Hadùndar. Je me suis établie à la Cité pour suivre les enseignements de nos guérisseurs. Ryön est moins beau que la plupart des nôtres, mais je lui fus acquise dès que je le vis. Il n'a jamais été mien, mais le perdre peu à peu me brise le cœur.
— Peut-être attend-il le bon moment ?
— Son attachement aux Humains était latent et prévisible. Sa bienveillance envers eux s'est renforcée au gré des saisons en compagnie de Charles. Depuis lors, le changement s'est révélé irréversible. Ryön trouve un attrait en votre race qui m'est étranger.
— Moi, je vous envie d'être si attirants.
— C'est une appréciation sujette à la subjectivité. Les Elfes sont terriblement laids aux yeux des Urhoqs.
— Qu'en est-il vis-à-vis des Humains ?
— Je l'ignore. Au même titre que je ne sais pourquoi les Humains, les Elfes et tous les êtres sont ce qu'ils sont. Le Capitaine fait passer en priorité son devoir, favorisant ses relations avec les autres peuples plutôt que celles avec ses pairs.
— Les arts et l'histoire elfiques tels que vous me les avait enseignés sont fascinants. Mais je crois que Ryön les connait trop bien et que pour cette raison, il s'intéresse désormais aux autres races.
Edhelís reste muette un long moment, si bien que cela devient inconfortable.
— Jehanne, vous n'êtes point un fardeau pour Ryön.
Comment a-t-elle deviné mes inquiétudes ?
— Je ne lis pas dans vos pensées. Je lis sur votre visage, ajoute-t-elle. Les expressions des Humains ne sont pas difficiles à déchiffrer.
— Vous me prenez de court.
— Vous êtes belle, de bien des façons. Il ne suffit pas de paraître et d'être aimable pour captiver les Elfes. Je comprends pourquoi Ryön a poursuivi avec vous la tâche qu'il avait initialement entreprise aux côtés de Charles le Traverseur. Vous l'inspirez. »
Son murmure se noie dans le bruissement de la cascade en contrebas. Après ce discours et bien qu'ils soient de la même race, je n'arrive pas à imaginer une union entre la guérisseuse et le Capitaine. Leur disparité d'âge n'occupe pas la place centrale dans le rejet de Ryön. En revanche, leurs sujets d'intérêts et de tourments sont très différents. En dépit de cela, j'encourage Edhelís à entretenir l'espoir Je lui partage mon sentiment de solitude engendré par l'absence de Briant. En effet, son souvenir persiste sans s'évanouir, bien qu'il s'estompe graduellement. Ce nouveau monde que je découvre de jour en jour prend le pas sur l'ancien.
Lorsque nous descendons dans les jardins, la fraîcheur du crépuscule s'est installée.
Edhelís a choisi Ryön. Elle attendra qu'il se lasse et revienne à sa nature originelle. Si proche et distante tout à la fois, mon amie est comme tous les Elfes que j'ai rencontrés: difficiles à connaître, fort aisés à admirer.
・──・・ ──・──・── ・ ──・── ・──・
Merci de votre lecture !
Si le cœur vous en dit, n'hésitez pas à me laisser un petit commentaire : ce que vous avez aimé ou non, vos suggestions, critiques constructives etc. Je lis vos retours avec plaisir :)
—> ★
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top