Chapitre 10 - La vision
Alors que Firouze vient de partir, Ryön traverse la cour avec les chevaux. Enfin, il est revenu de la Cité !
Contre toute attente, il s'attarde près d'une heure dans l'écurie avant de venir me saluer.
Il noue ses longs cheveux sur sa nuque et dégrafe sa cape trempée en retirant des fibules en argent. Comme pour attirer mon attention, il les dépose en un cliquetis sur la table. Je suis assise sur le porche à contempler le magnifique bosquet de fleurs qui a poussé au pied du puits. Je l'ai dessiné lui-aussi et en fignole les détails.
Le Capitaine attrape un fruit et le fait sauter dans sa main avant de le croquer à pleines dents. Je me décale et il vient s'accroupir, léger comme le vent.
Cleón tourne autour du bosquet. Il le renifle, gratte la terre avec un sabot et va se coucher près de son frère sous l'auvent de l'écurie. L'endroit où les fleurs ont poussé est celui où j'ai vomi lorsque je suis arrivée. Je me disais bien que les pois cassés feraient un bon engrais !
Les nuages gris pluvieux stagnent dans le ciel. J'ai l'impression que tous les bruits du jardin se répercutent dans ma tête : les gouttes de pluie qui s'écrasent sur le préau, les chevaux qui mâchent leur foin dans l'écurie, la gouttière qui crisse et les battants des fenêtres qui claquent sous les coups de vent. Soudain, mon monde me manque tant que je sens les larmes poindre.
« Rien. Je n'ai rien trouvé. Les portails existent depuis des milliers d'années et personne n'a compris leur... Magie.
— Je te l'ai dit, la magie en tant que telle n'a point d'existence. Elle n'est que le reflet d'un flux d'énergie manipulé.
Ryön termine son fruit et en avale même les pépins. Puis il lève le nez et flaire la pluie qui tombe drue. Il murmure :
— Cela évoque des souvenirs. Jadis, un vieil Humain se tenait à ta place et griffonnait sur des feuilles trouées d'humidité. Il détestait la pluie, mais elle ne faisait pas obstacle à son esprit aventureux. Le corps suit l'esprit, Jehanne. Il te portera là où tu le souhaites.
Qu'est-ce donc que ce charabia métaphorique ? Je ravale mes larmes.
— Je ne supporte pas que mon avenir soit tout tracé.
C'est plus simple exprimé ainsi.
Il inspire profondément :
— Rien n'est figé.
— Lorsque tu ne me pistes pas à travers la Capitale ou me surveilles au Quatuor, Firouze regarde par-dessus mon épaule, en quête de nouvelles à porter aux Représentants.
Il ne nie pas mon assertion. Peut-être même est-ce lui qui a recommandé Firouze.
L'air se rafraîchit. J'ai passé un gilet de laine sur ma tunique, mais je grelotte. Le crépitement de la pluie sur l'auvent du porche remplit notre silence.
— Je ne suis pas la plus à plaindre, n'est-ce pas ? Mon sort est enviable comparé à celui des paysans qui dépendent de la nature pour leurs récoltes, des commerçants et des artisans en compétition, des Inventeurs qui se volent leurs idées... Je pourrais me sentir en sécurité.
— Être en sécurité t'importe peu, je le vois à présent. Ton mode de pensée est contre-instinctif, mais d'ici quelques saisons, tu te seras fait une raison. Comme Charles. Comme tous les autres Traverseurs avant vous.
— Non. Je trouverai un portail. M'aideras-tu ?
Ryön me sourit tendrement. Une petite fossette se dessine sur sa joue droite. Il cède à un caprice qui lui a été extorqué par Charles bien avant ma naissance.
— Je t'aiderai, Jehanne. Je te le promets.
Son intonation confiante me rassure. Les gouttes sont moins violentes. Bientôt, elles font place à une bruine qui n'est pas désagréable. J'ai l'impression que le ciel était rempli de mes larmes et qu'elles sont tombées dans l'herbe au lieu de rouler sur mes joues.
Les doigts fins de Ryön palpent les parchemins posés à côté de moi. Je le préviens :
— Ce ne sont pas des inventions.
Pendant plusieurs minutes, il parcourt mes dessins de la ville, s'arrête sur chaque trait de crayon, chaque tache d'encre et chaque mouvement de craie ou de pinceau.
— Tu apportes le bonheur les jours de pluie et adoucis les jours aigres. J'aime tes dessins. As-tu remarqué ? Même lorsque tu dépeins la ville, tu y intègres la nature avec une délicate attention.
Circonspecte, je reprends les parchemins et les examine. Il a raison.
Le Capitaine a gardé en main le dessin du bosquet.
— Celui-ci retient ma préférence. Est-ce cela que l'on appelle photographie dans ton monde ?
— Non, il est encore trop imparfait.
Il sourcille.
— Ton agencement des couleurs est particulièrement fin pour une Humaine. Il est dommage que tu ne distingues pas le feulís, l'ulytrope et le symlur...
— Que veux-tu dire ? Tu vois des couleurs qui me sont invisibles ?
— Six de plus pour être exact. Nous les Elfes discernons treize couleurs.
— Les Humains n'en voient que sept. J'aimerais posséder des yeux comme les tiens.
Il penche la tête, sourcils contractés.
— Pardonne-moi. Mon intention n'était point de...
— Si ce dessin te plaît tant, je te l'offre.
— Non. Je te l'achète, Jehanne l'Illustratrice.
Il a un sourire en coin :
— J'ignore si nous nous comprenons, tous les deux.
— Tu es Elfe et je suis Humaine. Une minuscule Humaine qui voit moins de couleurs.
— Si les Elfes se sont élevés, ils ne sont pas grands pour autant. Notre sagesse puise sa source dans cette vérité fondamentale : reconnaître que malgré notre quasi-immortalité, nous sommes impuissants face aux forces du monde. Toi Jehanne, tu as franchi un pas supplémentaire. Tu vis chaque instant comme s'il était le dernier, parce que c'est ce qu'il est. Au moment où tu y penses, il est déjà terminé. Quelle voix t'inspire ainsi ?
Je me demande s'il vient véritablement de m'adresser un compliment ou s'il s'agit d'une fantaisie de mon esprit.
— Dans mon monde, on m'a souvent répété que j'étais paresseuse. Je vois les choses différemment, en prenant plaisir et en trouvant un sens dans le présent. Je n'ai pas besoin de me fixer d'objectifs lointains. En fait, cela m'effraie même...
— Je te sens contrariée.
— Ma traversée a tout changé. Rechercher un portail m'oblige à me projeter.
— En ces aspects, tu ressembles à Charles... Si seule l'expérimentation te rend heureuse, alors je te guiderai à travers chaque recoin de ce monde pour que tu y découvres ses parfums, ses mets, ses sons et ses gens. »
Nombreuses sont les choses belles. Rares sont celles avec lesquelles on peut échanger. Quoiqu'il en soit, cette fois, une boule se débloque dans ma gorge. Ryön me laisse me recroqueviller et pleuvoir dans mon être.
Lorsque mes larmes se sont taries, le Capitaine me tend une pièce d'or et roule avec précaution dans sa manche le parchemin représentant le bosquet.
Nous cuisinons ensemble un potage épicé, dressons une table simple et dînons devant le feu de la cheminée. La douce odeur de résine qui en émane a achevé de me calmer.
« Lothràl, mon souverain, souhaite faire ta connaissance. Nous partirons pour la Cité sitôt que les Représentants auront été informés.
— Je n'ai visiblement pas mon mot à dire.
— Tu n'éprouveras aucun regret à entreprendre ce voyage.
— Je n'ai pas envie d'y aller.
— N'as-tu pas hâte de rencontrer le roi Elfe ? Rares sont ceux qui l'ont aperçu à Fendôr » hasarde-t-il en effleurant le bout d'une oreille effilée.
Ryön est rusé. En quelques mots, il vient de me faire changer d'avis.
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Je tourne la bride.
« Que fais-tu, Jehanne ?
— Je pars à Bois Blanc.
— Ce n'est pas ce qui est prévu et cela va considérablement rallonger notre itinéraire. Nous sommes attendus par le roi.
— Le roi attendra. Je dois vérifier quelque chose.
Cleón renâcle. En écho, Ryön s'avance sur sa monture, ses yeux lançant des éclairs. Derrière ce masque, je le devine préoccupé. Il réagit mal face aux imprévus.
— Pour qui te prends-tu ?
Je dois profondément puiser en moi la force de lui répondre :
— Je suis la Traverseuse, la seule qui soit apparue ici en cent trente ans. Étant donné que je ne peux franchir les murs de la Capitale sans ton chaperonnage, c'est ma seule occasion avant longtemps de retourner à Bois Blanc.
— Pourquoi y retourner ?
— Je veux vérifier si le portail est encore là.
— Il n'y est plus.
— C'est ce qu'on nous a rapporté. Je veux voir par mes propres yeux. Vas-tu me jeter au cachot pour cela ?
Il fronce les sourcils, mais ne trouve rien à objecter.
— Cinq levers de soleil. C'est le retard que tu nous fais accumuler et le prix de la désobéissance dont j'aurai à répondre devant le roi.
— Je prendrai ta défense.
Il feint sa joie d'un petit rire jaune qui me froisse.
— Ton concours, bien que porteur de bonnes intentions, ne saurait altérer l'opinion de mes pairs.
— Cesse de tout vouloir contrôler, Ryön. Laisse-toi aller !
Le visage renfrogné, il talonne son cheval et part détale droit avant.
— Ne perdons pas plus de temps. »
Les beaux jours s'allongent et à la clairière de Bois Blanc s'ajoutent quelques nuances de vert. Nous la retrouvons, assourdissante de bruits d'insectes et de cris d'oiseaux. Elle est identique à mon souvenir, il y a de cela presque un an.
Je m'étends sur le dos dans l'herbe mousseuse, les bras repliés sous ma nuque et me perds un moment dans la course des nuages. Rien ne vient. À côté de moi, Ryön hume les parfums de la forêt.
C'est son air animal qui me fait réagir. Un déclic se produit dans ma mémoire. Je lui demande de se positionner là où il était embusqué à l'ombre des arbres. De mon côté, je réunis tous mes souvenirs pour retrouver la trace de ma chute. Je commence à perdre espoir lorsque je croise son regard polaire. Imitant sa posture, il tend son arc, la flèche pointée dans ma direction.
À cet instant, ma vue se déforme, se dédouble puis s'obscurcit. L'image du jardin antique s'impose. Derrière la fontaine du jardin, je vois un mur dont la surface est altérée par des éclats de verre alors qu'il devrait être lisse. Ce déjà-vu m'attire, irrésistiblement.
Il est là. Le portail.
Une sensation de mirage se superpose à la vision. Le jardin s'assombrit comme en temps d'orage. De longues tuniques blanches me propulsent hors de ma rêverie.
Je reprends conscience dans le silence de la nuit. Les yeux de Ryön sont plongés dans les miens. Mon corps est tétanisé.
« Que t'est-il arrivé ?
— Je ne peux pas bouger.
— Tu es glacée.
Ryön siffle et Cleón accoure, suivit de son frère.
— Je ne sens rien.
— As-tu mal quelque part ?
— Non. Je suis... Fatiguée. »
Le Capitaine redresse mon dos, repousse mes cheveux et me fait boire de l'eau. Son contact est presque imperceptible tant il est délicat. Il palpe mes jambes et mes bras pour en dénouer les nœuds, vérifie ma pulsation et fait pivoter ma nuque tout en me maintenant suspendue à son regard anxieux. Le bourdonnement de la végétation n'a pas faibli, amplifié par le cri de rapaces nocturnes.
Ryön m'encorde à la selle. Bientôt, je m'assoupis, bercée par le galop doux, mais soutenu de Cleón.
Sept jours sont nécessaires pour que nous atteignions la Cité. Pour autant, je me souviens à peine du voyage. Il s'est déroulé comme dans un rêve éveillé. Ryön m'a couchée sur l'encolure du cheval et harnachée des poignets jusqu'aux chevilles, sa cape roulée et calée sous ma joue en guise d'oreiller.
En revanche, je me souviens du franchissement du pont et de notre entrée attendue dans la Cité immémoriale. Sous les bruissements de l'eau, Edhelís nous accueille dans sa noblesse, belle comme une étoile. Elle s'est inquiétée suite au message que Ryön lui a transmis par oiseau.
Je retrouve mon ancienne chambre. Grâce aux soins d'Edhelís, je me remets sur pieds. Elle me parle des nouvelles de la Cité et m'interroge sur mes « exploits. » J'ai plaisir à la retrouver, à admirer sa douce beauté iconique et à m'enchanter de nos échanges parlés en vieux français. Je ne fais pas état de mon malaise dans la clairière. Cette vision doit demeurer secrète. Ce sera ma carte à jouer si les évènements tournent en ma défaveur.
Il ne me reste qu'à rencontrer le roi Elfe et entendre ce qu'il à me dire.
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Merci de votre lecture !
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